• L'aube (à paraître chez André Dimanche)

                Elle est le  spectre clair.

        La greguería n'est pas seulement, comme on le croit souvent et comme Ramón Gómez de la Serna l'a laissé croire avec la célèbre définition qu'il en donne, « métaphore + humour », un simple jeu d'esprit, une simple pirouette verbale et mentale bonne à figurer sur le almanachs les agendas ou les cahiers d'écoliers. Elle est le principe d'organisation et la colonne vertébrale d'une œuvre immense et multiforme dont il ne serait pas exagéré de dire qu'elle constitue dans son ensemble une immense greguería. Le mot lui-même a été trouvé en 1912 par Ramón pour qualifier, dit Valéry Larbaud, « ces notations d'images spontanées et d'états d'âme, puisées en plein courant psychique » ; il a l'avantage par son sens de « cris confus », de « clameurs », de « bavardage inarticulé », de « jacasserie », de « criaillerie  » –– on parle de la greguería des enfants qui sortent de l'école, de la greguería des perroquets dans la forêt, etc. –– de suggérer à la fois le brouhaha des choses et les cris émis par une gorge humaine, donc de confondre le sujet et l'objet, l'intérieur et l'extérieur. Autrement dit, de donner à entendre au creuset du langage, la rumeur du monde dans la rumeur d'une âme. Par sa spontanéité, son jaillissement irrépressible, son innocence la greguería est comme le germe de toute vraie littérature. « Notre âme, écrit Ramón, est faite de greguerías et si on pouvait l'observer au microscope –– un jour on le pourra ––, on verrait vivre, circuler et vibrer en elle, comme sa seule vie organique, un million de greguerías [...] Pour surprendre le secret de polichinelle des greguerías, il faut commencer par ramener notre âme à sa bonté et à sa crédulité premières [...]  il faut n'être pas trop le professionnel de rien ; il faut posséder une âme saine, bien immergée en nous, railleuse, pleurarde, solitaire. Pour entendre, lire et voir les greguerías, il est nécessaire d'avoir un esprit libre, c'est-à-dire, de ne pas refuser à notre esprit sa propre extension, son vide, sa confession spontanés, sa sottise distillée, son indépendance [...] La greguería est ce qu'il y a de plus hasardeux dans la pensée [...] La greguería est un regard fécond qui, après avoir été enfoui dans la chair, a donné son épi de paroles et de réalité... »
        « Rendre l'âme a sa bonté et à sa crédulité premières », « n'être pas trop professionnel de rien », « avoir un esprit libre », « un regard fécond » : autant d'expressions qui soulignent le statut originaire de la greguería. Il s'agit, avec elle, de s'ouvrir sans œillères au grouillement de la vie dans lequel chacun est plongé et qu'il ne perçoit pas, le tissu d'habitudes dont il est fait, cette réalité liée, articulée, construite qui est la sienne où tout s'enchaîne selon une causalité et une familiarité rassurantes, l'empêchant de les voir. Nous vivons dans de l'attendu, du tout fait. Or, le réel, cette latence informe, illimitée, ne cesse de se faire et de se défaire : il est un surgissement et un engloutissement simultanés d'êtres, de choses, de situations qui n'en sont que les actualisations provisoires. Toute forme littéraire est donc, par définition, inapte à saisir cette perpétuelle métamorphose. C'est pourquoi Ramón, pour en rendre compte, après avoir eu recours à l'écriture pulsionnelle et continue du Livre muet , l'une des ses œuvres de jeunesse les plus originales et originelles, découvre un ou deux ans plus tard la greguería : non plus le flux océanique, mais la crête d'écume, non plus la liaison systématique mais la déliaison : le surgissement du réel dans le poudroiement infini de ses manifestations locales. Le discontinu comme mode de révélation du continu. La greguería nous situe au plus près de la germination des formes : elle en est l'équivalent langagier. Rencontre d'un regard et d'un phénomène elle est donc bien la fusion du plus intime et du plus extérieur –– l'il y a infini du réel transformé en réalité naissante.
    Parce qu'elle est illimitée, impalpable, insignifiante –– « tout est sans pourquoi, tout est informe, rien n'a d'apparence » –– l'aube est, sans doute, la meilleure métaphore du réel. De cet insaisissable avènement, Ramón ne pouvait rendre compte que par l'étincelle de la greguería. C'est pourquoi ce livre qu'il compose dans les années 17-18 et qu'il intitule, bien sûr, L'aube, est peut-être le paradigme de cette approche du monde par « gréguerisation » systématique. Il est, selon Rafael Conte, « l'un des meilleurs de toutes ces années [le début des années 20], et le premier grand triomphe de la greguería comme figure littéraire imposée par Ramón à l'histoire de la littérature universelle... »  Aussi fuyante et insaisissable que le phénomène qu'elle évoque, la première édition fut, selon Ramón, celle des éditions Saturnino Calleja, en 1918. Le problème est que personne n'en a retrouvé trace. Aussi doit-on considérer l'édition de 1923 comme l'édition originale. Elle s'intitule : L'aube et autres choses, ces « choses » de la vie que Ramón n'a cessé de traquer au fil des années, puisque, comme il disait, « les choses nous sauveront ». Plus tard, L'aube seule fut reprise dans les Œuvres choisies de 1947 et dans les Œuvres complètes de 1956, augmentée d'une centaine de greguerías : c'est ce texte qu'on lira ici.
       
        L'aube est donc l'un des plus beaux livres de Ramón. L'un où son originalité –– son « originarité » –– est la plus patente. Contre les esthétisations et autres poétisations en vogue à son époque –– le « Modernismo », cette sorte de symbolisme hispanique tardif y fait encore long feu ––, contre cette littérature du passé, mais aussi celle du présent et du futur, Ramón affirme, selon sa tactique essentiellement anti-littéraire, qu'écrire véritablement, ce n'est pas bien écrire, composer, poétiser mais mal écrire , dé-composer, dé-poétiser pour enfin voir vrai :

    « Les poètes, qui n'ont trouvé pour nous plaire de moyen plus approprié que celui de faire de belles peintures dans leurs vers, ont tracé et proposé les images les plus élégantes de l'aurore. Ils en font la fille de l'air, en lui donnant en même temps le titre d'annonciatrice du jour. Avec ce titre ils la supposent chargée de garder les portes de l'Orient, de sorte qu'à l'instant  prescrit et déterminé elle vient les ouvrir de ses doigts de rose. Devant elle, disent-ils, elle envoie les zéphyrs pour qu'ils purifient l'air épais et qu'ils dissipent les vapeurs sombres et préjudiciables. Par tous les lieux où elle passe et se laisse voir, donnant une âme nouvelle aux plantes, verdeur à la campagne et possibilité de naître aux fleurs. »
        Tels sont les lieux communs des poètes qui ont amoindri l'aube en lui ôtant sa volonté sérieuse, mate et incongrue et l'affolement des images qui la peuplent.
        En faut donner à l'aube une plus grande et plus terrible incongruité.
    Ses immenses ciels d'incongruité vibrent dans son atmosphère, et toutes ces images que j'ai écrites je les ai éprouvées et vérifiées, non pas avec mon désir de nouveauté, mais de vérité.


        Que reproche Ramón aux poètes académiques ou romantiques ? D'avoir attifé, déguisé l'aube au lieu de la montrer nue. De l'avoir embellie et, encore une fois, poétisée, au lieu d'avoir présenté sa « terrible incongruité ». Autrement dit, d'avoir cherché à faire du joli et même du beau ou du nouveau au lieu de faire du vrai.
        Car, même s'il accumule les images, des plus réussies (« Très tôt : l'aurore exaltée comme un nid de colombes ») aux plus tarabiscotées (« En la sentant arriver les étoiles passent leur sortie de bain et rentrent dans leurs cabines »), ce qu'il cherche dans le saisissement qu'elles sont censées produire, c'est à voir. Plus qu'un « voyant », terme trop mode, trop pompeux, Ramón est un regardeur : « Celui qui rentre chez lui dans un fiacre de l'aube ne regarde pas autour de lui, il ne se fait pas remarquer, il ne sait pas que moi je le vois toujours ». Ce qu'il cherche dans son langage où l'opacité, la confusion , le grotesque le disputent à la transparence et à l'illumination, c'est à détruire les images toutes faites, les lieux communs, les routines mentales et perceptives : « La littérature est anéantie sous le ciel anéantissant de l'aube... ». Du coup et dans le même mouvement il détruit et fait renaître entre les mots les choses usées par l'habitude et qu'on ne voyait plus : « ... chaque chose si elle revient, c'est qu'à nouveau pétrie, elle nous est rendue dans une nouvelle fournée. »
    Ici, pourtant, plus que de « choses » il s'agit d'un événement et d'un processus : l'apparition du visage sans visage de l'aube. Toute la première partie du livre va tenter d'évoquer ce visage dans son ampleur proprement inhumaine. Et ce qui passe entre les interstices de la parole comme entre les lames d'une persienne, c'est d'abord quelque chose de neutre et de désespérant qui nous met à cent lieues de « l'aurore aux doigts de rose » et tant d'autres clichés millénaires. C'est là la grande réussite de Ramón : être celui qui a vu vraiment et donc débarrassé la littérature de ses oripeaux : « Pas la peine. On ne peut inventer aucune exaltation, ni celle de la couleur, ni celle des mots. L'aube décolore tout ». C'est pourquoi « Cette lumière n'a pas de couleur... Nous ne voyons que la photo du monde ». En noir et blanc, bien sûr, ombre et clarté, surgissement et anéantissement confondus : « L'aube à son point le plus froid, à quelque chose d'un cataclysme géologique ». Non, ce monde n'est pas humain et le regardeur lui-même y est comme dépossédé de son regard auquel nul regard, donc nulle conscience, nul sens, ne répond : « Rien ne regarde... On voit la grande inconscience de la création ». Du coup, « La ville est sans moi, elle est comme je ne la regarde pas, comme lorsque je ne peux plus la regarder ». Contre tous les poncifs mièvres et écoeurants qui en font l'image même de la vie naissante et de sa beauté, l'aube est tragique. Elle est d'abord un univers ravagé : « Toutes les aubes ressemblent au tremblement de terre de Messine » ; « Tout n'est que décombres ». La mort rôde partout : « Tout semble creux sous ce regard de crâne net et récuré qui nous vient de l'aube » ; « On a toujours l'impression, au lever du jour, de sortir d'une veillée funèbre ». Alors, qui d'autre que Ramón aurait pu oser cette exclamation : « Oh ! La pétoche de l'aube ! » ? Oui, comment mieux dire cette angoisse de se retrouver, dans  cet instant limité mais sans mesure, seul, brisé, anéanti devant le « spectre clair ».
        La force de cette image est dans la conjonction des deux faces antagonistes de l'aube : sa face obscur et sa face lumineuse que Ramón, bien sûr, n'oublie pas. Mort et résurrection : « L'aube nous jette un vitriol qui nous met hors d'état ... puis elle nous recommence ». Car, au vide de l'incréé, succède la stupeur de la création. D'abord dans cette « grande inconscience » à laquelle l'homme ne peut accéder. Immanente et antérieure à toute transcendance –– « L'aube est profane » ––, elle est immémoriale  (« Toujours, tous les jours, l'aube est l'aube des siècles »), elle est illimitée (« La fenêtre de l'infini s'ouvre au petit jour... »), elle est cosmique (« Ciel de sable, comme de grandes dunes célestes ») avant de prendre corps dans le spectacle naissant des choses et d'apparaître à l'homme de s'offrir à chacun de ses sens : à la vue (« Dans le ciel –– on le voit surtout par lune claire –– il y a une énorme salle des machines ») ; à l'ouïe (« Une vibration comme de cristal... Sur le pont de la terre vibre le train de l'aube ») ; à l'odorat (« L'aube a l'odeur des genêts avec lesquels on allume les fours à pain... ») ; au toucher (« Pendant l'aube la barbe nous pousse comme une maladie »). Avant de s'offrir aussi à tous les sens réunis avec « La grande manade sauvage du petit jour ».
        Essentiellement évoquée dans la première moitié du livre, cette immensité sauvage de l'aube, devient, dans la seconde, une exploration du monde de la ville, et de la vie humaine à travers sa pâleur naissante. Les greguerías s'allongent en paragraphes de plus en plus fournis à mesure que le regard réduit sa portée en cercles concentriques décroissants, passant de la vision panoramique de la grande cité (« La ville est changée en ancienne cité lacustre... »), avec ses monuments, ses toits, ses places, ses rues, ses immeubles, ses cours et arrière-cours, à celle des hommes, où les noctambules, les fêtards, les mendiants, les mourants,  cèdent peu à peu la place aux boulangers, aux bouchers, aux laitiers, aux chasseurs... Il y a là tout un monde début de siècle –– diligences, fiacres, veilleurs de nuit, charbonniers ––, où le plus sordide côtoie le plus huppé, où Ramón, tel Asmodée soulevant les toits des maisons, montre, intérieur et extérieur mêlés, le quotidien d'une humanité qui, dans son affairement, ses allers et venues, ses gestes, ses bruits divers, ses plaisirs, ses peurs finit souvent, avec le petit jour, par se réduire à un énorme grouillement de bestioles insignifiantes : « Pusillanimes, les hommes sont pris dans la souricière de l'aube ». C'est pourquoi il nous propose moins des instants privilégiés arrachés au flux temporel, qu'une suite dynamique d'instants quelconques. Plus que photographique, la technique de Ramón est cinématographique. A travers plans successifs, plongées, contre-plongées, travellings, effets de zoom se lève une vision non pas linéaire, chronologique, des événements, mais simultanée, une sorte de vaste nébuleuse où tout coexiste.
    Cette « fabrique de l'aube » n'est donc pas une œuvre, au sens traditionnel du terme. Comme son objet même, elle est un processus, un mouvement d'expansion qui n'a pour limites que le terme provisoire de ces pages, mais qui se poursuit inlassablement à travers tous les autres livres de Gómez de la Serna. Au sein d'un tel foisonnement visionnaire, imaginatif, inventif l'auteur lui-même est comme phagocyté par son propre « sujet », il finit par devenir, dit-il son « exécuteur testamentaire ou [son] concierge », et même s'effacer pour n'être plus qu'un pur regard : « Nous sommes restés sans rien, exsangues, n'étant à peine que le regard qui voit... » Alors on touche à ce point où le langage n'est plus tout à fait du langage et les choses tout à fait des choses : « Comme les pages deviennent vides et profondément blanches dès qu'elles sentent l'aube ! » Et on finit par se dire que la littérature, l'art, c'est bien « ce qui rend la vie plus intéressante que l'art », comme l'écrivait Robert Filliou. Et comme Ramón aura passé sa vie à le prouver.
        Car, si dans ce poudroiement de notations, de trouvailles éblouissantes, ingénieuses, grotesque ou terriblement directes et sensibles le lecteur qui ne sait plus ce qu'il voit ni ce qu'il sent perd pied, et sombre avec toutes ses certitudes, quand il referme le livre et qu'il a tout oublié, quelque chose, malgré tout, flotte en lui : tissé au fil de tous ces instants à présent confondus, le visage de l'aube.


    PROLOGUE
    A LA PREMIERE EDITION



        J'ai été un espion de l'aube.
    Plus que tout autre j'ai fait ce livre avec la mort en moi ; la mort claire, sèche, maligne, sarcastique, inconvenante, mondaine, fluide, très fréquentable et très valeureuse.
        J'ai mis longtemps à le distiller.
    En le préparant j'ai détruit par erreur de nombreuses pages écrites dans les aubes de Paris pendant un hiver glacé, couvert de deux manteaux, de deux gilets et de deux couvertures, à l'affût de l'instant de l'aube, le visage gercé, les yeux pleins d'escarbilles, la langue brûlée par mes dernières pipes.
         On dirait que la Providence, comme qui cherche des papiers compromettants et achète même le voleur qui doit les voler, m'a fait me tromper et déchirer ces pages que je m'avoue incapable de pouvoir jamais reproduire.
         J'avais dû dire dans ces pages glacées quelque chose que la Providence ne voulait absolument pas que je dise, et elle m'a imposé sa censure implacable.
         Cette vision-là de l'aube avait été celle d'une adolescence ni totalement stupide, ni totalement éveillée, dont je serais incapable de retrouver cette claire tonalité de persiennes qui donnaient sur la pure idiotie.
         Quoiqu'il en soit voici finalement ce livre tant annoncé depuis des années et qui est, de mes livres, celui que j'ai le plus épuré dans mes cornues, mes filtres et mes alambics.



    *



        Quand on guette la nuit de temps à autre, en sachant qu'on avance vers l'aube, on voit les gares par lesquelles passe le ciel, par lesquelles passe la nuit.
        Il y a une gare qui est Miranda del Ebro. (Le ciel de France et d'Italie auront aussi leur Miranda del Ebro, c'est-à-dire une gare de nuit plus claire que les autres, une gare qui pourrait être en France, Toulouse, et en Italie, Pise, par exemple –– que sais-je
        Le tic-tac de l'horloge dans la nuit est comme le bruit monotone, constant, isochrone, d'un train subtil, d'un train qui bouge, d'un train qui avance.

        Elle sort comme de la mer et, de là, elle commence à balayer comme un balai mécanique toute la ville.

        Une vibration comme de cristal... Sur le pont de la terre vibre le train de l'aube.

        Et nous commençons à entendre le grillon de la tête... Ca c'est le pire.

        C'est l'autre crépuscule. Il ne faut pas l'oublier. Il faut méditer sur ce qu'il a de dramatique ce crépuscule, ce qu'il a d'achèvement, d'épilogue, même quand ce qu'il a de matinal –– crépuscule matinal –– peut lui donner la note optimiste et renaissante de la nativité.

        Ce sont les étages les plus hauts qui commencent à voir l'aube... Ils deviennent des yeux et s'emplissent d'une lumière d'un autre monde, tandis que les balcons d'en bas deviennent des bouches et ils bâillent comme du bâillement final.

        Dans l'oreille on sent la transition de l'aube.
        –– « Maintenant !... là ! –– se dit-on impatient et tremblant. (Une voiture est passée et le vide de la rue a résonné, ce vide suis generis de l'aube.)

        D'abord on dirait qu'une autre lune plus puissante et plus sage se lève de l'autre côté.

        Soudain, à une heure déjà très avancée, les yeux plongés dans l'écriture, se produit quelque chose d'étrange, comme si la lune avait fondu d'un coup, comme si un phénomène étrange, de fin du monde, s'était produit... On est surexcité... C'est l'allumeur de réverbères qui a éteint le réverbère d'en face. L'aube est proche.

        A l'aube, –– parfois matériellement –– apparaissent toujours enneigées les balustrades et les corniches de la maison d'en face.

        Comme les pages deviennent vides et profondément blanches dès qu'elles sentent l'aube ! Elles deviennent pâles de terreur car voilà qu'arrive ce qui dément leur mensonge, le mensonge selon lequel elles sont remplies même quand elles sont blanches.

        On entend l'artillerie de l'aube.

        Les cailles semblent être les grenouilles de l'aube et chantent à leur heure comme si elles se multipliaient, comme si c'était les nombreuses grenouilles qui coassaient à leur manière à l'aube.

        Cette lumière n'a pas de couleur... Nous ne voyons que la photo du monde.

        L'aube la plus ancienne est dans l'aube la plus moderne. A Pompéi je pensais : « A l'aube, Pompéi est la Pompéi de son temps », et ici je pense que cette aube est aussi l'aube primitive de Pompéi ou de la capitale inconnue de l'Atlantide.

        L'air mouillé de l'aube.

        Si le suicidaire réussit à passer l'aube sans s'être tiré dans la tempe, s'il la regarde avec audace dans ses yeux de crâne vide, il retrouvera pour lui les yeux qui peuvent continuer à voir, il se sentira résigné à vivre, qu'il lui soit arrivé ce qui lui est arrivé, et il entrera avec sûreté dans cette vie indifférente, couci couça, que l'aube vient absoudre.

        L'aube nous jette un vitriol qui nous met hors d'état... puis elle nous recommence.

        La maison a le regard de l'autre maison qui regarde vraiment la mer... Celle-ci regarde vraiment la mer de l'aube, cette mer qui ensuite se répand et s'en va vers les mers, et les mers se séparent ainsi tous les matins comme au premier jour de la création et la lumière se fait aussi comme au premier jour où Dieu pressa le grand commutateur.

        Les trottoirs semblent se liquéfier, semblent se mouvoir, on dirait que leurs caniveaux de pierre coulent vers le grand réservoir de l'aube pour ensuite revenir former les mêmes chaussées citadines qui meurent sur la grand place qui est comme le lac central de la Grande Ville. (Ils sont durs et liquides. Quelle contradiction ! Pas du tout. C'est l'un de ces contrastes féroces de l'aube, qui tout en ayant l'air de se contredire devant les hommes au jugement facile, ne se contredisent pas.)

        L'aube nous consacre de son sacrement.
        Ce fut à l'aube, le plus souvent, que les grands fondateurs forgèrent et érigèrent leurs fondations.
        C'est à l'aube que Christophe Colomb vit que l'aube existait.

        Les sphères des horloges sont aveugles et sans chiffres dans l'atrophie grise de l'aube... L'aube n'a aucune pitié pour les horloges et leurs petites minutes apparentes.

        L'aube de l'hiver est d'un cristal plus dur, plus translucide, un cristal si dur que vient y prendre appuis la force de la nouvelle création.

        Les arbres de l'hiver sont, sur l'aube, très noirs et très tordus ; surtout ceux des grands boulevards de la ville.

        Les usines électriques sont les seules à avoir assez de ténacité pour passer l'aube sans une pause... L'électricité qui, au fond, est aussi consubstantielle que l'aube, a ce privilège, et on dirait qu'elle aide l'aube à travailler à sa création, laquelle se sert d'elle et de ses câbles pour difuser les nouveaux courants.
    Des rues de Moscou, telles sont de partout les vraies rues de l'aube ... Rues de couleur froide... Chemins de la mort et du ne pas voir.

        C'est dans l'aube de la refloraison que se forgent les petites et naissantes folioles.

        L'aube nettoie le monde des voleurs.

        Elle éteint tout de cette manière subite avec laquelle l'allumeur de réverbères du fond de la rue éteint ses lampes.

        L'aube soigne les iris.

        A l'aube, au loin, passent des diligences dont les vitres prennent un atroce visage en pleurs... Ce sont des diligences qui cahotent comme sur les trous et les ornières des vagues.

        Les morts peuvent se mettre au téléphone au moment de l'aube ; mais il faut être discret pour la communication, il ne faut pas la demander, il faut profiter d'une négligence de la centrale et bien sûr se mettre à parler.

        L'aube, à son point le plus froid, a quelque chose d'un cataclysme géologique.

        Les hautes lucarnes l'implorent... Ce sont celles qui la voient de plus près... Elles pleurent comme à peine sorties de l'utérus maternel.

        Tout n'est que décombres.

        Une mer, un peu comme la mer du Nord, telle est la mer de l'aube.

        La nuit s'attarde longtemps dans l'usine du travailleur intellectuel... Mais l'aube vient jusque là et la confisque.

        A l'aube on est sans femme, comme si elle était morte ou qu'elle était partie... Quel jeu macabre si l'on s'évertue à ce que ce ne soit pas vrai et qu'on joue avec son spectre.

        Les cathédrales à l'aube sont comme des fossiles du passé, que l'aube dédaigne et laisse droites.

        Les églises à l'aube sont comme des églises de village, candides et stupéfaites. (Ce n'est pas la fin du monde que nous attendions –– se disent-elles).

        Les miroirs sont translucides comme la lune, ils se métamorphosent et perdent leur âpre mercure comme la lune au petit jour.

        Il y a une clochette qui ose sonner à l'aube et révèle ce qui dans le vide résonne, et le martelet impertinent et minuscule qu'elle est.

        Les villages sous l'aube ressemblent à des émigrés en Amérique. Dans tous les rêves de tous, tous réellement peut-être, se sentent en Amérique.

        Dans l'aube, l'âne n'est plus celui qui dit : « je ne sais rien de rien » et montre son ignorance. Non. L'âne à l'instant de l'aube sait tout, voit que rien n'a d'importance et reste suffisamment désabusé pour supporter sa tâche. L'âne gris, surtout, est plus que personne impressionné par la grise sagesse de l'aube.

        Toutes nos substances, nos essences et nos quintessences se sont mêlées à cette minute, toutes se sont mélangées à elle... Nous sommes restés sans rien, exsangues, n'étant à peine que le regard qui voit... Le cœur n'est pas à sa place, ni l'âme ; chaque chose,  si elle revient, c'est qu'à nouveau pétrie, elle nous est rendue dans une nouvelle fournée.

        L'aube est un fil tranchant, il passe en se défilant et c'est très difficilement qu'on l'enfile. Que de jours où je n'ai pu passer un seul mot ni un nouveau regard par le chas de sa si fine aiguille !

        L'aube est l'heure à l'ouïe fine.

        A l'aube précise, les trains ne sifflent pas, mais se succèdent ; ils s'en vont et reviennent vertigineusement, aidant à l'œuvre de reconstruction magique qui s'opère à l'aube.

        L'aube au-dessus des lacs reste à les regarder et rien de plus. Il n'est rien de plus statique que ce moment.

        Le délit d'avoir espionné tant et tant d'aubes, la Providence nous le fera payer. Subitement, à force de regarder l'aube, nous prend dquelque chose comme une folle petite vérole ou une érysipèle de véracité.

        La pauvresse berçait dans ses bras un enfant à la grosse tête et aux jambes maigres, étendu comme un de ces enfants morts dans une caisse blanche à galons d'argent. Cet enfant que je vis à l'aube avait comme une tignasse grisonnante, blanche.

        Les pages brillent avec un emportement féroce.

        Il y a un moment où, comme au terme de certains voyages sur la côte, on se dit : « Après cette montagne, c'est la mer, c'est la plage et son odeur forte».

        Les rues bordées d'arbres, les allées, se font plus obscures que dans la nuit profonde... Si cette minute nous surprend en pleine rue, il nous faut marcher au milieu pour être plus tranquilles, car nous voyons comme ça de chaque côté et nous pouvons prévoir le coup qu'on veut nous asséner.

        Le début de l'aube presque tous les jours est celui d'un jour de pluie... Après l'aube, seulement, on voit qu'on avait été trompé par le phénomène.

        Chaque tour pointue irrite l'aube et elle découpe ensuite cet édifice humain atrocement, exaspérément.

        Comme les inondations du Nil, elle efface tout, et de son intime géométrie tout surgit ensuite cadastré selon l'ancien cadastre.

        On sent aux articulations le passage de l'aube. Elle les sépare. Sans plaisanter on est décomposé, désossé par l'aube pour finir par être recomposé.

        Surtout, à cette heure du petit jour, ne faites aucun mouvement brusque, car vous pourriez mourir très facilement.
        Avoir veillé jusqu'à ce moment de l'aube, c'est comme avoir fait un long voyage, et c'est pourquoi on ne peut se mettre dans la violente extrémité d'avoir à réagir ; on pourrait même devenir aveugle comme ce marin qui, après une longue traversée, avait pris un bain avant de se reposer.

        L'aube a des millions de clochettes. On entend d'abord la forge qui les fabrique, dans toute leur rigidité, puis, à mesure que l'aube s'épure et avance, toutes les clochettes qui viennent d'être forgées se mettent à sonner.

        Par beau temps, le sifflement de la première hirondelle éveille l'aube ; c'est le signal, c'est comme le  « chasseur » ou le « groom » qui appelle celui qu'il faut appeler. Du coq, si effronté et si incongru qu'il fait parfois entendre le premier coup de l'aube à minuit, la nature se méfie à présent.

        Nettoyez les dents du cheval ; sinon, nous rendrons l'âme s'il ouvre la bouche dans les bâillements de l'aube, sous sa lumière clair-voyan-te.

        A l'aube, la ville est le plan obscur d'une ville à construire, elle est un projet de ville sans aucun précédent... Aussi est-il invraisemblable et cruel, pour ceux qui connaissent bien ce que signifie le passage d'une aube dans la vie, que les juges se fondent sur un précédent.

        A l'aube se mettent à pousser de nouveau les cheminées. Celles d'usines, surtout, quand l'aube est enfin déclarée, on dirait qu'elles s'étirent en hauteur.

        Ce qui se détache le plus haut à l'aube, ce sont les cheminées des usines. Elles sont ses hautes colonnes, ses soutènements, ses pieds porteurs.
        Ce sont les populations des grandes et nombreuses cheminées qui soutiennent le plus l'aube.
    Même les cathédrales n'ont pas cette valeur à l'aube ni ne se détachent de la même manière.
    Les cheminées se détachent le plus comme des choses sveltes, à la haute allure, à l'altière prestance.

        La ville du plateau elle-même, sèche, très loin de la mer, est un réservoir plein d'eau de mer quand s'approche l'aube... Les mers de l'aube inondent la ville pour qu'elle chante ses palinodies, pour qu'elle sente le frisson du déluge universel de chaque jour.

        On a toujours l'impression, au lever du jour, de sortir d'une veillée funèbre...
    La lumière de la lampe se change, au petit jour, en lumière de cierge et on est le cadavre couché sur le divan dans l'attente de la résurrection de la chair et du jour.

        Même si l'on a fermé le balcon, l'aube arrive jusqu'à nous. C'est l'aube du dehors, c'est l'aube du dedans, dans notre petite place intérieure, entre les vieilles pierres de notre âme.
    Ce sont deux clartés et un obstacle incompréhensible au milieu. Non seulement, il fait clair là dehors. Le trottoir d'en face est là et le trottoir d'à côté est au fond de notre âme.

        Comme elles entrent les eaux de l'aube dans les galeries vitrées, dans les jardins d'hiver, dans les « serres  » !

        On pourrait orchestrer avec l'aube une série de dialogues comme celui-ci :
        –– Je dois être comme une morte.
        –– Puisque nous sommes penchés sur l'infini, la tête hors du monde !...
        –– Regarde, tous mes bijoux sont éteints à l'aube, avec comme des yeux blancs...
        –– Pour qu'ils deviennent comme ça, eux qui sont d'une couleur si stable, quel instant de fin du monde doit être l'aube !
        –– Allons nous en dans un village où il n'y aura pas d'aube...
        –– Elle est partout... On voit bien que tu remarques qu'il n'y a que l'aube qui ronge la beauté.

        Les chiens, quelques chiens, aboient à l'aube...
        « Elle vient ! Elle s'en va ! La voilà ! » Ils n'ont que le temps de lancer ces trois aboiements de l'aube.

        Ce visage violacé que montre l'aube.

        Cette lumière blesse tout. La lumière de l'aube blesse comme nulle autre..

        Il n'y a ni optimisme, ni foi, ni espoir dans le Paysage... Le Néant, l'idée du grand roman, voilà ce qui abonde.

        Nulle véritable envie de réapparaître sur la terre. On voit qu'on ne peut rien implanter... Que l'aube ruine tout et qu'elle use d'un sarcasme destructeur avec tout... La littérature est anéantie sous le ciel anéantissant de l'aube.

        Le petit village lointain –– ce petit village –– on voit qu'il est gêné de réapparaître... Il a une couleur laide de village sous l'ennuagement le plus décourageant.

        Tout semble creux sous ce regard de crâne net et récuré qui nous vient à l'aube.

     

    (à suivre)

     


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  •   L'œuvre de Manuel Álvarez Ortega (né à Cordoue en 1923) est considérable , (trente-sept livres de poèmes publiés entre 1941 et 2007, sans compter les inédits). J'ignorais, il n'y pas longtemps encore, jusqu'à son nom. Et ce n'est pourtant pas faute de m'être intéressé à la poésie espagnole contemporaine. Il semblerait que cet oubli relatif dans lequel il est tenu aujourd'hui dans son propre pays, soit dû, avant tout, à une marginalité à la fois assumée et revendiquée. Cette écriture a, en effet, traversé, comme s'ils n'existaient pas, tous les courants et les modes qui ont irrigué et continuent d'irriguer la poésie espagnole contemporaine. Cette voix s'est trouvée elle-même, une fois pour toutes et, si elle a évolué, elle est toujours restée fidèle à l'orientation qui a été la sienne depuis le début : celle d'une vision de l'existence humaine irrémédiablement vouée à la mort et envisagée comme une sorte de crépuscule ou de purgatoire n'ouvrant à rien d'autre qu'à la nuit et à la disparition. Pareille postulation l'inscrit dans une lignée qui, du baroque espagnol au surréalisme, passe par le romantisme anglo-saxon et le symbolisme français et dont elle recueille les images obscures, désespérées ou lumineuses et l'exaltation panique. Elle la place d'entrée, lorsqu'elle apparaît dans les années 40-50 en Espagne, en grande partie en marge des courants dominants de la poésie de l'époque : néo-icisme et néo-expressionnisme religieux, poésie "sociale", réalisme critique et, actuellement prosaïsme simpliste de la poésie dite de  "l'expérience".
        La marginalité de Manuel Álvarez Ortega dans l'espace de la poésie espagnole d'aujourd'hui et l'orientation qui est la sienne s'explique sans doute aussi par l'influence du considérable travail de traduction de la poésie française moderne et contemporaine mené parallèlement à son œuvre de poète. Citons dans cet imposant parcours plusieurs anthologies (Poésie Belge contemporaine (1964), Poésie française contemporaine (1967), Poésie symboliste française (1975), Vingt poètes du XXè siècle (2001)), et des traductions de l'œuvre complète de Lautréamont, des poèmes de Laforgue, des Stèles de Segalen, d'anthologies de Jarry, d'Apollinaire, de O.V. de L. Milosz, des poèmes de Breton, du Grand Jeu de Benjamin Péret, des Chroniques de Saint-John Perse et de beaucoup d'autres œuvres restées encore inédites.
        Le donner à lire, c'est réparer une injustice en donnant à entendre chez nous cette voix obscure et solitaire, et en lui témoignant ainsi, en même temps, notre reconnaissance pour son travail de passeur mené avec passion et persévérance pendant plus d'un demi-siècle au service de la poésie française moderne et contemporaine


        Les extraits qu'on lira ici sont tirés d'une traduction inédite d'un long poème de 1967 intitulé Genèse.


    GENÈSE
    extraits

    Turn wheresoe'er I may, by night or day,
    the things which I have seen I now can see no more.

    WILLIAM WORDSWORTH




        ENCORE sans nom, symbole seul, sable durci par le cosmos, le jour répand son mystère, la poussière de son ombre,

    par-delà le couchant.

        Cette patrie n'est rien. Sillons, petits cimetières minéraux, les eaux emportent l'horaire fatal.

        Aucune main ne dure, aucun œil ne contemple la douleur, temps consumé.

        Seul le corps travaille ce que sa chair appelle un juste maléfice


    *


        PAR la porte, la lumière. Plus haut, la rue, le bruit des astres.

        Savoir que l'été attend là, l'inutile charité des ombres.

        Á présent, à ma bouche arrive un visage. La mer repose entre les vignes. Lente est l'heure, la main qui m'appelle.

        Je n'aime rien d'autre. Peut-être son feu, sa douleur devenue cendre.


    *


        L'ARAIGNÉE file dans le miroir. Martyres de poussière, les yeux ouvrent leur aveugle cheminement. Le passage de

    l'hiver, qui est mourir.

        Dans une procession d'éclairs, les cierges, viatique de l'aube, frissonnent au soleil. Aucun corps ne veille près du

    cyprès. Rien ne brûle dans le supplice du repos, dans l'éternité.

        Avant que le jour ne soit jour, l'araignée s'arrête : je vois la proie. J'avance entre les fils d'un magique univers.


    *


        AU-DESSUS de la terre touchée par le culte, un signe, le sceptre et ses vers.

        Au-dehors, dans l'ordre nocturne, la dame de marbre, l'auguste voix retrouvée.

        Tardive arrive l'heure. Le pardon. L'équilibre des dieux. Le dogme résigné à sa cavité adverse.

        Seul un corps connaît l'incendie de la mer, dans un autre corps.


    *


        SUR la mer, la voile subite du rêve. Papillon sans visage. Nuage dans sa patrie.

        Brisée, la proue, le temps dans le séjour sans lumière des eaux. La barque, moi. Vigie qui oublie le naufrage de l'âme.

        Tandis que s'éteint la nuit, une autre nuit plus obscure tombe sur ma maison.


    *


        IL SUPPORTE la voûte, le corps qui n'a pas été, voyage obscur dans le forteresse de l'amour, sa prison.

        Le sang clame dans son écluse. Une île, une voix peut-être, au milieu de l'accablement, sollicite sa victime.

        Je connais le passage. L'abîme qui touche ce qui est mort, étreint l'ombre, maudit.


    *


        TOUCHANT le secret de la flamme, il sut que l'amour n'est qu'obscurité.

        Il ouvrit la nuit, laissa sa dent plantée dans le miroir, un filet fut le palais que son jour habita.

        La porte scellée, il obéit à présent à son hiver intérieur. Là il se consumera, il sera scorie, signes d'un corps que la

    mort sut féconder.


    *


        POUTRES, papiers, vitres brisées. L'alarme de la douleur. Le vol de l'oiseau au bec de deuil. Les restes d'algues où

    mûrit le jour.

        Ainsi, au domaine du marbre, tu pénètres. Vert marin, tu rêves sa millénaire majesté. Hélitres, pattes, poil, tu deviens

    cendre.

        Dieu, regarde l'insecte. Aveugle et obscur, sur l'autel de fumier, il implore aussi son paradis.


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  • José Ángel Valente



    POUR TAMBOUR SEUL


    1


    Une île.

    Nous sommes venus dans l’île.

    Jour et nuit nous sommes venus dans l’île.

    Elle a brûlé dans la lumière, obscure

    la racine du regard.

         Une île.

    Oracle d’Ifá

    Vision de l’homme aveugle.

    Jour et nuit nous sommes venus dans l’île.

           Ciels

    d’aveugle lumière.

        Nous

    sommes venus dans l’île.


     

    2

    Dans cette île tous

    nous sommes nègres, négrillons, monsieur.

    Ici, les blancs nous sommes

    de légers nègres perdus

    dans le hasard de la brousse.

         Le manglier

    tisse et détisse l’air, monsieur.

        Tous

    nous sommes d’un grand rêve obscur.

         Tous

    nègres et blancs, blanconègres, nègres.

         Tous

    nous avons été vendus, monsieur.


     

    3

    On égorge un mouton,

    le sang s’écoule,

    dix-sept guinées,

    le sang s’écoule,

    poules et colombes,

    le sang s’écoule.

    Le bec des coqs ruisselle de sang.

          Sanlaó.

    Dans la maison d’Arcadio

    Le sang s’écoule

    et la vapeur du sang envahit l’air

    et le rythme du sang envahit l’air.

    Sanlaó, ahé, Sanlaó.

    Dans la maison d’Arcadio, dit-on, 

    Banderas avait le talisman

    Sanlaó, Babalú, Sanlaó, 

    Maceo a reçu le talisman,

    Sanlaó.

    Nous allons prier,

    Sanlaó,

    Nous allons danser

    Sanlaó.

    Dans la maison d’Arcadio, Sanlaó,

    nul ne sait qui a le talisman,

    Sanlaó


     

    4

    Frappe, nègre, joue

    sur les tambours sans fin de la mémoire,

    sur la lueur attardée de ton enfance,

    joue à Guanabacoa.

    Rappelle-toi que tu courais

    à travers les fils secrets de la nuit

    jusqu’aux grandes bouches de la lumière

    où seul on entendait le son :

          Ekué Dieu, 

    Ekué Dieu, Ekué Dieu.

    Rappelle-toi que tu courais

    sous la lune

    pour laisser dans ton dos les sandales de la peur

    et, les pieds nus

    tu escaladais les braises de la nuit

    tandis qu’au loin battait

    sur la peau tendue

    du poisson, le  son :

          Ekué Dieu,

    Ekué Dieu, Ekué Dieu.

    Joue avec l’écho brisé de ton enfance,

    nègre à Guanabacoa, tandis que

    tes longs doigts cherchent

    sur la peau du tambour

    le son :

          Ekué Dieu,

    Ekué Dieu, Ekué Dieu.


    5

    Les dieux, ils ont peur de tes doigts, les dieux.

    Joue pour Changó.

    Qu’on entende sans l’entendre le mot

    Joue pour Changó.

    Car il n’est femme enceinte qui ne puisse

    accoucher d’un père de secrets.

    Joue pour Changó.

    Eclair, dis-moi avec quel linge tu

    couvres ton corps.

    Joue pour Changó.

    Les dieux, ils ont peur de tes doigts, les dieux.

    Joue pour Changó.

                                                                                                                      traduit par Jacques Ancet


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  • Voir le blog "El Compadrito" et le site "La Caminata" de Lucienne et Jacques Ancet, consacrés au tango et à sa cult

     

     

     



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  • TANGO, MILONGA ET COMPADRITOS
    Du côté de chez Jorge Luis Borges

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