•    Clarté levante
      ...et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     « Aube », Arthur Rimbaud


     L'aube donne la certitude du temps et de la lumière, et l'incertitude quant àce que le temps et la lumière vont apporter. C'est la représentation la plus adéquateque l'homme puisse avoir de sa propre vie, de son être dans la vie, puisque l'être del'homme aussi toujours se fait jour.
    María Zambrano, Discours de réception du Prix Cervantès, 1988.


     Il y a longtemps... Je me souviens... J'ai quinze ans. C'est une fin de printemps, il fait chaud, déjà. C'est le matin, dans la salle à manger, avec les rumeurs du jour venues par la fenêtre entrebâillée ? Je regarde la page et son titre : « Aube ». Je lis, je relis. Et plus je relis, plus autour de moi tout scintille, malgré le noir de la façade d'en face, les bruits de la ville, tout brûle d'un éclat qui est celui de la jeunesse et de la poésie (je ne le sais pas encore). Est-ce pour cela que, depuis,  le poème a toujours été pour moi un grain de lumière naissante, une clarté levante dans les mots ?
    Je me souviens... « J'ai embrassé l'aube d'été ». Qui « je » ? Lui ? Moi ? Tout le monde ? Personne ? Dans cette première ligne, isolée, au seuil du poème dans un temps et un espace hors du temps et de l'espace, tout se tient, tout s'embrasse : le sujet et l'été (J'ai embrassé / été), l'étreinte et l'aube (embrassé / aube) dans les deux hémistiches de cet octosyllabes qui se répondent en miroir : « J'ai embrassé / l'aube d'été ». Oui, tout est là : le je naissant et l'immensité du monde qui commence, le dedans et le dehors, indissolublement, comme pour l'à peine adolescent que je suis.
    Car, ce qui suit –– le récit de cette rencontre amoureuse –– ouvre déjà sur l'infini de la vie, même si, dit le texte, « rien ne bougeait encore », puisque tout est dans l'attente : sujet naissant et choses immobiles –– palais, eau, route, bois –– se confondent aussi dans tout un miroitement d'assonances légères  comme   J'ai  /  été  /  bougeait  /  palais  /  étaient  /  quittaient ,  mais aussi  aube  et  eau ,   aube  et  ombreaube  et  bois ... Et le temps commence, avec la marche. Le poème est une marche, un élan verbal qui éveille le langage et, avec lui, le monde : « J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit ». La traînée d'échos se propage : « embrassé » / « encore » / camps  /  réveillant  /  sans , à quoi s'ajoute, dans le prolongement du [ε] de  j'ai et sa finale masculine , un réseau d'assonances féminines qui, mieux que toute image font l'imminence de l'ouvert :  réveillant  /  haleines  /  tièdes  /  pierreries  /  regardèrent  /  ailes  /  levèrent ... Tandis que le silence clôt ce premier paragraphe, ce silence de l'aube, son immobilité :   rien ne bougeait  / route du bois / sans bruit.
    Cette ouverture est bien un commencement. A  pierreries, à  regardèrent, à  levèrent, répond première . « La première entreprise » –– entre-prise ––, la première saisie réciproque du sujet et du monde, s'incarne ici dans la « fleur ».  Première intimité (« qui me dit son nom »), pendant que les réseaux d'échos se prolongent comme le [ã] de embrassé / encore / camps / réveillant / sans, se prolonge à travers entreprise / sentier / empli et comme  le [m] de morte / marché / première / empli / blêmes / me prolonge celui du même  embrassé. De l'étreinte initiale à la rencontre de la fleur on quitte l'ombre, l'immobilité, le silence pour la lumière, le mouvement, la parole. Processus dans lequel le sujet ne cesse d'être acteur : « J'ai embrassé », « j'ai marché », « me dit »...
    Alors c'est la jubilation et l'éblouissement. Je les ai connus aussi. A ma manière. Je me souviens toujours : les fleurs aussi sur le noir de la façade d'en face, la tapisserie verte éclaboussée de lumière, le scintillement du lustre et du vase de cristal, le clin d'œil rutilant du poisson de céramique... Le monde aussi était là. Et je riais, même si ce n'était pas au « wasserfall ». Et même si ce n'était pas « à la cime argentée » mais à l'étroit ruisseau du ciel, là haut, je reconnaissais aussi la « déesse »... Extase, oui. Minuscule, peut-être, mais extase tout de même. Et c'est Rimbaud qui m'y entraînait. Dans son rire il y avait une reconnaissance –– l'expérience d'une lumière merveilleuse. Car, tel un écho lointain d'aube et d'embrassé, le wasserfall est blond, et la cime argentée répond au même embrassé . Quant à la déesse, elle est dans ce wasserfall, elle est celle qu'on embrasse : l'aube d'été...
    De wasserfall à échevela puis à « je levai un à un ses voiles », voici que la jubilation de la rencontre se mue en quête érotique. Alors, de l'allée à la grand'ville en passant par la plaine, l'espace s'élargit, s'ouvre immensément, tandis que le mouvement qui le parcourt devient précipitation –– « en agitant les bras », « elle fuyait », « et courant [...] je la chassais » ––, un élan verbal qui, comme sur les pierres d'un torrent, saute de coq à clochers à courant et à quais, nous fait passer de la marche à la course, de la campagne à la ville, de la terre au ciel, vers, plus loin, cet « immense corps » entrevu. Tandis que tous les échos de l'acte initial (« j'ai embrassé l'aube d'été ») ne cessent de se propager : [ε]/[e] –– levai / plaine / l'ai / fuyait / quais / chassais ... allée / dénoncée / clochers ...[ã] –– en / dans / agitant / grand' /courant / mendiant ... [m] –– parmi / dômes / comme / mendiant / marbre...[o]  –– (aube) / dôme... Tout se répond et se correspond : l'étreinte de l'aube est partout présente, préfigurée ou rappelée, comme dans ces quais qui sont de marbre, parce qu'en chassant sa  esse, il l'embrasse déjà.
    En effet, si la rencontre se fait « en haut de la route, près d'un bois », n'est-ce pas aussi parce que c'est toujours l'aube qu'il embrasse ou qu'il entoure maintenant de « ses voiles amassés » et qu'il sent son « immense corps » ? Et, si j'y reviens encore, près de cinquante ans plus tard, n'est-ce pas que je l'ai également un peu senti, en ce lointain matin de mai avec, entrés par les fenêtres le soleil et les bruits du monde comme exaltés, transfigurés par le poème, cet extraordinaire multiplicateur ou intensificateur de vie ? Oui, pour moi, « aube » et la vie ne font qu'un : la vie qui commence, le matin, le printemps, Rimbaud, l'aube et l'été, tout se tient là aussi, comme dans le poème où la fusion amoureuse est si intense qu'elle dépossède le sujet de sa propre identité. Ce n'est plus je mais l' « enfant » qui étreint l'aube et qui « tombe au bas du bois ».  Le sujet du poème se dissocie et se voit, comme dans un rêve. Sans doute parce qu'à cet instant précis, il ne s'appartient plus et qu'hors du temps et de l'espace, il embrasse l'aube d'été, se confond à elle et s'oublie infiniment. D'où la chute et le sommeil après l'amour.
    Et là, comment ne pas évoquer un autre des grands poèmes de la tradition occidentale : la « Nuit obscure » de Jean de la Croix. Ailleurs, j'ai déjà rapproché les deux poètes –– le voyou et le saint[1] –– et une fois encore, ici, ils se rejoignent. De la nuit à l' « aube levée », du cheminement dans l'obscur et la solitude à la rencontre avec l'Ami, de l'union amoureuse (« l'aimée en l'ami même transformée ») à l'abandon « entre les fleurs des lis parmi l'oubli », de l'attente à l'exaltation puis de l'exaltation à la perte de soi, du bas vers le haut puis du haut vers le bas, tout dans les « chansons » du grand mystique espagnol[2] préfigure le poème d'Arthur Rimbaud. Où tout le spectre de l'expérience amoureuse est aussi parcouru  –– attente préliminaire, exaltation croissante, jubilation, extase et abandon –– avant le retour au temps des montres et de la vie des hommes : « Au réveil il était midi ». Ce réveil, comme on l'a dit un peu trop facilement, n'est pas celui d'un rêve. Rimbaud n'a pas rêvé (ni moi non plus), comme dans les mauvais contes fustigés par Breton. Non, ce n'était pas un rêve : c'était la vie, intensément vécue dans et par le poème. Si intensément qu'après tant d'années, les larmes m'en viennent encore aux yeux, d'autant qu'aujourd'hui, au moment d'achever ces lignes, il est exactement midi.
    (2003).



    [1] « Le voyou et le saint », Coup de soleil (Michel Dunand, 12, avenue du Trésum, 74000 Annecy) n°58, juin 2003, p. 26 à 33.

     
    [2] Pour une lecture de la « Nuit obscure », je renvoie à ma traduction des poèmes de Jean de la Croix dans : Nuit obscure Cantique spirituel, Poésie/Gallimard, 1997, p.50-53.

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  • Yannis Ritsos (Grèce, 1909-1990)
     L'INEPUISABLE


         Il y a dix-sept ans, disparaissait Yannis Ritsos et avec lui, l'un des poètes les plus considérables du XXè siècle. “Fils d'une grande famille ruinée par la tuberculose et la folie”[1], membre dès l'âge de vingt-cinq ans du Parti communiste grec, solidaire de toutes ces femmes et ces hommes qui luttèrent pour la liberté contre les Occupations successives de son pays, grand poète national ouvertement hostile au régime des Colonels (1967-1974) qui le lui firent payer par de multiples arrestations et internements, traduit et unanimement célébré à l'étranger de son vivant, il ne s'est laissé ni écraser par le poids de la notoriété  ni prendre au piège mortel de la “poésie engagée”. En effet, ce poète océanique des grandes causes est  en même temps  le poète de l'infini des petites choses –– de cette  “intrahistoire” où, dit Unamuno s'enracine l'Histoire, parce que ne cesse de s'y jouer, au jour le jour, pour chacun, et à chaque instant, tout le sens de l'existence.
    En ces temps de néo-libéralisme triomphant et de “mondialisa tion” mercantile, où la mémoire et le mystère du concret s'évaporent dans  la fascination du « temps réel » et autres labyrinthes virtuels, relire Yannis Ritsos c'est, dans l'immensité d'une œuvre dont, malgré leur nombre, les traductions françaises ne donnent qu'un aperçu visiblement très partiel, retrouver le souffle du large et le bruit des mouches, la cendre des oliviers et les statues vivantes, les couleurs, le bleu, l'argent, le rose, des fins d'après-midi d'été,  l'unijambiste et le clown, la corde à linge et le morceau de miroir d'où coule la nuit, l'autobus et les éboueurs, la chaise, la boite d'allumette, les ossements, les ailes, tout cet infini hors légende, où ne cesse de se défaire, de se faire cet inconnu toujours recommencé qu'on appelle la vie.


      L'étrangeté quotidienne
     Les choses d'abord, innombrables, témoins muets de l'existence quotidienne... Cela monte, pénètre par effraction la conscience close sur sa propre inanité. Parler alors est nécessaire, "vider son sac", comme le dit bien la langue. De cette nécessité participe toute cette poésie et, en particulier ses grands monologues dont Chrysotémis et Phèdre referment le cycle[2] : quelqu'un parle, parle, oui, très exactement, vide son sac; ce sac de l'intériorité qui n'est qu'une peau de chagrin ou une baudruche gonflée à en crever, si ne le remplit pas le poids du dehors:
     ... L'extérieur nous pénètre –– une acceptation générale comme le destin
    on se remplit soudain jusqu'à étouffer; on prend conscience du vide précédent ; ce vide
    n'est plus tolérable (et où trouver la plénitude? On étouffe).
    La sainteté du dénuement ––
    c'est ce que tu disais je ne me souviens plus bien : (que disais‑tu au juste: du dénuement ou du refus?); des paroles vraiment insensées[3]
     Dit‑elle... Phèdre ou le froid délire de la passion et, à travers elle, Yannis Ritsos ou l'amour, non pas d'un seul corps si beau fût‑il, mais de tous les corps, de toutes les choses –– du réel en son infinie diversité.
    Du réel, non pas de ce système conventionnel de références, trame de notre vie, de cet ordre dont nous ignorons qu'il n'est qu'une image parmi d'autres et que nous appelons réalité. Car le réel ne peut être déterminé d'avance. Il est, précisément, ce qui déborde l'image de toutes parts, la fait bouger ou même l'absorbe au coeur de l'imprévisible et de l'obscur. Comme dans les innombrables poèmes brefs, instantanés saisis au jour le jour (la mention des dates de composition est significative) qui, depuis Témoignages, Notes en marge du temps, en passant par Gestes, Le mur dans le miroir La Conciergerie, Papiers, Le Heurtoir et bien d'autres ne cessent d'explorer, parallèlement aux grands poèmes dramatiques, le mystère insondable de l'existence:
     Un prétexte
    les cages vides dans la cour
    les bouteilles vides sous l'arbre
    quand tombe le soir sur les hangars
    quand la statue noire
    assimilée aux ténèbres
    ne représente plus rien.[4]
      Ici, rien qui rompe apparemment avec l'habitude et le langage de communication immédiate. Le quotidien dans toute sa platitude. Un monde sans surprise. Mais, presque aus­sitôt, les derniers vers détruisent ce confort de lecture: la représentation s'achève en non‑représentation. Ecartant toute image ("Ah parler sans détour : la chose la mieux cachée du monde"), le poème entier est lui‑même image, mais image de ... rien; de ce que l'écriture ne peut que désigner négativement, comme présence invisible, à travers le révélateur de chaque objet, chaque geste, chaque situation particulière: « dis avec autre chose: ça, rien que ça. »[5]
    Subversion par et dans le langage de la “réalité” et son ordre figé, jeu introduit dans la mécanique de nos routines mentales –– "le monde entier est une inexactitude / le vrai poème une inexactitude” ––, le poème est le lieu d'une mise en perspective inattendue qui, déformant les cadres de la perception sans cependant les détruire, produit ce sentiment d'étrangeté quotidienne, cette expérience de l'instant présent qui, “en la moindre de ses exigences / est plus absolu que la mort":
     Puis ils sont partis.
    Le fond remonta.
    Un homme
    s'installa sur le canapé en plein air
    près d'un verre démesuré
    sa main transparente
    tient un rouleau de papier à cigarettes.[6]
     Précision et indétermination constituent le double fondement de cette poésie: s'arrêter aux détails, à cette poussière de choses et d'infimes événements qui font notre existence, les désigner, les fixer hors de toute référence, de toute explication et, par‑delà leur charge utilitaire, dans l'absolu de leur présence insignifiante, c'est montrer l'essentiel en l'omettant, le laisser pressentir en creux comme absence: “Pourtant l'essentiel, nous l'omettons –– l'éternel essentiel –– rendant bien manifeste l'omission.” L'essentiel: ce vide entre les objets, ce blanc entre les mots, ce silence entre les paroles, tour à tour matrice et bouche dévorante –– ce que plus haut nous appelions “réel” et que nous pouvons aussi nommer devenir. Tel ce sang qui nous habite, nous appartient sans nous appartenir, signe de cette tragique conjonction en nous de la vie et de la mort :
     Adosse‑toi au mur en regardant sur le mur d'en face le portrait à l'air sombre qu'on a brossé de toi avant ta naissance
    Et que tu as dû accepter ‑ que faire d'autre? Bien sûr, tu pourrais changer le cadre, ou remplacer la porte du fond par un arbre (il y avait deux barques sur le rivage sur l'une la serviette rouge oubliée, sur l'autre une guitare;
    ça, tu peux l'omettre ‑ peu importe). Mais le sang, par quoi le remplacer?
     le sang exigeant, le sang irréductible.[7]


      Je est tous les autres
                   Rien n'a de sens hors ce mouvement perpétuel qui nous fait, nous porte, nous défait, en un enchevêtrement inextricable d'être, d'actes, d'objets, de lumières et d'ombres. C'est ce qu'annonce l'ouverture de Le Sondeur, par exemple, avec Le Chef d'œuvre sans queue ni tête[8] sans doute l'un des textes les plus modernes de Ritsos:
     ... Deux jours? trois jours? Un seul tour du cadran? Une heure? Des siècles? Les paroles enchevêtrées, correspondances, éloignements, malentendus, suites fortuites­ surtout des monologues; –– paroles décousues, insignifian­tes, scrutatrices, sans réponse, indispensables [...] Tu as parlé? J'ai parlé? Personne. Tous. Et le fleuve qui engloutit tout, qui avance, qui avance...[9]
     Aucun fil pour réunir ces voix; pas même celui, narratif et dramatique, des grands monologues où la grandeur mythique du passé vient se confondre –– se banaliser et, qui sait, revivre en se rapprochant de nous –– avec la quotidienne déchéance du présent. Aucun fil, sinon peut‑être cette coulée de fleuve inépuisable, ce souffle unique et multiple à la fois, ancrant chaque voix dans le présent indéterminé d'une parole sans âge et qui fait de ces monologues discor­dants une extraordinaire polylogue. A travers les voix des deux fous, du jeune homme blond, du solitaire, de la fille triste, de l'ami invisible, du sondeur, de tant d'autres, celui –– celle –– qui parle, qui dit “je”, c'est toi, c'est moi, tous et personne. Plus qu'un “autre”, je est “tous les autres”.
    Si la main qui écrit n'est nulle part, la voix, elle, même immémoriale et sans lieu, est d'ici et de maintenant. Elle ouvre un espace et un temps ‑ ceux du souffle ‑qui engagent intimement tout corps qui la perçoit. Elle n'a pas de visage ‑ elle les a tous ou n'en n'a aucun; un masque, simplement, avec ce trou noir qui la profère, bouche de personne parce qu'elle est celle du devenir où le sondeur (le poète) est condamné, tant qu'il vivra, à lancer son fil interminablement:
     que de fois me suis‑je enroulé avec mon fil, que de fois l'ai‑je déroulé, l'ai‑je lancé tout au fond?
    je mesure, je mesure, je me rétracte, je me rends inutile, je m'empêtre, j'existe;
     je commence par le commencement; je me répète, je change, je ne veux pas de la fin; il n'y a pas de fin.[10]


      II


      Un témoignage universel
     Poésie politique, la poésie de Yannis Ritsos n'en évite pourtant pas moins l'écueil de la poésie politique: celui de la rhétorique partisane, à laquelle d'autres poètes communistes d'envergure comme Neruda ou Aragon, n'ont pas su échapper. Ce qui est politique dans son oeuvre, ce n'est pas la défense d'une cause (facile à deviner, au demeurant) assortie des dénonciations et panégyriques de rigueur autrement dit, la présence d'un discours constitué d'avance comme point de départ et fil conducteur de l'écriture mais une tentative inlassablement reprise d'écouter et de dire intégralement ce qui toujours échappe : l'ici maintenant, l'infini constamment méprisé du quotidien :
     ... j'insiste; je ne rends pas les armes;
    j'ai dit: le champ de marguerites par un matin de printemps avec les cloches sur les collines
    j'ai dit: le parapluie rose, renversé, ouvert, plein de lumière dans les épis
    j'ai dit: baiser, pain, raisin, poitrine, ancre, femme,  liberté
    j'ai dit aux morts: attendez; rien ne finit...[11]
     “J'insiste”, “je résiste”: l'écriture est un combat. Contre tout ce qui entrave, détourne, tue la parole: routine, fatigue, paresse, peur, bêtise, aveuglement idéologique, pesanteurs de tous ordres aussi bien extérieures qu'intérieures. Ce qui est politique, c'est donc ce désir de témoignage universel; ce refus de se taire, de laisser s'installer le silence de l'Histoire qui ne connaît que l'événement et les grands nombres, quand ce qui la tisse à chaque instant, c'est ce poudroiement, cet infini de matières, d'objets, de corps, de voix, d'actes infimes où l'horreur, le cauchemar, côtoient le simple, le banal, où “l'oursin de la peur”, “la peau écorchée” d'Electre Apostolou, militante communiste torturée à mort par les Allemands en 1944, se mêlent à la beauté d'un geste, à la lumière du matin sur une feuille, aux travaux invisibles des jours : tout cela qui, toujours, pour peu qu'on s'en avise, pourrit déjà sur la décharge de l'oubli. Ce qui est politique –– ou mieux : ce qui fonde le politique, comme d'ailleurs le poétique, mais, à ce niveau, y‑a‑t‑il une différence? –– c'est ce sentiment du réel, de cela qui déborde, qui brise cadres et cages, et monte du coeur du quotidien, l'éclairant parfois d'une lumière intense : “cet illimité qui fait s'arrêter les marins le dos tourné à la vitrine de sous‑vêtements pour dames, / et le croquemort qui pisse contre le mur oublie de pisser, lève la tête, regarde, prête l'oreille, écoute... ”
    D'où une écriture répétitive, accumulative ne cessant, à travers tant de livres, de nous communiquer cet appel de “l'inépuisable” qui n'est pas seulement la prolifération du multiple impossible à réduire à la simplification de l'un, mais l'épaisseur infinie du moindre objet singulier : “J'ai toujours eu peur comme toi de ne pas avoir le temps pour toutes choses / car toutes choses ont une durée immense malgré leur mouvement rapide...” La poésie de Ritsos travaille simultanément dans l'instant et dans la durée, dans l'expansion et dans la concentration. Elle dit toutes les choses et chaque chose. Elle n'est pas faite d'idées mais de mots, d'objets, de corps, d'actes, qu'elle sauve de l'oubli. Ce quotidien, ce vertige de choses, de gestes, si banals qu'on ne les voit pas, ce sont aussi l'Histoire, la politique, mais sans auréole, pompeuse ou tragique selon le cas, dont on les pare comme pour nous faire oublier que nous en sommes non pas les spectateurs mais les acteurs.
    “Car la tragédie peut vivre aussi dans des meubles ordinaires, chaises, fauteuils, avec des choses ordinaires, mouchoirs, encriers, livres journaux, casseroles”, écrit Antoine Vitez[12], où s'entend souvent, en écho, la voix du poète grec. Et il n'y a pas meilleur commentaire de la démarche constante de Yannis Ritsos: rapprocher de nous la légende, le mythe; nous montrer qu'ils n'appartiennent pas à un passé inaccessible, mais qu'ils ne cessent de porter le moindre de nos actes, que nous sommes, nous autres, femmes ou hommes simples, les héros de ce quotidien qui soudain peut devenir légende. Comme à la fin de Graganda où ces innombrables personnages des poèmes de Ritsos –– “le charpentier, le potier, le bûcheron, le rémouleur, le garde forestier, le fabricant de cierges” et tant d'autres encore –– ne forment plus qu'un seul fleuve disant, malgré la souffrance, la mort, le miracle d'exister, d'être le corps immense du géant légendaire:
     ... Et alors moi, courant, j'ai crié: Graganda
    et les autres ont compris instantanément ils ont crié: Graganda
    et les échos des collines en face comme nous montions crièrent :
    Gra et ga et nda
    et Gra et ga et nda
    Graganda
     Et en vérité c'était Graganda.[13]


      Le présent
     Le réel, c'est l'inépuisable. C'est pourquoi le poète, comme le sondeur, ne cesse de refaire inlassablement le même geste. Et c'est pourquoi, à chaque fois, saisit dans les livres de Ritsos la même impression de recommencement perpétuel. Comme si, à travers les années, il n'avait cessé d'écrire le même poème, infiniment ramifié et toujours renaissant. Tel ce quotidien, toujours semblable et toujours différent, dont c'est le propre d'être insaisissable, et qu'il ne cesse de traquer, apparaissant, disparaissant, dans le présent recommencé de l'écriture:
     A la porte on entendait les locataires qui nettoyaient leurs chaussures crottées de boue.
    Les choses s'abaissaient; perdaient de leur solidité. Le concierge
    marchait avec une solennité différente dans l'espace étroit du rez‑de‑chaussée
    jetant de temps en temps un regard étrange au miroir de l'entrée,
    comme s'il observait les formes et les faits d'un lieu et d'un temps indéterminés...[14]
     Ce présent peut s'étendre sur plusieurs dizaines de pages porté, comme dans les grands monologues, tantôt par la voix de quelque figure mythologique (Philoctète, Perséphone, Ajax, Phèdre, Ismène, Hélène...) tantôt, comme ici, par une voix indéterminée qui, à travers la forme du “on” et de la première personne du pluriel nous invite à participer nous aussi au mouvement sans fin de l'énonciation. Ou, au contraire, il peut ne durer que l'espace d'une ligne –– d'une corde vibrante –– et se prolonger dans le silence qu'il engendre, comme le haïku auquel certaines notations de Sur une corde font penser : “Soir. Et la femme de ménage de la douane entre en conversation avec une étoile.”
    Mais, qu'il soit tendu ou distendu, ce présent demeure la clé vive de ces poèmes. A chaque fois une voix l'engendre qui, parce qu'elle oublie tout dans l'instant de sa parole, ne cesse d'incarner et de conserver son perpétuel jaillissement dans l'ici et le maintenant de sa profération:
     Je vous parlais donc –– dit Phèdre –– et je ne me souviens même pas de quoi, car la mémoire est devenue maintenant
    et le maintenant il faut s'en souvenir pour qu'il soit toujours.[15]
     Reprise indéfinie qui est une part importante de la poétique de Ritsos: “La répétition: une vérification du sens anonyme” écrit‑il dans Sur une corde[16]. Répéter : se perdre soi‑même dans l'amnésie du présent, devenir cet inconnu toujours renaissant qui est l'écriture du poème. Car répéter n'est ressassement stérile que pour celui qui oublie le temps et son présent toujours recommencé auquel nous fait partici­per cette oeuvre: “Il revient sur le même sujet. La répéti­tion / est d'avance un changement.”


      Célébration du corps
              Pareille  poétique  du   présent   explique  sans  doute  cette  célébration  du  corps,                           
    cet érotisme panique qui, immédiatement après Erotica[17] (l'un des sommets de la poésie amoureuse de ce siècle) traverse Le funamabule et la lune, l'un des derniers grands poèmes écrit par Ritsos:
     Des statues s'éveillaient à minuit, leurs paupières papillotaient
    le sang coulait dans leurs veines de pierre, leur sexe bandait,
    le marbre rougissait et fumait de tous ses pores,
     et les bûcherons, crac crac, coupaient des arbres gigantesques qu'ils poussaient sur la pente
    et tous, chouettes, loups, papillons, gémissaient du grand engrossement.[18]
     Car il n'est de corps qu'au présent, il n'est de fusion qu'instantanée : tout se tient, se pénètre, de l'infime a l'immense, dans cet instant perpétuel de l'univers, “ce périlleux et prodigieux équilibre éternel” symbolisé ici par le funmabule :
     Corps à corps, dix mille corps, sans compter les autres, ceux des rêves. Amour. Et les nuits ne gardent ni masques ni réserves;
    toutes les nuits tintent de bouts de seins roses dressés
    et de longs testicules noirs
    de fleuves impétueux et de chevaux et d'arbres. Dans l'air tremblent et étincellent gouttes d'eau, filaments de vapeurs, pollens d'étoiles et de fleurs
    dans les poches se raniment de débris de tabac et tout au bout
    la racine de chaque duvet se plonge dans une goutte de sang arrondie.[19]
              On comprend alors cette “sainteté” du corps et du quotidien que Ritsos n'a cessé de célébrer et pourquoi, comme on l'a vu, cette poésie est, au sens le plus profond du mot politique. Non, encore une fois, parce qu'elle véhicule­rait des slogans ou des valeurs préexistantes pour généreux qu'ils soient, mais parce que les hiérarchies qui construi­sent notre monde s'y effacent avec tous les dualismes qui nous parasitent: sacré et profane, merveilleux et banal, fête et quotidien s'y confondent en un immense chant d'amour à la vie.
             C'est pourquoi tout, dans cette oeuvre immense, nous invite à participer à la création perpétuelle du monde et donc à résister jusqu'au bout aux forces réactives qui ne cessent de contrôler, de clore, de verrouiller, de faire taire une fois pour toute la voix de l'inconnu qui ne se tait jamais :
     attends; ne pars pas, ne partez pas; c'est ici qu'il nous faut le vivre –– dit Alkis ––l'instantané, l'éternel l'inépuisable.[20]
                      



    [1] Dominique Grandmont, préface à Le mur dans le miroir et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2001, p.8.
    [2] Cycle réuni en grec sous le titre de Quatrième dimension et qui comprend sieze monologues écrits entre 1948 et 1972, dont "La maison morte" (1960), "Philoctète" (1963‑1965), "Ajax" (1967‑1969), "Perséphone" (1965‑1970), "Chrysotémis" (1967‑1970), "Hélène" (1970), "Ismène" (1966‑1971) et "Phèdre" (1974‑1975). Cf. la bibliographie de l'ouvrage de Dominique Grandmont précédemment cité.
    [3]  Phèdre, in Chrysotémis, Phèdre suivi de Le Sondeur  et de Le Heurtoir, traduit par Gérard Pierrat, Gallimard, 1980.

    [4] Le Heurtoir.

    [5] Le Heurtoir.

    [6] Le Heurtoir.

    [7] Le Sondeur.

    [8] Traduit par Dominique Gramndmont, Gallimard, 1978.

    [9] Le Sondeur.

    [10] Le Sondeur

    [11] Graganda in Granganda suivi de Le Clocher et de Vue aérienne, traduit par Khrysa Prokopaki et Antoine Vitez, Gallimard, 1981
    [12]  L'Essai de solitude,  POL, 1981.
    [13] Graganda.

    [14] Le funambule et la lune traduit par Michèle Métoudi, Europe/Poésie, 1989..

    [15] Le funambule et la lune.

    [16] Sur une corde, traduit par Dominique Grandmont, Solin, 1990.

    [17] Erotica (comprenant Petite suite en rouge majeur, Nudité du corps, Parole de chair), traduit par Dominique Grandmont, Gallimard, 1984.

    [18] Le funambule et la lune.

    [19] Le funambule et la lune.

    [20] Le funambule et la lune.


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  • Un homme assis et qui regarde, Jean Pierre Huguet, éditeur, 1997 
          

    Un homme assis et qui regarde 
       

    Mais la vie, elle, passe comme derrière une vitre — au loin, et tout paraît déjà ne plus nous appartenir, comme si l'on regardait le réel depuis un train en marche.
    `
                                                          Witold Gombrowicz

               
                De la fenêtre un homme regarde le monde. C'est toujours comme ça que  cela commence. Par cette attente interminable. Un homme assis, et qui regarde. Depuis des années, des siècles peut-être. Avant même la fenêtre et le corps immobile. Il est comme un pur regarder qui chaque fois s'incarnerait dans la singularité de chaque nouveau regard. Mais, en même temps, ce qu'il voit ne l'atteint pas. C'est comme si les aubes et les crépuscules, les saisons lentes ou rapides, la nature les choses et les hommes glissaient sur la vitre, l'abandonnaient à son immobile solitude. Alors, quittant le fascinant spectacle, ses yeux reviennent à la page où ses mains tracent de temps à autre quelques lignes incertaines. A ce moment il lui semble percevoir comme un accord soudain: celui de sa fragile durée humaine et de l'instant absolu du monde. Avec, dès que ses yeux se lèvent à nouveau, retrouvant la vision perdue, le sentiment d'un irrémédiable écart — d'une infime blessure. Un sentiment d'y être et de n'y être pas. Serait-ce  cela la beauté? se demande-t-il. Et écrire, ce désir à chaque fois de réparer l'imperceptible accroc? De recueillir dans un léger tissage des paroles ces figures éparses du devenir et les rendre un instant solidaires. De telle sorte que recouvert, effacé par l'afflux de mots, le monde finirait par venir y renaître, surgissant de ce mouvement même qui d'abord l'a annulé et qui, maintenant, lui offre cette vivacité dont jusque là il paraissait privé. Oui, écrire ce serait d'abord cela: s'asseoir pour voir se lever le monde dans le jour du langage. Et, d'une voix presque muette — d'un souffle engendré par les mots et qui les porte —, ne cesser de célébrer cette beauté, répétant comme une prière muette cette phrase si simple: “Je regarde passer le temps et c'est si beau”1
    *
                 Sur la fenêtre le monde ressemble une fine toile tissée, détissée par d'invisibles navettes. Une infinie métamorphose. Où les yeux ne peuvent saisir des choses, malgré leur apparente immobilité, qu'un perpétuel passé et son imperceptible nostalgie. Ce qui expliquerait la blessure. Et le désir, inséparable, de l'apaiser en tissant le fragile réseau de quelques signes pour y prendre l'écoulement de tout, lui donner forme, et ainsi, un instant, l'exorciser. Oui, au fond, tout poème — toute œuvre habitée par ce désir — serait une élégie: le chant de vivre qui est mourir; la vieille émotion d'éprouver soudain dans sa chair que la vie n'est que de se défaire, le présent d'être son propre passé. Que l'acte d'écrire, par-delà, thèmes, justifications, vraies motivations et faux semblants, n'est qu'un adieu prolongé à la beauté des choses. Même et surtout si c'est pour la chanter, pour en célébrer l'inépuisable merveille: “...j'insiste; je ne rends pas les armes; / j'ai dit: le champ de marguerites par un matin de printemps avec les cloches sur les collines/ j'ai dit: le parapluie rose, renversé, ouvert, plein de lumière dans les épis/ j'ai dit: baiser, pain, raisin, poitrine, ancre, femme, liberté/ j'ai dit aux morts: attendez; rien ne finit...” 2 Alors, l'homme éprouve confusément que la poésie est “la plus étranges de toutes les activités humaines”, puisqu'elle est “la seule qui soit consacrée à la connaissance de la mort” et que “celui-là seul qui vit dans l'empire intermédiaire de l'adieu [...] celui-là seul qui persiste à demeurer sur la rive du fleuve, dans la pénombre, loin de la source et loin de l'embouchure, celui-là seul à une vision de la mort, celui-là seul est lié à la mort et au service de la mort...” 3
    *
            Toujours, l'homme est assis à la fenêtre. Et ce qu'il écrit, maintenant, ce pourrait être cela: cet “empire intermédiaire”, cet entre : l'entre ce qui vient et ce qui s'en va, l'entre ce qu'il est et ce qu'il n'est plus — l'entre vie et mort —,  ce pur suspens, où, un instant, le multiple  — le vertige fuyant des apparences — tout en demeurant multiple, prendrait le visage de l'un. Comme un  corps, une  vie. Loin du sacré, des transcendances illusoires, des pièges fascinants de l'intériorité /antériorité, il entrerait dans l'immanence absolue. Dans cette pure puissance du singulier qui, sous tant d'individualités trompeuses, ne serait ni objet ni sujet mais les porterait tous. Oui, un homme est assis et il écrit: à l'indéfini singulier. Il n'a plus d'identité. Il n'est que d'être cet autre où, à chaque fois il se découvre, semblable et différent, figure éphémère du même courant qui ne cesse de le faire, de le défaire...
    *
                      L'homme regarde. Mais pas avec ses yeux qui ne lui renvoient qu'une image connue, un reflet où ne luit, écœurant, que son propre visage. Il regarde. Et son regard, ce sont les mots . Et entre eux ou en-dessous d'eux, filtre ou glisse, comme une lumière. Une violence aussi, parfois. Parce qu'elle est une parole-germe d'où jaillit la puissance de l'indéterminée, la parole poétique est à chaque fois une parole naissante. L'événement d'une singularité. Le merle sous le buisson du jardin, la voiture le long du champ éteint, l'arbre, l'immobile, l'obscur élan du tronc, l'inextricable réseau des branches et des ramilles, la montagne, ses lumières changeantes, les hiéroglypes de la face de pierre, la fuite des nuages, le bleu de l'impossible, toute cette dispersion qu'avait oblitérée le lent travail des syllabes, des mots, des phrases entre-tissés resurgit comme portée, colorée, unifiée par un souffle impalpable. L'homme, à présent a perdu son visage. Et dans le vide qu'il en reste est venu s'inscrire le visage du monde. Comme si, de l'un à l'autre courait la même intensité. C'est pourquoi ce n'est qu'au moment de sa propre disparition que l'homme se découvre soudain. Dans ce dehors qui, maintenant, lui est le plus intime. Alors, il n'y a plus ni corps, ni fenêtre, ni langage, ni monde, mais un seul mouvement. Sans dedans ni dehors. Un seul éclat qui porte les choses et que le regard, parce qu'aussitôt il les enferme sous leur nom, ne peut percevoir sans se perdre: l'éclat invisible, instantané, de l'indescriptible réel.
                                                                                                                                          

     



    1 Samuel Beckett
    2 Yannis Ritsos
    3 Hermann Broch

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  • Courbe du temps (1971-1972)   

    souvenons-nous toujours de la lumière
    sur les fleurs roses du pêcher
    de la lenteur des gestes
    une main sur un front
    de la lenteur des choses
    cette lenteur terrible de la vie
    comme une boucle qu'on dénoue

     * 

    ce jardin où croissait l'anémone
    transpercé de silence
    nous l'habitons toujours
    et chacun de nos gestes devient
    un peu plus lent comme l'image
    qui s'efface d'un geste ancien
    inachevé 

    * 

    crois-tu que le bonheur habite le sourire
    toi qu'un souffle bascule
    en deçà de toi-même
    tu n'entends pas le bruit que fait la pluie
    ni l'appel jaune du coucou après l'orage
    en toi les signes se dispersent
    lueurs d'une eau qui s'évapore  

    * 

    écorce et sable le temps crisse
    sur la mousse bleue d'un visage
    qui écoute bouger les heures
    dans un feuillage sans mémoire
    la demi sonne au clocher mince
    un homme incliné sur les blés
    ne voit pas l'ombre remonter
    des racines vers le feuillage
    un très lent éclair le transperce
    dont n'apparaît nulle blessure 

    * 

    quand le regard devient regard
    la main s'arrête un peu
    comme pour écouter
    la lumière à quatre heures
    est l'or déclinant d'un fruit
    le ciel plus pur encore
    que celui de l'enfance cachée
    dans le vert tremblement des poires
    sous l'arbre s'incline une tête
    selon la courbe de sa vie
    vivre vivre blessure lente comme neige 


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  • L'horreur et l'extase
        

    La difficulté d'écrire sur le travail de Bernard Noël vient de l'impossible même auquel il ne cesse de se heurter : comment accéder à cette charnière, à ce point basculement où la présence (du corps, de la matière) devient langage (du verbal, du mental) ? Et donc, comment faire en sorte que le langage devienne présence. Tout le problème de la littérature est là. Aucun livre de Bernard Noël n'échappe à cette interrogation, mais La Maladie de la chair[1] est un de ceux qui l'affrontent le plus directement. De quoi y est-il question ? De l'horreur. Non pas seulement pour la dire, la raconter, mais pour qu'elle finisse par imprégner le lecteur au point d'habiter sa propre chair comme elle habite celle du narrateur.

                Ce dernier, s'adressant à une invisible interlocutrice, raconte son enfance et la terrible expérience qui l'a dévastée. Le paradoxe de ce monologue, comme des deux qui lui succèdent, La Langue d'Anna[2] et La Maladie du sens[3], réside dans le fait que, plus la voix qui parle nous plonge dans l'intimité d'un destin (ici celui de Georges Bataille, là celui d'Anna Magnani et de l'épouse de Mallarmé), plus elle nous fait entendre celle qu'on désigne commodément par le nom de Bernard Noël, lequel nous dit qu'elle sourd d'une bouche obscure dont il ne sait rien sinon qu'elle est en lui celle de l'Autre qui lui souffle ses mots : « Si j'ai parlé –– lit-on dans les dernières pages –– c'est dans le désir que l'Autre déchire le voile et devienne visible pour qu'il sorte de moi et vous rencontre ». Et peu importe que cet « Autre » pour le narrateur  soit le père: la voix que nous entendons ici est aussi et indissolublement la voix de celui qui parle à travers celle du personnage qui se confie. Ce qui donne au texte cette dimension proprement autobiographique qui ne peut être pourtant que fictive, puisque c'est Georges Bataille qui est censé parler, mais en même temps parfaitement réelle, dans la mesure où la voix n'est autre que celle de Bernard Noël.

                D'où ce paradoxe qui est à la fois celui du traducteur, de l'acteur, du dramaturge et du romancier : vous habitez l'autre au point de devenir ce qu'il est du même mouvement que vous faites de lui votre propre substance. Ou, plus simplement : en devenant l'autre, vous devenez cet autre que vous êtes vous-même. Comment cela ? La réponse, ici, passe bien sûr par le travail verbal qui, par la dépossession dans laquelle il jette l'écrivain, ouvre en lui  l'altérité silencieuse qui résonne à travers toutes les voix auxquelles il prête la sienne : « ...si je m'efforce de dérouler [...] cette longue histoire, je ne le fais longuement que pour multiplier les intervalles afin d'articuler peut-être ainsi le grand silence dont je porte l'empreinte... »

                L'écriture qui trame cette polyphonie intérieure au monologue suppose donc plusieurs niveaux. D'abord ce qu'on pourrait appeler une fonction d'interlocution à travers ce « vous » qui commence chaque phrase (comme le « je » les phrases de La langue d'Anna et le « il » celles de La maladie du sens), et qui invite ainsi la personne invisible à laquelle il s'adresse à partager une expérience dont, malgré la féminité du pronom, chaque lecteur ne peut s'empêcher de se sentir partie prenante. Cette première tresse verbale semble avoir pour rôle de créer un élan textuel où l'organisation syntaxique et la respiration souvent ample du phrasé tend à masquer le caractère réitératif du pronom initial, lequel ne cesse cependant de relancer le mouvement, donnant ainsi au texte la fluidité d'une durée qui emporte le lecteur et le livre ainsi à la seconde tresse verbale, étroitement mêlée à la première, qui se déploie à travers la fonction narrative.

                Le récit est ce qui mène ici le texte vers un sens dont on peut croire longtemps qu'il est le but ou la visée de ces pages : l'enfance du narrateur pris entre un père syphilitique et grabataire et une mère dont le dévouement et la dévotion cachent et révèlent à la fois la haine qu'elle éprouve pour son compagnon ; l'épisode de la descente à la cave de l'enfant soutenant l'infirme et l'horrible attouchement sexuel auquel il est contraint ; les séances de mixtion et de toilette du père ; la posture de voyeur de l'enfant et ses jeux sexuels avec sa petite amie dans le dos de l'infirme ; la relégation du malade sous l'escalier dans le placard à balais pour cause de nettoyage. Autant de scènes par lesquelles le récit nous emporte, nous obligeant à tourner des pages dont nous découvrons peu à peu que leur propos est tout autre que des rapporter des faits : « ...cette doublure verbale dont j'enveloppe un récit que vous limiteriez plutôt à la succession des faits, mais qu'est-ce qu'un fait si on le prive du double écho mental et charnel qu'il a déclenché ? »

                Cet écho, c'est la troisième tresse verbale qui nous le donne à travers la fonction imageante. Cette dernière vise clairement à nous faire vivre ce qui nous est raconté, dans la mesure où l'image est ce langage corporalisé qui, nous dit Bernard Noël, s'inscrit « à la charnière de la chair et de la langue ». Et les images de La Maladie de la chair sont d'une intensité quasiment insoutenable. En particulier, près des yeux baissés de la mère, celle des yeux du père, « ces globes humides et vaguement nacrés [...] ces yeux pareils à quelque masse gélatineuse que le temps aurait battue puis durcie pour en faire du blanc jauni [...] ces yeux au plat [...] ces deux trous au creux desquels stagne cette petite masse blanchâtre qui tout à coup vous paraît sur le point de déborder des orbites... » ; celle aussi de « la bouche ténébreuse où tremble ce morceau de vieille viande » ; celle de la mixtion et sa crampe érectile qui exige du malade qu'il « renverse en même temps sa nuque, ouvre grand sa bouche et [fasse] rouler des yeux qui [...] deviennent alors deux formes ovoïdes et luisantes autour desquelles suinte une espèce de glu limpide ». Toutes images d'une extase dégoûtante –– d'un misérable orgasme compensatoire induisant une double appréhension : celle d'une beauté paradoxale et celle d'une religiosité immanente à la dégradation humaine (« ...si bien qu'à force de voir s'élever du fond de l'horreur cette beauté impossible, j'ai fini par apercevoir l'âme de mon père... ») qui semble conduire, par l'image du père comme « un dieu malade et trop humain » auquel voudrait finir par ressembler sa créature, à la vision quasi gnostique d'une « religion particulière qui passe par l'exercice de la déréliction au lieu de vouloir surmonter cette dernière dans le projet d'en être sauvé ». Bataille, certes, mais Bernard Noël aussi, sans aucun doute...

                Pourtant l'image est elle-même un pis-aller et n'est en somme qu'une propédeutique à l'ultime niveau auquel s'affronte l'écriture : celui de la « chair », justement, de la présence, pour peu que l'emportement verbal aide à la pénétrer en la « crevant » : « Vous avez compris que je ne peux parler de lui qu'en retournant dans la présence et qu'il faut par conséquent que vous entriez dans l'image ». Ecrire, à présent, ce n'est ni communiquer, ni raconter, ni même montrer. C'est, par la biais de ces différents chemins verbaux arriver au bord de quelque chose que seule la perte de tout savoir, de toute représentation, de toute image permet d'entrevoir : « quelque chose d'abrupt, de vertigineux », que Bernard Noël, appelle aussi « l'intime », « le dessous de l'histoire », « la brèche intérieure », ce « trou que les mots creusent » ou encore « ce suintement, dit le narrateur, dont je suis devenu le suaire ». Autant d'images, malgré tout, pour dire l'absence d'images et, par-delà le secret désir de n'être jamais né, d'avoir droit à l'inexistence que nous révèlent les dernières pages, le vide éblouissant de la « chambre mentale » où, récit, images,  sens et non sens, tout s'efface dans la lumière d'un regard lavé des discours, des savoirs, des représentations qui le constituent et qu'il ne cesse de projetter sur ce qui l'entoure : « Vous comprenez pourquoi j'aime le soleil : il aveugle le regard servile et ramone l'orbite, action qui métamorphose la substance de notre vision, et donc de notre âme ». Alors, peut-être serait-il possible de voir vraiment, non pas un « autre » monde dans une « volonté d'élévation qui galvaude le terrestre » mais celui-ci, dans tout le poids de sa matérialité et l'infini de son in-signifiance. Mystique sans Dieu ––– « a-théologique » –– qui serait aussi bien celle de Georges Bataille que celle de Bernard Noël. En quoi leurs deux voix se rencontrent et se confondent.

                Parler de La Maladie de la chair relève de la gageure. Le livre terminé, le lecteur reste comme ce buvard dont le narrateur nous dit qu'il sait tout de l'encre qu'il absorbe sans en rien comprendre. Mais, on l'a vu, s'agit-il vraiment de comprendre ? L'horreur et l'extase son envers, est-elle compréhensible, même passée au crible du langage ? Sauf si ce langage lui-même, dans sa parfaite rigueur, dans cette surface lisse qui est la sienne, est plus un révélateur qu'un filtre. Ce qui frappe toujours, chez Bernard Noël, c'est l'extrême maîtrise qui recouvre l'extrême violence. Ici, cette tension est à son comble. Le texte, sans brutalité, sans éclat, investit irrésistiblement son lecteur, comme une eau noire et éblouissante qui semble en  monter. Les avertissements, les précautions, les appels à l'interlocuteur ont beau se multiplier, cette rhétorique n'est là que pour mieux le prendre aux fils de la chose obscure ou blanche –– obscure et blanche –– qui est au centre du récit. Et ses pulsations d'encre le poursuivent, bien après qu'il ait refermé le livre.
     



    [1] Petite bibliothèque Ombres, 1995.

    [2] P.O.L., 1998.

    [3] P.O.L.,  2001.


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