• ENTRETIEN AVEC ALAIN FREIXE

    à l'occasion de la parution de Comme si de rien aux éditions de l'Amourier

     

    Jacques Ancet au présent de l’écriture


    Pour discrète qu’elle soit, la voix de Jacques Ancet porte loin, balayant de nombreux territoires. Poète, il est l’auteur d’une bonne trentaine de livres. Il a obtenu en 2009 le prix Apollinaire pour L’Identité obscure. Essayiste, on lui doit entre autre un Luis Cernuda aux éditions Seghers en 1972, un Bernard Noël ou l’éclaircie chez Opale en 2002, Chutes (Tome I, II, III, IV) chez Alidades, La Voix de la mer et L’Amitié des voix chez Publie.net. Prosateur avec les quatre volumes d’Obéissance au vent écrits entre 1974 et 1984, dont les deux derniers Le Silence des chiens et La Tendresse, viennent d’être récemment réédités chez publie.net, avec son roman Le Dénouement (Opales/Pleine Page, 2001), avec Image et récit de l’arbre et des saisons (André Dimanche, 2002), avec La ligne de crête aux éditions Tertium en 2007, il est aussi l’incomparable traducteur des poètes de langue espagnole : le mystique Saint Jean de la croix ; le baroque Franscisco de Quevedo et le non moins baroque Ramón Gómez de la Serna ;  le Nobel Vicente Aleixandre ; et José Ángel Valente, Antonio Gamoneda, Andrés Sánchez Robayna et les argentins, Alejandra Pizarnik, Jorge Luis Borges, Juan Gelman, et d’autres encore...
        Une œuvre donc abondante et importante. Précieuse oserais-je dire tant elle occupe une place originale dans le panorama de la poésie française contemporaine. En retrait, étrangère aux tourbillons des modes, fidèle à une démarche obstinée et endurante  qui voit son écriture rôder sur les crêtes, tutoyer les lisières, frôler les bords mal assurés des genres, toute tendue « vers ce lieu sans lieu où quelque chose s’achève et commence à la fois. Territoire vide – nu – où postures et costumes s’évaporent dans la nudité du non savoir » (entretien avec Serge Martin, revue Nu(e) N°37, 2007).
        C’est cette écriture poétique qu’il nous donne à lire aujourd’hui avec ce Comme si de rien que publient les éditions de l’Amourier. 95 sizains et 2 proses dont une inaugurale qui pose l’enjeu du livre : « écrire le jour, ses odeurs, ses lueurs, ses rumeurs. Ce qui s’approche, s’éloigne » et le lieu même de cet enjeu : le poème « comme une fenêtre. Un petit rectangle de mots qui donne sur ce qu’on ne sait pas »… Comme si de rien m’apparaît comme un livre plein de cette tendresse dont parle Bernard Noël à propos des poèmes de Jacques Ancet, tendresse comme celle d’un « reste de présence en train de dissoudre », comme celle d’une « vibration continue dont l’intonation imprègne tout du vocabulaire à la syntaxe ». Tendresse d’un ton fait de simplicité, d’euphonie, de fluidité dans les agencements verbaux, de retenue. Tendresse d’un ton qui met tout en rapport avec tout. Ton d’un chant si le chant est « le point de tangence du subjectif et de l’objectif » (Michel Leiris).


    Alain Freixe :
    « Ce qu’on ne sait pas », cher Jacques Ancet, ce n’est pas le monde, « la réalité » telle que notre langue et notre culture avec ses mots, ses préjugés, ses croyances l’a construite et continue de la modeler en fonction de nos perceptions nouvelles, n’est-ce pas plutôt ce « tissu du monde » dont vous parlez et que vous appelez « réel », cela qui fonde et déborde notre « réalité », la compréhension que nous pouvons avoir de ce qui est. Ce « réel » n’est-ce pas ce après quoi court le poète, mots en avant comme un qui marche dans la nuit une lanterne à la main ?

    Jacques Ancet :
    Le poète ne « court » pas après le réel comme s’il s’agissait d’un animal en fuite. Il y est immergé, comme tout le monde, mais sans le savoir tant la « réalité », cette description apprise, nous accapare et nous limite. Et cette « description », c’est notre langue et ce qu’elle véhicule d’idéologie et de culture qui nous l’impose, dès notre naissance. Nous y baignons. A tel point que c’est à travers elle que nous percevons, sentons, pensons. Elle est la somme de « tous ces grossiers camions et monuments qui, nous dit Ponge, forment bien plus que le décor de notre vie », puisqu’ils nous habitent et nous parasitent à notre insu. Je crois qu’on commence à écrire contre ça. Pour sortir de cette aliénation. Pour essayer d’échapper à cette radiophonie intérieure qui ne cesse de diffuser jusque dans notre sommeil. Parce qu’un beau jour on éprouve que seul le langage permet d’échapper au langage. Que ce n’est qu’en faisant bouger ces conventions, ces clichés, habitudes qu’on arrivera peut-être à voir, à entendre, à penser autre chose. « On dit que nous sommes poètes, disait aussi Breton, parce que nous nous attaquons au langage qui est la pire des conventions ». On commence donc par « parler contre les paroles », (Ponge, encore). Parler contre les paroles, c’est perdre ses repères, sortir de ce cadre rassurant où les mots disent ce qu’ils veulent dire. Alors, on ne sait plus où l’on est. On est là et on n’y est plus. Les choses n’ont pas changé et, en même temps, elles sont prises dans une étrange lumière. Cette lumière étrange, c’est pour moi, le signe du réel. Et si j’utilise depuis longtemps ce couple de termes qui a la même origine (« res » la chose), c’est pour faire sentir qu’entre réel et réalité il n’y a pas de différence « ontologique », comme disent les philosophes ; qu’il n’y a pas la réalité où nous vivons et une « autre réalité » (le réel) mais que c’est le même monde éprouvé différemment. Tout cela dans ce travail minuscule apparemment futile qui consiste, dans la langage, à faire bouger le langage, y mettre du jeu pour que dans cet imperceptible bougé — dans la lueur de cette lanterne de mots dont vous parlez — quelque chose d’autre puisse apparaître.


    AF :
    Le monde est. On ne le voit pas. On ne voit que du langage. On voit des mots. Regarder, c’est lire, épeler les choses. Si telle est la « réalité », comment accéder au réel, comment éprouver la présence ? Arriverons-nous à la saisir ? La gardera-t-on ou nous échappera-t-elle toujours ? Octavio Paz disait qu’il fallait « donner des yeux au langage », partagez-vous son approche de l’écriture poétique ?

    JA :
    J’ai beaucoup lu Octavio Paz et ses essais, surtout, m’ont beaucoup marqué. C’est lui qui nous dit, au début de son grand poème autobiographique Pasado en claro (regrettablement traduit par ce raide Mise au net) que « voir le monde c’est l’épeler ». Que percevoir c’est déjà nommer. Nous ne voyons pas les choses mais seulement leur nom. Alors, « donner des yeux au langage », ce serait justement détruire ces « mots qui sont mes yeux » (Paz), qui me forcent à voir et donc m’empêchent de voir, pour, sur les ruines de la langue utilitaire et du sens institué, dans un langage qui ne me prendrait pas mes yeux mais me les donnerait, voir enfin. Ceci dit, j’ajouterais cette nuance importante : donner des yeux au langage, c’est lui donner une oreille. Car ce que je vois dans le poème (au sens large ou il peut être roman, pièce de théâtre ou essai), en fait, je l’entends. A travers le passage silencieux d’une voix qui s’est mise à parler et qui, soudain, en sait bien plus que moi. A condition que mon encombrante identité se soit mise en veilleuse, pour que dans l’espace laissé libre par son retrait, autre chose puisse advenir. Cet autre qui est je (Rimbaud), ce « latent compagnon qui en moi accomplit d’exister » (Mallarmé) et avec lui le langage et le monde comme à l’état naissant. Le réel ? Je ne crois pas. Qui peut l’atteindre ? Mais en tout cas son pressentiment.


    AF :
    Comme si de rien regroupe donc 95 poèmes, soit 95 moments dûment datés entre le 10 juillet et le 23 juin, parfois même vous y ajoutez une parenthèse ancrant encore plus précisément le poème  dans un présent d’écriture. L’ensemble ressemble à un journal mais ce n’est pas un journal ! Ce n’est pas le compte-rendu de votre vécu quotidien ni vos réflexions sur le cours du monde ni des notes de poétique par exemple que vous préférez appeler des Chutes - le quatrième volume (2001-2004) vient de paraître aux éditions Alidades.  Diriez-vous qu’il s’agit là d’une sorte de chronique – Je rappelle que vous avez publié Chronique d’un égarement en 2011 aux éditions Lettres Vives – non en son sens traditionnel de relation d’événements historiques mais plutôt comme production de présent au fil des jours et ce par le travers du corps, dans le poème ?

    JA :
    Ce que j’entends, dans le mot « chronique », ce n’est pas l’idée de restitution chronologique d’événements, mais c’est le mot « temps » (chronos). Oui, écrire le temps, voilà qui m’occupe depuis longtemps. Depuis mon cycle de poèmes romanesques, Obéissance au vent, en passant par Image et récit de l’arbre et des saisons, cette chronique du regard qui m’a tenu un an devant un arbre de bois, de feuilles, de ciel et de langage. Ici, je ne fais que ça : parler à l’indicatif présent. Rendre compte de l’événement toujours recommencé d’être là, ici et maintenant. Chaque jour, à la même heure, entre une et deux souvent, sur cette bascule du présent, voir en écrivant, à l’écoute de ce qui parle et pourrait n’avoir jamais de fin. Entrer, par l’intermédiaire d’un petit carré de mots, dans le miracle quotidien et extraordinaire d’être vivant.


    AF :
    Rien, le mot présent dès le titre est récurrent dans ce livre. Presque rien, pas grand chose, voilà ce qui reste « quand on se retourne » dites-vous. Moins qu’un chemin, moins que des traces, juste « un miroitement évaporé. Comme si rien n’avait jamais été. », miroitement dont les 95 sizains – Compter, rassure, dites-vous souvent ! – en donnent pourtant le rayonnement et la résonance. Comme si de rien n’est donc pas rien et si ce n’est pas le rien d’en haut dont parlait Simone Weil se serait le rien d’ici-bas comme une transcendance qui logerait dans l’immanence, un rien germinatif, quelque chose de l’ordre de ce « rien qui fait tout surgir » dont parlait Sören Kierkegaard ?

    JA :
    Une transcendance dans l’immanence ? J’accepte la formule. Puisque pour moi il n’est pas d’autre monde que l’infinité de celui-ci. Ailleurs est ici. L’autre est en moi. Rien de clos, de fermé : tout est poreux dès lors qu’on cesse de laisser agir cette perception utilitaire qui est la nôtre à longueur de temps. Alors on se sent traversé comme par l’univers entier. On ne voit rien et on voit tout. Rien — nulla res : aucune chose en particulier et toutes à la fois. Hors cadres, hors codes, hors sens (dans les deux sens); ce qu’on ne peut ni percevoir ni appréhender, ni même imaginer, mais qui est là: la plénitude imperceptible de ce qui est. Non pas une transcendance, un arrière monde, mais, plutôt, oui, une transcendance dans l’immanence — une immanence absolue. Nabokov en rend merveilleusement compte : « Une auto (plaque d’immatriculation de New York) passe sur la route, un enfant claque la contre-porte d’une véranda voisine, un vieillard bâille dans un verger embrumé du Turkestan, un grain de sable gris cendre est roulé par le vent jusqu’à Vénus, un certain docteur Jacques Hirsch, à Grenoble, chausse ses lunettes pour lire, et des trillons d’autres choses sans importance de ce genre se produisent — toutes ces circonstances formant un organisme instantané et transparent dont le poète (assis sur une chaise de jardin à Ithaca, N.Y.) est le noyau » (Autres rivages). Contre les idéalisations, les sacralisations et les théologisations (positives ou négatives) de tous poils, l’affirmation de l’essentielle continuité du monde.


    AF :
    Deux questions, cher Jacques Ancet, à propos de votre ponctuation dans Comme si de rien. La première consiste à remarquer que vous l’avez rétablie dans le corps du poème alors que vous l’aviez supprimée dans Un Morceau de lumière, paru en 2005 aux éditions Voix d’Encre et surtout que tout vos dizains s’achèvent hors ponctuation.  J’y verrais pour ma part l’affirmation d’un insaisissable du présent, d’un inachevable fondamental qui du coup ne manque pas de renvoyer au commencement pour le mettre en question et induire que ça a toujours déjà commencé…

    JA :
    La ponctuation s’impose ou ne s’impose pas. Je n’ai pas de position arrêtée dans ce domaine. Certains poètes l’ont bannie, ce que je peux d’autant mieux comprendre que j’ai effectivement pratiqué dans certaines sections de Journal de l’air et dans Un morceau de lumière ce même abandon à la parole, ce laisser venir, qui ne canalise pas le flux par des chicanes ou des écluses — qui laisse parler. Ce refus, donc, d’une convention qui peut effectivement brider, entraver par des articulations logiques, ce qui relève du souffle. Mais après plus d’un siècle de pratique plus ou moins suivie, ce choix, s’il est systématique, me paraît être quelque peu convenu et relever à son tour d’une convention qu’il avait pour but à l’origine de remettre en cause. Pourquoi se priver de cette gestuelle graphique que représente la ponctuation, à condition, bien sûr, de la soumettre et non se s’y soumettre ? Comme dans le cas que vous signalez de Comme si de rien (mais c’est la même chose dans les proses de Chronique d’un égarement) où le corps du poème est ponctué mais pas sa fin. Comme pour laisser le texte ouvert sur l’inconnu qu’il appelle et qui l’appelle. Ou, comme vous le dites bien, pour souligner un radical inachèvement. Ou, plus simplement pour ouvrir sur le texte suivant, en laissant ainsi entendre que ces instantanés sont pris dans une continuité qui les empêche de se fermer sur eux-mêmes...
        Pour le reste, ponctuer, c’est évidemment, d’une certaine manière prosaïser le poème, le rendre à une linéarité réglée de la prose, ce « discours qui va tout droit (Prorsa oratio). Tout en lui échappant par la mise en œuvre d’un texte qui ne raconte pas, ne décrit pas, ne pense pas (même s’il peut le faire par surcroît) parce qu’il est essentiellement de l’ordre d’un faire et non d’un dire. Inversement, dans les longues proses d’Obéissance au vent, limiter la ponctuation à la seule et unique virgule, sans majuscules ni points, c’est s’abandonner au flux pulsionnel qui porte le texte — c’est poétiser la prose. Autrement dit, il n’y a pas de prose et de poésie (même si les catégories existent pour faciliter les classifications). Ou alors, tout est poésie (Mallarmé) ou tout est prose (Pasternak), ce qui revient  à sous-entendre qu’il n’y a qu’un seul et même mouvement d’écriture qui traverse tous les genres et à partir duquel s’élabore ce qu’on appelle « littérature ».
     
    AF :
    Justement, dans un texte publié dans La Voix de la mer (publie.net, 2008) et que François Bon a mis en ligne sur son blog Le Tiers livre (www.tierslivre.net), « La voix et le passage », vous citez la définition que Boris Pasternak en 1934 dans une déclaration au « Premier congrès des écrivains soviétiques de toute l’union » : « « La poésie est la prose (…), la prose même, la voix de la prose, la prose en action et non en récit. La poésie est le langage du fait organique, c’est-à-dire du fait avec des conséquences vivantes. C’est précisément cela, c’est-à-dire la prose pure dans sa tension de transfert, qui est la poésie. »
    La « prose en action », c’est un mouvement d’écriture qui lève devant lui l’inconnu, qui ne traduit pas une expérience antérieure mais qui est le lieu même de l’expérience. De quel ordre est cette expérience ? De quelle manière le sujet qui la mène s’y trouve-t-il impliqué ?

    JA :
    Vous dites très bien les choses : « un mouvement d’écriture qui lève devant lui l’inconnu, qui ne traduit pas une expérience antérieure... » En effet, définir la poésie comme « la prose en action et non en récit », c’est, tout en brouillant les catégories traditionnelles, montrer aussi qu’écrire c’est véritablement répondre à un passage de vie (« le langage du fait organique »), ce passage d’une voix qui se fait en faisant le texte et ne lui préexiste jamais. Dans ce que j’appelle mes « poèmes romanesques », pour bien souligner le fait que ce ne sont pas des romans que j’ai voulu écrire (même si des éléments romanesques y sont apparus progressivement), mon écriture participe de cette « prose en action » qu’est la poésie, c’est-à-dire cette prose qui ne se soumet à aucune forme particulière (aucun récit), aucune intention préalable, parce qu’elle est portée par cette « tension de transfert » qui fait que la voix de l’autre qui parle en vous éveille chez le lecteur la voix de sa propre altérité. Un sujet disait le regretté Henri Meschonnic, c’est ce qui fait qu’un autre devient sujet (entendant, bien sûr par « sujet », le « sujet du poème » qui n’est pas le sujet philosophique ou psychologique unitaire, conscient, transparent à lui-même) sur lequel il n’a cessé de réfléchir toute sa vie.


    AF :
    Mais alors, qu’est-ce qui vous fait couper la phrase, aller à la ligne ? Qu’est-ce qui vous fait couper cette « prose en action » dont nous parlions ? Et laisser du coup paraître des vers. Et ici regroupés en sizains…
    Qu’est-ce qui vous fait traiter la prose en poème ? Partagez-vous cette notion de « prose coupée » dont parle Jean-Christophe Bailly à propos de ces chants de Louve basse comme d’une forme ouverte et mobile quand la forme « poème-poème » comme mode d’énonciation supérieur et autonome ne semble plus tenable et que le forme prose ne saurait être limitée aux cadres et codes narratifs.

    JA :
    Difficile à dire. En tout cas, pas un choix délibéré. Un certain état de réceptivité, plutôt, qui peut être soit englobant — et c’est la ligne continue —, soit ponctuel — et c’est la ligne coupée ou le vers. Avec, entre les deux, toutes les transitions possibles, puisque les chants de vers de 11 syllabes de La Brûlure (Lettre Vives, 2002), ceux de vers de 13 syllabes de L’Identité obscure, ou, plus encore, les grandes laisses d’Ode au recommencement (à paraître chez Lettres Vives au printemps 2013), participent de ce mouvement unanime, presque cosmique.
        Ceci dit, je ne parlerais pas vraiment de « prose coupée », car l’unité « vers » est très présente dans mes poèmes, au fil d’un travail longtemps poursuivi sur les formes fixes impaires  — vers de 3 syllabes (La Cour du Cœur et Sur le fil, Tarabuste, 2000 et 2006) ; de 7 (L’Imperceptible et Vingt-quatre heures l’été, Lettres Vives, 1998 et 2000) ; de 9 (Journal de l’air, Arfuyen, 2005 et La Dernière phrase, Lettres Vives, 2004) et de 11 et de 13 dans les grands poèmes cités plus haut. Vous le rappelez, compter pour moi est important et je verrais le vers, assez traditionnellement d’ailleurs, comme du souffle mesuré. Néanmoins, si c’est l’impair qui m’intéresse, c’est parce que son côté boiteux, son déséquilibre, prosaïsent le vers, vous empêchant de vous laisser emporter par le chœur du vers pair qui, contre votre gré, vous pousse à la poétisation. Qui peut résister au poids séculaire de l’alexandrin ? Dans Comme si de rien, il y a aussi un comptage, mais plus libre, dans la mesure où les sizains tiennent sur l’alternance non régulière du 11 du 9 et du 7, surtout. Une sorte de synthèse, en quelque sorte.


    AF :
    Ma deuxième question concerne l’abondance des points d’interrogation. On a là l’affirmation du caractère essentiellement questionnant de toute poésie. Questionnement endurant qui implique une position d’inconnaissance, sans nom dans les savoirs. J’y verrais quant à moi l’indice de ce profond humanisme qui tient votre œuvre dans le sens où l’homme n’y apparaît pas comme le maître des questions mais au contraire comme posé par les questions que le poème lève en ses avancées. Homme comme mise en route, procès, chance d’homme en marche vers un lui-même toujours différé car travaillé par l’altérité…

    JA :
    Oui, tout poème serait une interrogation toujours recommencée. Ce qui vous interroge et interroge le monde en interrogeant le langage. J’ai toujours détesté les poèmes à la Première Personne, les poèmes état d’âme, introspectifs, où l’homme se met en avant pour larmoyer ou éructer. Je ne dis pas qu’il n’y a pas quelques réussites dans le genre. Je dis que ce n’est pas ma tasse de thé. Le lieu du poème n’est pas pour moi un espace plein (de moi, de gestes, de cris, de confidences, de messages etc.) mais un espace vide où sur la « disparition élocutoire » de la personne privée peut se produire une « apparition élocutoire » : celle de cette altérité, de cette voix qui, lorsqu’elle se met à parler nous rend le monde comme à l’état naissant.


    AF :
    Dominent dans vos poèmes les petits riens, petits signes, petites clartés, « ni chants ni mots » mais « petits bruits » écrivez-vous dans Journal de l’air. Pour vous comme pour Ernst Bloch, l’infime fait-il sens ?

    JA :
    Il fait tellement sens, que je vais publier après ce livre, son prolongement sous la forme d’un fort volume de 300 pages (pour l‘infime, me direz-vous c’est beaucoup !) intitulé justement Les travaux de l’infime (Po&psy/Erès, 2012) qui prolonge celui-ci et où je ne fais que ça : parler au présent. Dans ce suspens et à la fois cette « catastrophe du sens » (du sens institué, bien sûr) qu’est pour Hölderlin le poème. Lequel ne nous confronte pas au non-sens, mais à un sens qui s’évapore au bout du sens. Alors privé de repères, au beau milieu des choses les plus quotidiennes, les plus insignifiantes, ce qu’on ne peut ni nommer, ni saisir, ni même entrevoir vous frôle : cet imperceptible, précisément, cet infime, qui pourrait être le signe du réel approché. Et c’est comme si la vie, soudain, devenait plus intense...


    AF :
    Quel est, cher Jacques Ancet, votre rapport à Arthur Rimbaud ? Avec le poète « voyant » ?
     Dans le poème 16 : un « il y a sans images » (le réel, j’imagine ?) me fait penser aux nombreux « il y a », à leurs images dans Enfance II des Illuminations. Dans le poème 42 : « A midi, tout est déjà joué » me renvoie à ce Midi où « l’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois »…

    JA :
    Ah, « Aube » ! Vous touchez juste, cher Alain. Une de mes plus grandes émotions d’adolescence ! Ce texte est, pour moi, l’éveil à la poésie — l’aube d’une aventure qui n’allait jamais cesser. Il y a là, comme concentré, tout ce que j’ai péniblement essayé de dire en répondant à vos questions : le langage et le monde à l’état naissant, la traversée de la réalité vers le réel pressenti, dans une fusion amoureuse si intense qu’elle dépossède le sujet de sa propre identité. A la fin, ce n’est plus le je mais l’ « enfant » qui étreint l’aube et qui « tombe au bas du bois ». Le sujet du poème se dissocie et se voit, comme dans un rêve. Sans doute parce qu’à cet instant précis, il ne s’appartient plus et qu’hors du temps et de l’espace, il embrasse l’aube d’été, se confond à elle et s’oublie infiniment. D’où la chute et le sommeil après l’amour.
        Et là, comment ne pas évoquer un autre des grands poèmes de la tradition occidentale qui, plus tard, m’a également tant marqué ? Je veux parler de la « Nuit obscure » de Jean de la Croix. De la nuit à l’ « aube levée », du cheminement dans l’obscur et la solitude à la rencontre avec l’ami, de l’union amoureuse (« l’aimée en l’ami même transformée ») à l’abandon « entre les fleurs des lis parmi l’oubli », de l’attente à l’exaltation puis de l’exaltation à la perte de soi, du bas vers le haut puis du haut vers le bas, tout dans les « chansons » du grand mystique espagnol préfigure le poème d’Arthur Rimbaud. Où le spectre entier de l’expérience amoureuse est aussi parcouru — attente préliminaire, exaltation croissante, jubilation, extase et abandon — avant le retour au temps des montres et de la vie des hommes : « Au réveil il était midi ». Ce réveil, comme on l’a dit un peu trop facilement, n’est pas celui d’un rêve. Rimbaud n’a pas rêvé, comme dans les mauvais contes fustigés par Breton. Non, ce n’était pas un rêve : c’était la vie, intensément vécue dans le poème, par le poème ...


    AF :
    Pour terminer, une question sur ce qui pourrait être une fonction de la poésie. Est-ce que vous partageriez l’affirmation d’Henri Michaux lorsqu’il faisait de la force qui traversait et tenait le poème ce qui finissait par en dessiner son horizon cathartique non dans le sens où il nous guérirait définitivement de quelque sombre maladie mais plutôt dans celui où il contribuerait par ses plis ; par ses tropes, ses tours, détours et retours à tenir en respect celle qui est sans tour – atropos, la troisième Parque – et à retendre le fil de l’existence…

    JA :
    Parler d’intensification vitale, comme je l’ai fait un peu plus haut, n’était-ce pas répondre, d’une certaine manière, à votre question ? Ce bouillonnement d’être, cette force désirante, si minime soient-ils, qui, à la fois, portent et sont portés par le travail d’écrire, n’est-ce pas là le signe du fil de l’existence qui se retend ? Non, le poème ne nous guérit de rien : ni de la souffrance, ni de la mort. Mais il nous aide à vivre.

    Nice, le 23 avril 2012- Villaz, le 27 avril 2012.



    votre commentaire
  • LA POÉSIE POUR QUOI FAIRE ?

    (Réponse à une enquête menée auprès de 35 poètes

    Presses universitaires de Paris Ouest, 2011.



        Pour quoi faire, la poésie ? Mais la poésie, d’abord, qui l’a jamais rencontrée ? Moi non. Elle n’est ni cette effusion vague à quoi on la réduit souvent, ni l’idée qu’on s’en fait et avec quoi on ne cesse de la confondre. Non, la poésie n’existe pas. Ou alors dans les livres ? Comme l’ensemble de tout ce qui s’est écrit depuis des siècles sous ce nom et cette somme de formes que nous a léguées la tradition ?

         Mais la poésie aujourd’hui ? Celle qui se fait ? Ce n’est rien de ce qu’on peut en dire. La poésie, on ne sait pas, on ne peut pas savoir ce que c'est. Si on le sait trop, on l’a perdue. On tombe dans la poétisation. Dans le poème qui imite ce que d’autres ont appelé poème. Mais de l’extérieur, donc sans la nécessité qui l’a fait naître. La poésie, c’est non seulement le refus du langage pétrifié qui nous parasite et nous conditionne quotidiennement, mais c’est d’abord le refus de la poésie — de ce qu’on appelle « poésie ». « Mes poèmes ne sont pas des poèmes, disait le moine bouddhiste zen Ryokan. Quand vous aurez compris que mes poèmes ne sont pas des poèmes, alors nous pourrons parler de poésie ». Oui, il y a poème quand on ne sait plus. Quand, après en avoir hérité, on refuse les modèles , les images toutes faites et, avant tout, celle de la poésie elle-même.

        Le poème est, dans le langage, à travers lui, l’écoute de l’inconnu qui vient, ne cesse de venir. Une expérience. Qui ne reproduit pas une expérience qui lui serait préalable mais qui dans son tissu verbal la suscite et la crée. Alors, oui, on pourrait se contenter de dire avec Machado que « la poésie c’est quelque chose de ce que font les poètes ». De ce qu’ils font. Une activité, pas une essence. Mais une activité qui ne mène à rien d’autre qu’à elle-même. Le poème ne sert à rien, ne vise rien qui lui soit extérieur. Il n’a — et Novalis et Baudelaire l’on dit bien avant moi —  d’autre but que lui même. Que ce surgissement, cette vision dans l’écoute — ce passage de voix, de cette autre voix qui ne se lève que dans l’écriture, que vous ne reconnaissez pas, qui est et n’est pas la vôtre et qui, soudain, augmente votre sentiment d’être vivant.

         Á l’œuvre dans ce qu’on appelle traditionnellement « poème » aussi bien que dans tout autre forme littéraire —, roman, théâtre et même essai —, le langage poétique ne dit pas, n’exprime pas, ne pense pas, ne dénonce pas, ne célèbre pas, même s’il peut le faire de surcroît. Il n’est pas, d’abord, de l’ordre du discours, du message, du sens, mais de la force et de l’intensité. Alors le temps de la lecture d’un vers, d’un poème, ou d’un livre, on sait ce qu’est la poésie : une intensification verbale de la vie. Ou, pour paraphraser Robert Fillou, ce qui rend la vie plus intéressante que la poésie. 

    ***

     

    PORTRAIT DE QUOI ?

            — On voit, oui. Mais quoi ?
            — Ce qu’on entend.
            — Comment ça ?
            — Des images dans l’oreille.
            — Dans l’oreille ?
            — Oui, là où parle la voix.
            — Et que dit-elle ?
            — Ce qu’on voit.

    *

    Il voudrait montrer. Non pas ce que ses yeux voient où ce que son doigt désigne, non. Plutôt ce qu’il sent là, tout près, entre chaise et nuage. Ce tourbillon invisible où tout à la fois surgit et s’engloutit. Une sorte d’attente précipitée, avec l’instant qui ressemble à l’instant — et s’en arrache. Un geste sans corps traversé de cris, d’étincelles, d’un obscur coup de vent qui  souffle les formes dans l’éblouissement vide du regard.

    *

    Au bout des doigts, ce qu’il montre. Que ce soit le chêne, le visage ou la lampe, c’est toujours autre chose. Ce qui vibre. Un mouvement immobile. Dire instant ne dit rien. Fissure, peut-être, ou interstice — embrasure. Avec ce qui brûle aussitôt — braise éteinte. Il se  perd.  Ne voit plus son index et son ongle trop long.

    *

    Le rideau. Et derrière, ce qu’il devine sans le voir. Une écume de fleurs, les branches qui bougent, le pré. Ou autre chose ? Une sorte d’attente à laquelle il voudrait bien donner un nom. Mais rien ne vient. Son pied bouge. Sa main cherche son ombre, ne trouve que des mots sans suite (crise, people, fric, sexe, pouvoir). Même la voix qui parle semble ne faire que répéter les mêmes syllabes, comme si quelqu’un était là, acharné à se faire en vain entendre sous l’assourdissant brouhaha du jour.

    *

    Décidément. Quoi ? Il ne sait pas. Décidément bleu, décidément vent. Décidément le reflet qui tremble sur la vitre, les ombres sur le sol. Décidément la saison et ses images qu’il a peine à reconnaître. décidément le jour et l’heure. Le pied, la main. Décidément ce qu’il ne saura jamais et la montagne pour ne pas savoir. Décidément il tremble ou rit. Décidément. Décidément rien d’autre.

            — Rien ?
            — Rien

    *

    Quoi ? dit-il quoi ? Derrière le tronc et le tuyau, quelque chose. Une sorte d’égouttement. Des montagnes gommées. Chut ! Le silence est une denrée rare. Même les oiseaux se taisent.

    *

    Il ne sait pas. Il cherche sans savoir. Les choses viennent sans qu’il les voie ou les entende. Elles sont là, soudain. Elles le regardent de leur plein multiplié. Il peut les nommer — chaises, table, tasses, vitre, lampe — elles ne ressemblent pas à leur nom. Elles sont le même tissu d’échos, d’éclats. Un labyrinthe où il se perd. Avec pour fil d’Ariane, le murmure chuchoté. Il écoute. Il ne sait plus. Il dit mais quoi ?


    votre commentaire
  • La séparation

        
        "En fin de compte, toute poésie est une traduction". Affaiblie, privée de tout ce qui en fait l'un des axiomes essentiels du romantisme allemand, cette formule célèbre de Novalis est sans doute à l'origine du lieu commun selon lequel écriture et traduction seraient deux activités jumelles. Écrire, dit-on, c'est aussi traduire. C'est convertir du vécu en langage. La même métaphore du passeur peut s'appliquer à l'écrivain et au traducteur: les mots de l'un transposent du vécu; ceux de l'autre du texte. Dans les deux cas, effectivement, l'activité semble, sinon identique, du moins très voisine. Ce point de vue est fondé sur un présupposé qui paraît aller de soi: la réalité (matérielle, événementielle, affective etc.) que l'acte d'écriture a pour fonction de faire passer dans les mots est déterminée et lui préexiste, comme le texte à traduire précède l'acte de traduction. Sous cette affirmation se dissimule un mode de pensée qui, tout en donnant l'impression de valoriser la traduction, la réduit pourtant à une activité doublement subalterne. En effet, si écrire est un reflet du réel, traduire sera le reflet d'un reflet. Double déperdition. Dans cette duplication en chaîne, l'original s'estompe. Écriture et traduction ne sont, finalement, que des ersatz. Reste, premier, inimitable en sa pureté, sa plénitude inaccessible, le modèle (vécu, d'une part, texte étranger, de l'autre) qu'au pire elles trahiront, qu'au mieux elles ne feront que suggérer.
        Or, cette conception de la littérature comme expression (du moi) /représentation (du monde), dont le corollaire ne peut être qu'une vision ancillaire de la traduction, repose elle-même sur un point de vue traditionnel, une sorte de platonisme dégradé, qu'illustre parfaitement cette affirmation de J.G. Hamann dans son Esthetica in nuce: "Parler, c'est traduire — D'une langue angélique en une langue humaine, c'est-à-dire transposer des pensées en mots —des  choses en noms — des images  en signes. "  D'un côté, il y a aurait le réel, le monde, la vie et de l'autre le langage, les mots, l'écriture, les seconds n'ayant évidemment d'existence que par rapport aux premiers. Dualisme qui, ontologiquement, a toujours dévalorisé le devenir, l'histoire, le langage au profit d'un absolu ("langue angélique", Idée, Un, Chose en soi, Esprit, Vie ou Etre) dont ils ne peuvent être que le pâle reflet, l'écho lointain —comme toute traduction le serait de son original. Cette conception de l'original (et, par-delà, de l'origine) empêche, me semble-t-il,  de penser et l'acte d'écrire et celui de traduire. C'est donc sur elle qu'il faut s'arrêter d'abord.

        Affirmer que l'écrivain va du réel au livre et le traducteur du texte au texte c'est, sous couvert d'une apparente lapalissade, oublier une vérité qu'au seuil du XVIIè siècle Cervantès met au cœur Don Quichotte : il n'y a pas de contact adamique avec le monde parce qu'entre lui et nous s'interpose toujours l'épaisseur inépuisable de la lettre. C'est pourquoi les aventures de l'ingénieux hidalgo sont au fondement même de la modernité, et il faut sans cesse y revenir si l'on veut échapper aux mirages de l'origine (ou aux fascination de “l'original"). Comme Don Quichotte, nous ne voyons le monde qu'à travers des livres (de la culture). Toute perception est, au fond, lecture. L'écrivain, donc, ne part pas d'un contact immédiat avec les choses mais d'une expérience déjà culturellement élaborée. Il ne va pas du monde au langage, comme on le croit vulgairement, mais du langage au langage, puisque entre son expérience et son travail surgissent inépuisablement d'autres livres. De ce point de vue Don Quichotte  est emblématique, dans la mesure où, on le sait, il se présente explicitement  comme une traduction. Celle d'un texte arabe par un traducteur maurisque, dont Cervantès ne serait que le modeste éditeur. Et cette version elle-même, que raconte-t-elle d'autre, au fond, qu'une histoire de traduction ou de transposition d'un monde de livres en un monde de paroles et d'actions. Or, ces livres — ces romans de chevalerie — sont eux-mêmes la transposition d'un modèle initial, l'Odyssée. Le texte du roman est donc la version d'une version qui, elle-même renvoie aux versions déjà lointaines d'un inaccessible archétype: enfilade vertigineuse de miroirs dont la traduction est le foyer... Comme si, finalement, Cervantès avait voulu nous dire que l'original, la pureté n'existent pas. Que tout est toujours transcription, transposition, translation. Trans : passage, ouverture, et non pas clôture. Il n'est pas indifférent que cette vision de l'expérience littéraire comme métissage soit née en Espagne, pays à la culture foncièrement métisse (même si près de quatre siècles d'histoire ont cherché à prouver le contraire) et qui, plus que tout autre, a connu les tentations de la pureté et les tragédies de la purification  — terme qui nous ramène, hélas, à notre actualité la plus brûlante.

        Loin d'en être une province éloignée, la traduction est donc au cœur de l'expérience littéraire. Toute grande œuvre est la résultante d'une somme d'influences qui dépassent de loin le cadre national. Robinson Crusoé, Madame Bovary  ou L'idiot  existeraient-il sans Don Quichotte? Corneille  sans le théâtre du Siècle d'Or espagnol? Le poème en prose — et donc des œuvres aussi considérables pour la tradition poétique européenne que Le spleen de Paris  ou Une saison en enfer et Les illuminations, pour ne citer que les exemples les plus connus— sans la traduction en prose des romantiques anglais? Et la poésie anglaise moderne elle-même serait-elle ce qu'elle est sans Cathay, la traduction du chinois que publie Ezra Pound en 1915? Autrement dit, au lieu d'être ce truchement, ce pâle reflet d'une inaccessible plénitude, à quoi on veut le réduire, l'exercice de la traduction, à son tour, peut être une origine. C'est ce qu' Herder, à la fin du XVIIIè siècle, affirmait déjà avec force. Pour lui, une langue n'est maternelle qu'à condition, non pas d'être première et pure, mais fécondée  par les œuvres de l'étranger. Fécondation qui n'a évidemment lieu que par la traduction qui ne peut donc pas être “seconde mais au moins aussi originelle que l'origine.”   Traduire ne sera donc pas plus imiter, copier servilement qu'écrire ne sera traduire, transcrire du réel, du vécu. Car, —et l'exemple de Don  Quichotte  nous l'a montré —le langage n'est pas l'instrument de reproduction ou d'expression auquel on le réduit d'ordinaire, puisque le monde tel que nous le percevons et le pensons est lui-même tissé de langage et de culture. Loin de n'être qu'un outil — un instrument — à appréhender et ordonner les phénomènes, il est l'élément dans lequel, pour l'homme, se constitue et se déploie le monde même. Dans ces conditions, travailler les mots ce sera, si peu que ce soit, faire bouger les choses. L'acte littéraire ne consistera donc plus à traduire, c'est-à-dire à reproduire une réalité connue d'avance, mais à la produire. Autrement dit — et je parle ici de ma propre expérience, mais un certain nombre d'écrivains n'ont pas dit autre chose —, écrire, ce sera donner forme à ce qui est sans forme, à faire exister ce qui ne peut exister qu'à être dit. Avant le texte, rien de constitué, pas de modèle, pas de réalité déterminée qu'il s'agirait de "rendre". La seule chose préexistante c'est ce que, faute d'un autre mot, j'appellerais le "désir". Un mouvement qui, en même temps qu'il cherche son objet le constitue. L'œuvre ne commence vraiment  que lorsque s'ouvre dans les mots un espace vacant où quelque chose peut ou non advenir. Je me souviens d'avoir écrit tout un livre pour répondre à un appel obsédant et énigmatique dont je n'ai su ce qu'il était qu'une fois le texte achevé. En somme, d'avoir écrit pour savoir. Et, pour savoir, d'avoir peu à peu oublié ce que je savais. Afin d'entrer dans ce territoire de la dépossession, de l' "inconnaissance" (comme dit le mystique) qui est, pour moi, celui de toute création.
        Sous ce rapport, la traduction est, apparemment, une démarche très différente, puisque l'objet du travail est connu d'avance. Il est même nécessaire qu'il le soit. Comment traduire ce qu'on ignore? Les choses semblent donc, là, beaucoup plus simples. Elles le seraient, si traduire était effectivement "faire passer", c'est-à-dire transporter une denrée inaltérable et indépendante des mots qui la véhiculent d'une langue à l'autre. Cette denrée s'appelle le sens. Or, contre l'instrumentalisme spontané qui croit que les mots des diverses langues ne sont que des différences de sons pour désigner le même contenu, Humboldt a montré que "même pour des choses tout à fait perceptibles, les mots des différentes langues ne sont pas entièrement synonymes" et qu'en disant hippos, equus ou cheval , "on ne dit pas complètement et entièrement la même chose". Ainsi, pour comparer l'espagnol et le français, luz, ça n'est pas exactement la même chose que lumière: c'est un mot sec, coupant, qui tient sans doute à une expérience météorologique extrême à laquelle ne peut pas renvoyer le terme français, plus doux, plus ouvert, plus vaporeux. C'est pourquoi , chaque fois que c'est possible, je traduis "luz" par "éclat" ou même "feu". "La palabra justa" disait Borges, ça n'est pas "le mot juste". Si donc on refuse cet instrumentalisme vulgaire qui croit qu'à un mot d'une langue correspond celui d'une autre, on s'aperçoit que le sens ne passe pas sans être altéré d'une langue à l'autre. A plus forte raison s'il s'agit d'un texte littéraire. Qui, on le sait, est lui-même une langue à l'intérieur de sa propre langue. Puisqu'il y modifie le sens courant des mots pour le transformer en "valeur", comme dirait Saussure, selon une systématicité relevant de tout une organisation d'ensemble. Laquelle tient au mouvement d'énonciation qui le produit. "Chaque texte, écrit Valéry Larbaud  , a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l'impression esthétique voulue par le poète. Eh bien, c'est ce sens là qu'il s'agit de rendre, et c'est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur". De même que le sens du discours parlé, ne tient pas seulement aux mots, mais à l'intonation, au timbre de voix, aux mimiques, aux gestes, c'est-à-dire à la présence de celui qui parle, de même le sens du texte ne tient pas seulement au lexique mais à une configuration syntaxique, métaphorique, phonématique, prosodique — en un mot, à un rythme  — qui manifeste, ici aussi le passage d'une présence. Or, ce passage, dans ce qu'il a de totalement spécifique, est intraduisible. Le traducteur ne peut donc être ni un "passeur" ni une entreprise d'import-export. L'opération à laquelle il doit se livrer, s'il veut obéir à l'injonction de Valéry Larbaud, est beaucoup plus inquiétante: tuer l'original pour le ressusciter dans son propre texte. Mort et renaissance. De ce point de vue, la poésie n'est pas seule à être, selon Lezama Lima, une "métaphore de la résurrection". Traduire, aussi, c'est re-susciter, re-faire. Mais attention: le corps ressuscité n'est plus le même. Il est d'une autre nature. Ainsi pour le texte — et pour le sens.

        Ce qui nous amène à remettre en question les notions d'exactitude littérale" ou de "fidélité". Notions récentes (organiquement liées à une conception romantique dégradée de la traduction) et qui, parce qu'elles  sont   la conséquence des postulats évoqués plus haut (dualisme, instrumentalisme) continuent à être la vulgate en la matière, malgré un certain nombre de mises en garde autorisées venues d'époques et d'horizons les plus divers. Ainsi, à la fin du XVIIIè siècle, en France, le grammairien Jean-François Laharpe s'exclame, devant la traduction systématique des vers en prose, sous prétexte de "fidélité": "Quoi! Vous appelez fidèle une copie qui ôte nécessairement à l'original la moitié de son mérite et de son effet? Etes-vous bien sûr que ce que vous nommez fidélité ne soit pas une perfidie?  ". Un demi-siècle plus tard, dans la Russie du XIXè siècle, Pouchkine remarque de son côté, à propos de la traduction du Paradis Perdu  de Milton par Chateaubriand: " Il n'est pas douteux que Chateaubriand s'efforçant de rendre Milton MOT A MOT, n'a pas pu conserver dans sa traduction, la fidélité du sens et de l'expression. Une traduction juxtalinéaire ne peut jamais être fidèle”  Affirmation définitive à laquelle se fait  écho Valéry, un siècle et demi plus tard: "S'agissant de poésie, la fidélité restreinte au sens est une manière de trahison. Que d'ouvrages réduits en prose, c'est-à-dire à leur substance significative, n'existent littéralement plus! [...] On met en prose comme on met en bière”  Dans les trois cas, la notion de fidélité au sens des mots est rejetée au profit d'une autre fidélité  que le vulgate régnante taxera de "trahison", selon le trop fameux adage, Traduttore/traditore,  accepté sans examen, et dont la fortune tient sans doute essentiellement à la qualité du jeu de mots qui le fonde en italien. Car, sans aller jusqu'à affirmer avec les Romantiques allemands que toute traduction est, par essence, supérieure à son original  (puisque elle échappe, par le passage dans une autre langue, à la pesanteur linguistique finie dans laquelle est prise l'Idée d'Œuvre vers laquelle tend son modèle et s'approche donc, plus que lui, de cette visée interne ) on pourrait citer une certain nombre d'exemples qui montrent que, parfois, la traduction peut être meilleure que son modèle. Un seul suffira. Il est proposé par Borges dans sa préface au "Cimetière marin" de Valéry  . Tout en reconnaissant la beauté du texte original, le poète argentin fait remarquer que le traducteur, Nestor Ibarra, au moins sur un vers, a fait mieux que son modèle . Ce qui l'amène, avec l'humour qui est le sien, à parler du "vers original " en espagnol et de "son imitation par Valéry". Et il faut bien reconnaître que "Le changement des rives en rumeur", n'égale pas "La pérdida en rumor de la ribera" et toute la saveur gongorisante que lui donne son tour latin. Quant à l'avant-dernière strophe du poème, il faut l'entendre en espagnol, pour sentir tout ce qu'y perd la "version" française:

            ¡Sí! Delirante mar, piel de pantera,
            Peplo que una miríada agujera
            De imágenes del sol, hidra infinita
            Que de su carne azul se embriaga y pierde,
            Y que la cola espléndida se muerde
            En un tumulto que al silencio imita.

    Splendeur visuelle, sonore et, surtout, simplicité que n'atteint évidemment pas la froideur classicisante et rhétorique du texte français:

            Oui! Grande mer de délires douée
            Peau de panthère et chlamyde trouée
            De mille et mille idoles du soleil.
            Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
            Qui te remords l'étincelante queue
            Dans un tumulte au silence pareil.

    Trahison, donc, puisqu'on affaire ici au un autre texte, mais trahison créatrice — "régénération", écrivait Gœthe — du texte original.
        Alors, au lieu de déplorer le fait que toute traduction est une trahison (pour ainsi justifier par avance certaines insuffisances), il faut le revendiquer. Oui, traduire, c'est toujours trahir. C'est même trahir deux fois, puisque, contrairement au lieu commun hardiment répété, traduire ce n'est pas, comme on l'a vu, "faire passer", mais faire se rencontrer: deux langues, deux voix qui se transforment mutuellement de ce rapport  . Traduire c'est donc, d'abord, trahir la langue d'origine, puisqu'elle s'efface comme telle. Ce qui faisait dire à Thomas Bernard: "Une traduction est un autre livre qui n'a absolument rien à voir avec le texte original. C'est le livre de celui qui l'a écrit. Moi j'écris en langue allemande". Mépris apparent qui cache un profond respect du travail de traduction comme meurtre et "régénération" de l'œuvre originale dans un autre espace culturel. Traduire, c'est ensuite trahir la langue d'accueil, puisque c'est la contraindre à dire ce qu'elle ne dit pas habituellement, en y faisant entendre la voix insolite de l'altérité. Double trahison, donc, de l'original en direction de la langue réceptrice, et de cette même langue en direction de l'original. Alors, seulement, cette trahison n'en n'est plus une. Car, en la forçant à dire ce qu'elle ne dit pas couramment, le traducteur oblige sa propre langue à se trahir: à révéler des richesses insoupçonnées qui, jusqu'ici, étaient restées latentes et inexploitées. Traduire, c'est donc approfondir sa propre langue, réveiller ses virtualités qui sont inépuisables, une langue n'étant pas un monde clos, définitivement constitué, mais "la projection totalisante de la parole en acte" comme, au seuil du XIXè siècle, l'a fortement remarqué Humboldt. Contre le lieu commun du "génie des langues" qui entraîne celui, daté, de l'intraduisibilité de la poésie (Coleridge, Biographia literaria, 1817), il faut affirmer — et tel sera pour moi le credo du traducteur — que chaque langue est capable de tout. Un exemple le fera mieux comprendre.
        Il y a, dans le sonnet célèbre de Vallejo, "Piedra negra sobre una piedra blanca", une expression qu'aucun traducteur, à ma connaissance, n'a, jusque là, osé traduire littéralement, sans doute parce qu'apparemment elle n'aurait pas passé en français, comme on dit : "Jueves será, porque, hoy, jueves, que proso / estos versos ..." Expression pourtant centrale dans le poème, en ce qu'elle résume dans cette fusion des contraires (prose/vers) toute la poétique de Vallejo qui est, précisément une remise en cause de l'opposition convenue. Ici, la poésie est sa propre prose; langage du poème et langage ordinaire ne s'opposent plus mais se confondent. Traduire cette expression, comme on l'a fait, par: "j'écris / ces vers" ou "j'aligne / ces vers", c'est manquer Vallejo. Peut-être, répondra-t-on, mais ainsi en va-t-il de la différence des langues; l'une supporte ce que l'autre ne peut accepter. Traduire en charabia, ce n'est pas traduire. Et, de fait, j'ai moi-même tenu pendant longtemps cette formule pour intraduisible. Jusqu'au jour où, par hasard, je suis tombé sur ces vers de Mathurin Régnier: "Ils rampent bassement faibles d'inventions; / Et n'osent, peu hardis, tenter des fictions, / froids à l'imaginer: car s'ils font quelque chose, / C'est proser de la rime, et rimer de la prose". Proser de la rime: voilà l'équivalent français de la formule apparemment intraduisible de Vallejo. C'est la rencontre avec son espagnol qui a permis d'éveiller une virtualité endormie de ma propre langue. Qui peut être bien plus souple, bien plus inventive et bien moins guindée qu'on ne le pense si l'on sort des moules rigides imposés par un certain conservatisme comme nous y invite notre XVIè siècle ou, aujourd'hui, nos littératures francophones. Ce qui, donc, paraît intraduisible n'est, en fait, que ce qui n'a pas encore été traduit. "L'intraduisible, écrit Henri Meschonnic, est social et historique, non métaphysique (l'incommunicable, l'ineffable, le génie). Tant que le moment de la traduction-texte n'est pas venu, l'effet translinguistique est un effet de transcendance et l'intraduisible passe pour une nature absolue" . Il faudrait ajouter que si toute véritable traduction — ce que Meschonnic appelle ici "traduction-texte" par opposition à la "traduction-information" — est, comme on l'a dit un rapport, c'est-à-dire une tension entre deux discours, entre deux langues, il ne peut y avoir de traduction définitive. Et c'est heureux. Les grandes traductions font date, comme des créations à part entière, et pas plus qu'un grand roman, un grand poème n'interdisent l'éclosion d'œuvres nouvelles qu'ils suscitent même par leur existence, elles n'empêchent les véritables retraductions. Car chaque traducteur, à chaque époque, refait le rapport à partir de sa propre voix, à la fois individuelle, sociale et historique. Et si  contrairement à la majorité des traductions  qui vieillissent vite, quelques unes restent vivantes, c'est peut-être parce que les déterminations d'époque ne l'emportent pas, chez elles, sur leur dimension subjective, comme c'est le cas pour les autres. Hölderlin traduisant Sophocle reste Hölderlin; Baudelaire traduisant Poe reste Baudelaire. Il en va de même, plus récemment, de Pound avec Arnaud Daniel, Cavalcanti ou les Chinois, pour ne citer que des exemples connus empruntés à la poésie parce que c'est là que les problèmes se posent avec le plus d'acuité. Toute véritable création est donc création. Écrire et traduire, même différents, ne sont pas dissociables.

        Conjointes d'abord, disjointes ensuite, écriture et traduction se rejoignent à nouveau, mais dans un rapport inverse à celui du début. Leur rapprochement ne se fait plus sur le traduire, qui suppose toujours dualisme (vivre/écrire, créer/traduire), donc hiérarchie et dévaluation du second terme face au premier. Il se fonde maintenant sur l'écrire, parce que toutes deux sont un produire. Alors, vie et écriture, création et traduction ne s'opposent plus. Écrire est une manière de vivre, traduire une manière d'écrire. Autrement dit: si l'écrivain n'est pas un traducteur, le traducteur, lui, est  un écrivain. Mais de quelle sorte? Qu'en est-il du sujet traduisant  par rapport au sujet écrivant?
        Il faudrait dire, d'abord, que la traduction est la face consciente d'une activité (écrire) qui ne l'est jamais entièrement. Tout écrivain, on l'a vu, ne maîtrise jamais consciemment tout ce qu'il écrit. Il écrit, même, pour découvrir cela qu'il ignore mais qu'une part de lui-même (cet autre qui est je) "sait" obscurément. Or, si l'écrivain est souvent écrit  par son propre texte, le traducteur, lui, écrit toujours sa traduction. C'est ce qui, au départ, différencie essentiellement les deux démarches. Alors que le travail d'écriture commence dans une sorte de "vide" dynamique, dans ce que j'ai appelé un "désir" sans objet ou aimanté par un objet confus, le travail de traduction part d'une connaissance la plus claire et la plus précise possible de son objet. Aussi, le traducteur doit-il être —est-il— d'une certaine façon plus intelligent que l'auteur qu'il traduit, puisque le chemin parcouru par ce dernier dans un état d'exaltation ou de conscience accrue, il doit le refaire, lui, en connaissance de cause avec les seuls outils de la claire conscience.  C'est, en tout cas, ce qui m'apparaît quand je compare mon double travail d'écrivain et de traducteur. Certains de mes livres, je ne sais littéralement pas comment je les ai écrits. Ils sont venus —aussi péniblement et difficilement qu'on voudra— mais ils sont venus. C'est tout (et c'est beaucoup). Par contre, je sais toujours très bien comment j'ai traduit tel livre; je me souviens de toute la peine qu'il m'a donnée et pourquoi. Ocnos  de Luis Cernuda, par exemple, avec cette transparence d'une prose qui, traduite telle quelle, devenait plate, ampoulée. Ou Nostalgie de la mort de Xavier Villaurrutia, dont les formes fixes assonancées ou rimées m'ont valu des mois d'un travail à la fois redoutable et exaltant. Jamais le texte que je traduis n'a donc, pour moi, ce caractère instable, immaîtrisé, obscur du texte que j'écris. Contraste que Borges, dans la préface déjà citée et avec l'humour faussement modeste qu'on lui connaît, résume à sa manière: "L'écrit original dissimule des omissions volontaires, une certaine vanité, une crainte de laisser deviner des processus de pensée que nous sentons dangereusement banals, un désir de conserver intacte au cœur de l'œuvre une infinie réserve d'ombre. La traduction, par contre, semble destinée à éclairer la discussion esthétique. Le modèle qu'on lui propose d'imiter est un texte évident, non pas un labyrinthe indistinct de projets abandonnés ni la tentation de facilité à laquelle on a momentanément succombé."
         D'où la difficulté de l'acte de traduire. D'où aussi l'exaltation, on l'a dit, qui peut l'accompagner. Mais, là, précisément, on quitte le domaine de la seule maîtrise, du seul savoir faire, pour aborder une seconde étape où le travail du traducteur semble rejoindre le travail de l'écrivain tel que je l'ai évoqué dans sa première phase. Alors que ce dernier, à l'inverse, est devenu, dans une seconde phase, beaucoup plus conscient. Comme si ces deux démarches ne se rapprochaient chaque fois que pour mieux se séparer. En effet, une fois le "premier jet" venu, toujours surprenant, toujours immaîtrisable, l'écrivain travaille avec toutes les ressources de son savoir et de sa conscience. Cela peut être long, délicat, difficile, le plus gros est fait. Pour le traducteur, au contraire, une fois établie la première version avec toutes les précautions et les scrupules nécessaires (exactitude lexicale, syntaxique, métrique etc.), le plus gros reste à faire: trouver un rythme qui sera non pas identique (tout rythme est singulier donc irrépétable) mais analogue, puisqu'il sera celui d'un autre  corps. Il y faut, à un moment ou à un autre, ce même état de vide dynamique, de perte, qui est celui-là même de l'écriture à son départ où quelque chose d'exaltant, effectivement, peut se produire: cette rencontre de deux subjectivités dans l'espace de leur différence.
        Etre fidèle, c'est donc et avant tout, être fidèle à soi-même dans l'accord avec l'autre. Un soi  qui ne préexiste pas mais qui se constitue dans l'acte de traduire comme il se constitue, pour l'écrivain, dans l'acte d'écrire. Car si, comme l'affirme profondément Humboldt, "toute compréhension est une non-compréhension: tout accord affectif ou intellectuel est une séparation", comprendre l'autre, c'est aussi ne pas le comprendre. C'est refuser de le com-prendre, de l'absorber, pour lui permettre de rester lui-même. Et c'est aussi, en retour, n'être pas compris, absorbé par lui, demeurer le sujet de sa propre énonciation — l'autre de l'autre. La traduction est cette divergence acceptée. Traduire, c'est s'installer dans l'espace de cette divergence et s'y maintenir. Afin que l'un restant l'un et l'autre restant l'autre, une véritable com-préhension puisse finalement s'établir.
                                     

    1 commentaire
  • Corps provoquant
    Un homme assis et qui regarde Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997



        L'écriture, quand elle commence, semble toujours avoir déjà commencé, n'être que le prolongement visible d'un processus obscur, comme la naissance l'est de la gestation. Ce qui porte le mouvement des phrases n'est pas la conscience claire d'un projet à réaliser ni même une quelconque intention préalable. Certes, il y a bien cette infime déflagration qu'on appelle émotion. Mais ce qui la suscite, ce n'est pas toujours — c'est même rarement — la vie, qui semble en être le théâtre privilégié: c'est plutôt — comme pour Don Quichotte — le monde du langage et des livres. Expérience d'autant plus insolite, d'ailleurs, qu'elle ne s'inscrit pas sous le signe de l'admiration ou de l'imitation. Qu'elle se produise, en effet, à la seule vue de la couverture du nouveau livre encore inconnu d'un auteur aimé ou, au contraire, pendant la lecture d'une page d'un romancier dont on se sent très éloigné ou encore du simple entretien avec un écrivain qu'on n'a pas ou peu lu, souvent elle semble relever de la distance, du trouble, du regard oblique ou du clair-obscur. Comme si l'étincelle du désir ne pouvait naître que de la tension entre le pôle de la plénitude pressentie et celui de ce qui fuit, échappe, se dérobe. Ecrire, alors, loin d'être le compte-rendu plus ou moins fidèle, plus ou moins transfiguré d'une réalité extérieure, serait une tentative de déchiffrement d'un texte qui n'existerait pas, d'un sens qui ne tiendrait qu'au mouvement de cela qui se retire à mesure qu'on avance, et s'engendre de ce retirement même. Irrépressible malgré ses intermittences toujours possibles, ce mouvement, dans sa précipitation ou, selon le cas son lent mais obstiné déploiement, entraînerait l'obscurcissement momentané de cette puissance rationnelle et critique qui, comme le rappelle Baudelaire, bloque toujours toute velléité d'écriture: "Se mettre tout de suite à écrire — disait-il. Je raisonne trop." (Baudelaire)

        Il y a de la naïveté dans cet acte qui tient à la croyance éprouvée que le monde, d'une certaine manière, commence avec lui. Car c'est bien le monde qui s'offre là. Non pas comme ensemble homogène et cohérent — comme totalité —, mais comme simultanéité de fragments hétérogènes — matières, gestes, paroles, souvenirs, objets, sensations... — tels qu'ils affectent le sujet dans le présent de l'écriture. Donc, essentiellement, comme rapport entre le corps et un "dehors" qui ne l'est jamais vraiment puisqu'il n'existe comme tel qu'en fonction de ce "dedans" où il semble pénétrer par effraction, mais dont, en fait, il reçoit sa forme.
        Alors la voix se met à parler. Et, avec elle, le monde. Ici, elle ne peut être qu'interminable, proliférante, étant donné que le monde l'est aussi. Mais le plus surprenant, c'est que le monde n' apparaît comme tel, autrement dit ne se révèle comme cette globalité poudroyante dont on vient de parler, que dans le mouvement même de l'écriture, lorsque le langage, à son plus haut degré d'incandescence, ne semble devoir révéler que lui-même. Il y a là un paradoxe qui tient sans doute à ce que le monde, pour le sujet, est dans la voix — est la voix. Et, plus ce mouvement se fait intense, plus le monde paraît prendre forme, se configurer, non pas selon des schémas, des modèles reconnus ou familiers, mais dans une sorte de désordre cohérent, de cohérence désordonnée qui est, peut-être, le propre de tout ce qui est à l'état naissant. Ecrire serait donc un exercice de l'éveil, selon l'expression des vieux maîtres chinois.
        Ainsi, ce qui se présente habituellement dans le cadre familier d'un espace et d'un temps homogènes, devient soudain afflux d'événements perceptifs et mentaux qui, ponctuels, discontinus, apparemment juxtaposés dans la nécessaire successivité de l'écriture, mais ne cessant, en fait, de s'anticiper et de se faire écho les uns les autres, finissent, dans leur continuel clignotement, par créer un paradoxal effet de simultanéité. Comme si, à la fois, tout passait et ne passait pas. Et, peut-être, pareille rencontre du successif et du simultané n'est-elle que la résurgence d'une très ancienne expérience qui, depuis des temps immémoriaux, est au coeur de la vision analogique de l'univers: celle du rythme. De même que le monde serait un système de signes où tout se répond et correspond, de même le texte serait un organisme où chaque élément, apparemment discontinu, entrerait en phase avec l'ensemble des autres éléments, dans l'organisation mouvante, la transformation perpétuelle, d'une globalité jamais close2. Or, si, comme le rappelle Octavio Paz3 , la clef de voûte de l'analogie n'est plus, à l'époque moderne, l'infinité divine qui donne sa cohérence à la Divine Comédie, par exemple, mais un abîme énigmatique, elle est, pour le texte, une réalité non dépourvue, elle non plus, d'une énigmatique profondeur: celle du corps.

        Corporelle, la cohérence du texte l'est toujours. D'abord, dans le retour obsessionnel de certaines configurations phonématiques, syntaxiques, sémantiques, imaginaires — rythmiques, en un mot. Pourquoi certaines allitérations, certains termes, certains mouvements de phrases illuminent-ils le texte comme de véritables foyers d'énergie dont ils sont le vecteur? Pourquoi "mouche", "visage", "main"? Pourquoi "chien" ou "lumière"? Pour certains de ces mots on devine quelque chose. On répète: "mouche"... "chien"... et d'autres mots remontent (ou surgissent, suintent...): "bouche" ... "viens", associés à quelques syllabes: "chiii"... "chut"... Une sorte d'angoisse sourde en monte. Au milieu des phrases, les bruits troubles du corps. A l'intérieur d'autres mots aussi. "Lumière", par exemple: cette douceur ouverte avec, au centre, une violence, cette fusion qu'on refuse (lui/mère). On n'ira pas plus loin. On voit trop bien se dessiner la scène: la porte, les bruits derrière — bruissements, froissements, chuchotements...— comme d'une lutte silencieuse. Mais n'y-a-t-il pas déjà là une élaboration trop évidente, une mise en forme préalable de l'informe qui bouge, pourtant, ne cesse de bouger? Et pourquoi, également, cette recherche du vocabulaire minimum? Ce refus de tout mot trop voyant ou d'une précision trop affectée? "Faux!", dit la voix, "faux!". Comme si écrire ne pouvait être que laisser transparaître. Sous la surface limpide, la texture volontairement simple, on perçoit quelque chose. Mais quoi? Quelle mémoire physique (physiologique, même) vient-elle affleurer ici? Pourquoi quand ces mots, cette pauvreté sont absents, rien ne peut-il se faire? Autrement dit: pourquoi sont-ils nécessaires — sinon suffisants — à l'existence du texte? A cette question, aucun écrivain ne peut vraiment répondre, parce que, précisément, tout ce qui lui vient du corps lui est presque totalement obscur. Lieu de rencontre du plus intime et du plus collectif, le corps déborde par le social et par le biologique la mince frange lumineuse de la conscience. Tout ce qu'un auteur peut donc dire de son travail n'est, au pire, qu'une complaisante auto-célébration, au mieux, qu'un intéressante construction théorique élaborée à partir, non de ce qu'est son oeuvre mais de ce qu'il croit qu'elle est ou voudrait qu'elle soit. Mais, s'il ne peut répondre, il peut, au moins, constater, être le témoin lucide de cette manifestation toujours surprenante, souvent énigmatique, qui se fait jour en lui à son corps provoquant.
        Dans ces conditions, l'identité (le moi), en même temps que la vision du monde à laquelle il est indissolublement lié et qu'on croit trop souvent à l'origine de l'acte d'écriture, finissent par se dissoudre au profit d'une multiplicité d'affects, de perceptions — d'affects perceptifs — dont un discours articulé en séquences organisées selon un projet cohérent relevant d'une descriptions du monde convenue ne peut, par sa nature même, rendre compte: "Tant que l'on pense à des phrases terminées par un point final, écrit Musil , certaines chose demeurent indicibles" Une fois rompue l'homogénéité rassurante de la totalité familière, ne reste que le non clos, le non formulable. Ce qui, on l'a dit, ne cesse de se retirer. Ne se révèle que comme une apparition qui ne s'offre que dans sa disparition même. Ombre, Lueur évaporée. Laquelle ne peut être approchée — nommée — que de biais. D'où, sans doute, cette origine toujours trouble, toujours oblique du texte dont il a été question au début. Et la nécessité d'une écriture essentiellement fragmentaire ou "poétique", si l'on entend par là le refus de toute liaison (logique, psychologique, narrative, idéologique etc...) au profit de l'éclat (au double sens), qu'il soit accueilli dans son surgissement ou pris dans le mouvement sinueux, ondoyant, répétitif d'une phrase ouverte, interminable. Ce qui ruinerait la notion de "genre", c'est-à-dire de hiérarchie, donc d'un ordre qui détermine d'avance la posture de l'écrivain et du lecteur avant même qu'ils aient commencé à écrire ou à lire. Essais, romans, poèmes, chroniques ou autres, dans leurs moments de plus grande intensité, se rejoindraient à ce point où l'écriture, par-delà le récit, la description, la méditation, l'image etc..., devient le mouvement de sa propre apparition.

    *

        Il écrit. Il oublie, il se souvient. le temps ne l'emporte plus, il l'habite, fait de lui le vif de ce qui vient. Son corps est là, immobile, hors du tourbillon vide de l'utile. Incliné sur une page, il écrit. Il est cette voix qui parle, soudain, sans qu'il l'ait voulu. Mais, à présent, comment l'arrêter? Il ne la reconnaît pas: elle est obscure et lumineuse, légère ou pesante, elle dit ce qu'elle ignore. Elle vient de loin et pourtant elle est si proche: comme le dieu de Saint Augustin elle est le plus intime de lui-même, le plus intérieur et, en même temps, le monde entier paraît y résonner. D'autres l'ont appelée "inspiration". Lui, l'appelle "la voix". La voix, simplement. Même pas "l'autre voix", car elle ne vient pas d'ailleurs: elle est, en lui, ce qui soudain le fait être. Mieux: être là — estar, dit l'espagnol —, ici et maintenant. Dans le mouvement de sa main qui écrit, elle passe, geste et rumeur, ombre et lumière, visions qui le traversent, d'où venues? Il ne sait plus, il n'y voit plus que cette lente concrétion, cette coulée brutale, ce vertige clair. Alors, par lui, malgré lui, tout s'organise, se répond, tout se tient. Qu'il quitte ou non la page, c'est la même cohérence qui l'émerveille. Car, même s'il n'écrit pas, une par de lui continue à tracer des signes invisibles en une sorte de suspens ébloui: la pièce où il est assis, la rue qu'il longe, les gestes quotidiens, sont traversés d'une fièvre insolite. Rien n'a changé et, pourtant, tout est différent. Comme si le monde recommençait entre les mots, dans le blanc infime ou insondable qui les sépare. Poème: architecture d'air, espace du souffle où il s'éveille: clarté, comme d'une fenêtre d'aube, fraîcheur sonore. Est-ce l'enfance? Le monde est là. Il n'a aucun visage — il les a tous. Ses mains tâtonnent sur la page. Il cherche encore. Entre les syllabes, quelque chose clignote: arbre ou jardin, froid de faïence ou de métal; on parle: les mots sont étranges, comme dépourvus de sens. Il note cette étrangeté. Ce noir aussi, tel un jet d'encre. Quelque part on crie. On rit. Est-ce lui? Il ne sait toujours pas. La phrase brusquement se referme. Au bout de la ligne — ou au milieu —, le vide. La voix s'est tue. Mais elle parle encore, dans le silence des mots qu'elle sécrète. Bulle. Où il s'est égaré, n'ayant plus ni nom ni visage. Où d'autres maintenant peuvent se perdre. Pour être plus vivants. De ce présent qui, comme lui, à chaque fois le recommence.

    (1994)


    votre commentaire
  • Ce qui se dit mal

    Note sur la poésie de James Sacré


         L'oeuvre de James Sacré est considérable, au double sens du terme. Par son abondance et son importance. D'où la place qu'elle occupe dans le panorama de la poésie française contemporaine. Une place à part, qu'on pourrait dire insituable, même si cette poésie semble participer de ce renouveau du lyrisme très en vogue aujourd'hui et auquel certains s'adonnent avec une facilité et une complaisance dont on se dit qu'elle relève plus d'une idée qu'ils se font de la poésie que de la poésie elle-même. En son temps, déjà, Unamuno disait que la poésie est plus affaire de « postcepte » que de précepte et toute la démarche de James Sacré est une parfaite illustration de cette remarque. Pas de recherche formelle visible, ici, ou d'effusion programmée, pas de chemin tout tracé, mais une marche hésitante, vacillante, parfois, jamais sûre d'elle-même et portée, pourtant, par une certitude dans l'incertitude et le doute qui la rend impossible à confondre.
        Dans cette œuvre abondante, deux livres séparés par trente ans, Cœur élégie rouge (1972) et Une petite fille silencieuse (2001), pourrait délimiter provisoirement un long parcours auquel les hasards des éditions et rééditions donnent une particulière cohérence. De l'enfance à l'enfance — des paysages d'enfance à l'enfance d'une petite fille —, de l'amour de la femme aimée à l'amour de la petite fille perdue, c'est tout un long voyage qui nous est proposé avec, pour guide, cette même voix tour à tour émue, grave, enjouée, désespérée (presque) ou émerveillée qu'on reconnaît d'entrée, au bout de deux ou trois mots, comme c'est le cas pour tout poète authentique.
        Dans cette voix qui parle, là, tout près, se lève une présence, forte et fragile à la fois, et qui, soudain, dans la fuite de tout, vous met dans l'ici et le maintenant du poème, littéralement au présent.

    La maison dans la lumière ou dans le temps, dans les arbres.
    La maison qui est un extérieur d'arbres et de prairies, un extérieur d'air et de nuages, et de pierres, et de tuiles. La maison avec son intérieur construit d'escaliers vieux et de charpentes, de fenêtres, de soleil sur le carreau d'une cuisine et d'ombre dans le corridor.
    La maison dans la lumière ; et silencieuse.
    La musique et la mort, la maison douce au-dedans.



    Car même si elle dit qu'elle n'y est jamais, que tout échappe et s'en va, que c'est en vain qu'elle voudrait parler pour rejoindre le monde, dans les quelques mots qu'elle prononce quand même, dans le souffle qui les porte, quelque chose vient, se met à vivre . Paradoxe du poème auquel, comme tant d'autres, mais à sa manière inimitable, James Sacré ne cesse de se confronter dans l'acte d'écrire lui-même :


            Au moment de penser à toi le poème
            T'oublie en cet endroit de mots
            Que c'est peut-être encore mourir.

            Quelqu'un
            Comprend que dire ou pleurer ce n'est
            Rien qui soit l'animation de ton visage silencieux.

            Te nommer pourtant dans ce théâtre des mots
            C'est peut-être toucher à ton dernier geste. Donne-moi la main.

        La poésie, pour James Sacré, est dans le faux pas, le trébuchement – dans ce qui se dit mal. Et cette maladresse, non pas calculée mais, comme la lecture des deux livres le montre, toujours plus acceptée au fil des années, fait bouger l'ordre trop attendu du langage. Surtout quand il se veut « poétique » avec ses images, ses mots convenus ou ses trouvailles, ses échos. L'écriture est, chez lui, du parlé dans l'écrit. Un parlé très écrit, bien sûr, mais qui, avec ses absences de négation, ses « pas beaucoup », ses « pas bien », ses « un peu » ou ses « pas vraiment » fait constamment boiter la phrase, lui donnant cette chaleur physique discrète mais tenace qui ne cesse d'y passer. Alors, par ces minuscules accrocs ou déchirures de la parole, quelque chose comme du jour ou de l'air entre dans le tramé du texte, et on se dit que c'est peut-être bien ça la vie :


            Quelque fois tout le temps qui vient
            (L'automne est tellement comme un cœur
            Et pommes rouges dans la campagne, les érables)
            Je vais tout ramasser, pomme
            Après pomme autrefois demain je pense à toi
            C'est presque penser à rien mais quelque chose insiste
            Une larme ou ton sourire au loin
            Ce mot silencieux d'automne longtemps.


        Dans Cœur élégie rouge, la vie c'est ce regard d'un enfant de la campagne sur le miracle des choses de la nature (arbres, oiseaux, insectes) et du quotidien (chaises, machine à coudre, géraniums, grenier, tilleuls, tuiles, puits ...) : c'est la découverte du monde et de son éblouissement : la persistance du paradis :

        Le jardin est autour et minutieux autant que l'air et la lumière vers dix heures du matin,
        et plein d'une résonance légère.
        Il y a des carrés de terre proprement sarclés et tendus comme du linge frais.
        Il semble que le jour existe depuis toujours.
        La maison respire

     

        Dans Une petite fille silencieuse, la vie, c'est le regard rétrospectif, déchiré, de cette enfant muette parce qu'elle est perdue, morte depuis longtemps, mais qu'elle est là, toujours, dans les intermittences, les soi-disant ratées du poème. Et plus le poète dit que ça n'est pas ça (et, non, ça ne peut pas l'être), plus il dit ne pas savoir retrouver cette beauté, cette fraîcheur, cette grâce légère, plus elles vous pénètrent et vous touchent au plus profond, là où, en vous, quelque chose bouge aussi, d'irrémédiablement perdu :

            Aide moi que disait la voix, tellement seule
            Aide-moi. Et tellement de confiance qui a peur.

            Le bleu du ciel était sans fond.


        Oui, comment ne pas être bouleversé par la savante simplicité de ces suites de textes brefs où, comme dans tout le travail antérieur, ne cessent de se croiser, de se mêler prose et vers au point que leurs différences (qui ne sont qu'extérieures) finissent par s'estomper ? Prose en poème, prose du poème, l'écriture de James Sacré traverse les genres, semble les retrouver pour mieux les reperdre en route, dans le mouvement de cette voix qui depuis près de quarante ans parle, parle, ne cesse de parler, portant, dans tous ses minuscules gestes de langage, dans ce peu de vie qu'elle est, toutes les vies, les morceaux de monde qui l'habitent et qui, par elle, un instant limité mais sans mesure, sont là, présents dans les quelques mots imprévus du poème :


        Le paysage contient dans son bleu beaucoup de difficulté. On le remarque parce que les arbres d'une campagne sont maintenant plus rares. On voit loin. Dans la distance les nuages détruisent en silence des monstres familiers et des carrosses. Comme autrefois. Retour de l'école à travers les champs. Grand geste aveugle du vent.
        Tout s'éloigne au fond du paysage, d'une façon petite. Une rumeur persiste ; pas facile de répondre au sourire muet du temps.


    1 commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique