• Pièce en deux actes et 24 tableaux

    JACQUES ANCET

    mise en scène de

    MARC LAREBIÈRE

    avec

    Jean-François Fournier et Marc Larebière

    Acte I, tableau 1

    Acte II, tableau 1

    1ère représentation le 13 mars 2013

    salle Pierre Lamy, Annecy


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  • Comme si de rien




    Il ne sait plus faire. Plus du tout.
    La montagne monte, flotte.
    Le train-train, la tache
    qui bouge sur l'œil, ne cache
    ni ne révèle rien. Il écoute,
    il regarde, il attend, il oublie

                            10 juillet 2006




    Quelque part, ce qui se cherche
    comme un bourdonnement de mouche.
    Deux genoux, un pied. L'après-midi
    redevient bleue. On entend
    du silence – et autre chose.
    Une sorte de stupeur sans fin

                11 juillet 2006




    Il a posé la tasse, écouté
    quelque chose qu'il était seul à entendre.
    Sur la vitre le feuillage
    semblait s'être arrêté dans sa chute.
    Comment faire, disait-il.
    Un feu brûlait dans ses mains ouvertes

    12 juillet 2006




    Il a cru pouvoir dire. Mais non.
    Sur les lèvres le silence
    est resté intact. Et le spectacle
    à quelques pas toujours, immobile
    comme un peu d'air qui n'entre pas. Il a cru
    supprimer la distance. Mais non

                            13 juillet 2006




    Le retour n'est jamais le retour.
    Les mouches , toujours, et le feuillage.
    Un marteau s'obstine. Il s'est remis
    à compter. Il dit : deux heures.
    L'instant bascule. Le vent s'arrête
    La montagne ne se ressemble plus

          14 juillet 2006




    Et lui, se ressemble-t-il ?
    La chaleur, le pied, le balancier
    de l'ombre, comme si de rien n'était.
    L'éblouissement du trottoir vide
    qu'il faut traverser pour retrouver
    l'image, le grain de temps

                    15 juillet 2006




    Il écoute encore : la corneille
    s'égosille, mais c'est autre chose.
    Sous chaque bruit, ça s'obstine,
    bruissement ou froissement comme d'un fleuve
    d'images invisibles qui passerait.
    Ou rien, ou le sommeil qui revient

                            16 juillet 2006




    Il ne sait plus, non. Une chaleur
    trop bleue, un cri et ses yeux
    ne voient plus que du feu. Une poudre
    grise un bruit de mobylette
    trament le jour qui décline, s'en va.
    Personne pour parler ou se taire

                        17 juillet 2006




    Le décor pourtant n'a pas changé :
    parasol, un lac deux cygnes, des silhouettes
    un instant sur le bleu. Arrêté
    dans la carte postale, il regarde autour,
    disparaît. Reste son ombre
    – vent et poussière – sa place vide

                        22 juillet 2006




    Traverser le jour relève de l'exploit.
    La lumière a pris un autre nom
    Inquiète son ombre brûle
    entre attente et oubli. Est-ce lui ou l'autre ?
    Vite, saisir, lâcher ce qui vient
    de face et puis de dos – ce qui va

                        24-25 juillet 2006


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  • Oublier l'heure



    Où qu'on soit, c'est la même attente. Ce suspens d'après dîner entre une et deux, quand les choses n'ont pas encore perdu tout espoir d'imposer leur présence et découpent la lumière de leurs contours tranchants. Quant au corps...

            - Oui ?
            - Oh ! Rien.
            - Dis toujours...
            - La fatigue, seulement.

    Posé sur les yeux, c'est comme une brume, un poids léger sur les paupières. Une sorte de vertige vague au bord duquel on hésite.

              - Entre veille et sommeil    
              - Entre naître et mourir.





    Elle qui disait : « Ma part, c'est d'être perdue », pensait-elle que chaque instant est une perte dont on ne se remet jamais ?
    Elle qui disait : « Ce qui te sépare c'est ce que tu es », pensait-elle que sa voix la détruisait en la faisant ?
    Elle qui disait ; « Les morts pressés sur moi, / se taisent dans toutes les langues », pensait-elle que la violence du monde résonne dans le silence porté par chaque mot ?
    Et qu'alors, parler c'est mourir ? Toucher le fond pour ne plus se perdre ?
    (I.B)





    Dehors, la lumière et sa géométrie. Les façades brillent. Quelqu'un m'appelle, mais quand je me retourne, je ne vois que des visages inconnus. Alors je marche. J'ai un but précis, semble-t-il. Je traverse une rue, un jardin, accompagné d'un tournoiement de mouettes. De loin, une allée me fait signe : arrière-cour, escaliers. Je monte, je n'arrête pas de monter. Quand il n'y a plus d'étages, je redescends. En bas, je retrouve l'eau, son souffle froid. Je longe les quais, le soir commence à tomber, les lampes s'allument.
    Sur les trottoirs, les pas sont comme une averse, mais la lune brille. Plus loin, c'est une place. La même, toujours, et sa fière statue de bronze. Je te vois venir. Tu es une ombre qui se rapproche. Entre nous, il y a cette nuit. Je tends la main, pour y voir mieux. Elle ne trouve que l'air froid, un peu de terre et un pétale humide. Je dis « reste, reste encore... »

        - Tu parles tout seul ?
        - Je me tiens compagnie.





    Parce que je suis perdu, le jour recommence,. Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce que j'en sais. C'est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s'éteint ; ce qui tremble ou s'obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrances, dis-tu. Ca, c'est aussi le jour. Tous ces cris. On n'y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L'odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.

        - Quelque chose ?
        - Oui, quelque chose –– pas rien.





    Et pourtant rien. Comme les feuilles, le bruit de l'avion au passage et le silence qu'il en reste. Ou l'attente du grand chien blanc. Sur les doigts, l'odeur tenace de la menthe pourrait rappeler quelque chose. Mais non, rien. Seul ce vide où je me dissous, où je suis la voix, tu sais, celle qui parle sans parler. Et c'est moi, à présent, qui attend. Avec le froissement des pages, les craquements du radiateur. Comme pour dire il y a ou c'est là.




    Eblouissement. Ce que je regarde, je ne le vois pas. Du rouge, du vert en bandes sombres et lumineuses. Et c'est déjà trop dire. Ce que je ne vois pas, je le regarde. Je parle, comme dans la pièce à côté. J'entends ma voix, pas les mots qu'elle prononce. Je me perds dans l'écart –– entre, toujours. Quelqu'un en sort. Ou quelque chose qui ne ressemble à rien.



     
        - Tu n'y arrives plus ?
        -  Non.
        - Essaye encore.
        - J'essaye, mais rien ne vient.
        - Rien ?
        - Rien.

    Les voix parlent. Leur dialogue est à peine audible. Je l'écoute, un peu distrait. Questions, réponses. Ni visages ni corps. Un seul souffle. Je l'entend si près que je le confonds avec le mien :

        - Quelque chose, pourtant.
        - Dis-moi.
        - Comme un souffle.
        - Tu vois quelqu'un ?
        - Non, mais je le sens.

    J'écoute toujours. Le ciel tombe derrière la vitre. Le silence est en sursis. D'un instant à l'autre il va se briser. Mais les voix le retiennent dans le goutte à goutte des syllabes :
        - Tu le sens ?
        - Oui, là, tout près.
        - Comme de l'eau ?
        - Ou de l'air.
        - De l'air, oui.
         - De l'air.

    Un tissage très serré mais transparent. Je vais presque voir –– ombre et lueur –– ce que j'entends. Voir les voix. Comme elles me voient :

        - Tu vois ?
        - Oui.
        - Qu'est-ce que tu vois ?
        - Je ne sais pas mais je vois.
        - Comme un visage ?
        - Peut-être.
        - Il vient ?
        - Il est là.





    Le chat ferme les yeux. Dehors est un éblouissement obscur. Peu à peu je sombre dans un entre-deux sans paroles. Le fracas de l'hélicoptère invisible et le tronc du chêne appartiennent un instant au même monde. La brume les réunit et les efface. N'en reste qu'un silence et, noir sur blanc, une trace immobile. Comme un idéogramme privé de sens. Aveugle, j'avance sur le fil. Prêt à basculer. Mais rien ne bouge : ni le chat ni le chêne. Seul, dans la chaleur, le cordon du rideau et le souffle. Quant aux mains elles sont trop loin pour les sentir, perdues dans de menus travaux.
     
        - C'est l'heure.
        - De quoi ?
        - D'oublier l'heure.


    Chronique d'un égarement




     


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  • L'image traversée

    (D'un carnet de voyage )

             Dimanche 15 février
     

              Que signifie partir? On est toujours déjà parti. Ou jamais. Une fois dans l'élan du mouvement, c'est comme si l'on n'avait jamais cessé d'être là, dans l'immobilité de chaque instant. Des portes qu'on ne cesse de franchir, qui ouvrent sur d'autres portes.

     

              (Le petit matin gris, le lac comme un miroir et la découpe bleue sombre des montagnes)

     

              Le voyage, c'est l'imminence entretenue. D'où l'inutilité (ou l'utilité, c'est selon) des kilomètres parcourus.

     

              (Par le hublot, la Méditerranée: une côte entrevue (laquelle?) avec quelques taches turquoises tout près du liseré clair d'une côte. Puis une immense marbrure de nuages blancs. Un peu comme la fonte des glaces au printemps dans les mers polaires)

     

              Même si nous prenons peu l'avion, comment comprendre que, malgré sa splendeur, le spectacle soit usé d'avance. A cause des images dont nous sommes repus et qui nous donnent le sentiment que l'inconnu n'existe plus?

     

              (Première vision de l'Afrique: le quadrillage gris, blanc de Tunis. Avec les noms (Tunis-Carthage) les siècles se télescopent. La géométrie du port contre la mer vert pâle et la descente sur des marais, comme pour y atterrir avec, au bord, les immeubles qui grandissent)

     

              Alors pourquoi aller vers le désert? Pour y retrouver l'étonnement? Ou le visage du même?

     

              (Damiers ocres et verts éteints. Des montagnes comme un aubier rougeâtre)

     

    *

     

              Entre Djerba et Tataouine, passée la route construite sur la voie romaine qui relie l'île au continent, c'est d'abord le pays plat du bord de mer. Amène et sympathique, le conducteur parle, explique avec les mains. D'où les fréquentes embardées et l'inquiétude des passagers. Maisons couleur de terre, de poussière, hommes et femmes en djellabahs, champs d'oliviers à perte de vue. Dans un village des petites filles reviennent de l'école cartable en main et robes de couleur, comme chez nous. L'insolite et le familier et l'impression étrange d'être ailleurs sans y être...

     

              Tataouine est construite au pied de contreforts montagneux avec, au sommet d'une colline rocheuse, à droite en arrivant, l'ancien bagne. Le soir, la voix au loin du muezzin et les couleurs du crépuscule, gris bleuâtre et ocre. Une fois encore cette impression d'entre-deux mondes.

     

              Pour nous faire comprendre la fascination du désert, quelqu'un raconte l'histoire de la fille du roi d'un pays merveilleux aimée par un horrible sorcier. Econduit, ce dernier transforme l'Eden en désert de sable et la princesse en gazelle dont les yeux profonds reflètent toute la nostalgie du paradis perdu.

     Lundi 16 février.
     

              Départ à neuf heures. Trajet en Land Rover à travers steppe (et brouillard!) jusqu'à Remada, poste militaire où nous faisons halte pour un contrôle des papiers. En attendant nous nous promenons. Rues blanches au portes bleu vif. Des hommes assis bavardent sur les seuils dans un flot de musique plaintive et obsédante. Pauvreté et art de vivre. Béchir, le chauffeur, nous vend des chèches et nous apprend à nous les mettre. Cette bande de tissu blanche ou de couleur protège la tête et le visage du soleil et du vent tout en laissant passer l'air de son tissage relativement lâche. Nous les essayons avec circonspection, sceptiques sur leurs vertus de protection. Un peu gênés aussi de nous sentir comme déguisés.

     

              Ensuite c'est de nouveau la steppe — verts pâles, orangers, gris , mais plus vaste, avec au fond des tables montagneuses, des mamelons violets. Dîner au pied d'un tamaris. Le grand désert est encore à 60 km.

     

              Sable et pierre, cendre et feu, la plaine immense défile. L'impuissance à décrire est l'un des aiguillons du désir d'écrire. Que dire qui ne soit usé d'avance?

             

              Le désert. Rien.

     

              Les voitures nous laissent avec M. le le guide-interprète-cuisinier et les chameliers au pied d'une première dune à la taille impressionnante. Nous l'escaladons avant le repas du soir. Sur le sable orangé, presque aussi fin que du talc, le trajet des lézards, des scarabées et autres insectes imprime des motifs délicats et répétitifs pareils aux frises ornementales des édifices arabes. Y aurait-il là l'une des origines de l'artisanat et de l'art musulmans?

     

              Premier soir. Nous mangeons à quatre pattes, dans la cuvette commune, le couscous préparé par M.. Puis l'espace se resserre autour du feu. Au-dessus, un ciel comme je n'en avais jamais vu, je crois. Les étoiles d'une luminosité, d'une densité incroyables — des fleurs blanches, presque. Vapeurs lactées, clignotements, pluies de givre immobiles. Les yeux luisent, les sourires.  Le thé à la menthe, très fort, très sucré, circule de main en main. Puis c'est le tam-tam sur la cuvette du souper devenue un tambour. On chante, on rit. On traduit comme on peut les paroles. Arabe, espagnol, français, anglais. Les rythmes obsédants, les mélodies. Les voix se croisent: on traverse les langues.

     Mardi 17 février
     

              Sur le safran, l'ocre-vert de la steppe, le jour se lève en rose et bleu. La tente et les sacs restés dehors sont ruisselants d'humidité. Dans le froid vif le corps retrouve les gestes premiers. Les visages, les mains se tournent vers le feu où fume la bouilloire. On s'agenouille pour manger, pour boire (café, lait, biscuits).  On plaisante et on rit. Puis c'est le départ.

     

              La marche dure plusieurs heures, à un rythme soutenu, dans une grande plaine caillouteuse. Nous sommes seuls, partis bien avant les chameaux, mais à la première pause, vers une heure, nous les voyons surgir comme par enchantement. D'où arrivent-ils? Lieu sec et plat, criblé de crottes et de mouches autour d'un puits artésien où boivent les bêtes. On atteint l'eau par un étroit goulet où ne peut passer que le fond d'une demie bouteille de plastique. Il faut donc répéter inlassablement l'opération pour puiser suffisamment de liquide. Le guide raconte que deux ans auparavant l'eau chaude jaillissait à flots et formait une sorte de piscine en contrebas mais que les forages des prospections pétrolifères ont brisé les conduits rocheux qui l'amenaient en surface. Repas (sandwichs au thon, crème de gruyère, dattes sèches et thé) aux lisières d'un paysage de dunes basses qui moutonnent à l'infini.

     

              Dunes ocres, surfaces terre de sienne et l'immensité bleue.

     

              Décrire n'est pas écrire.

     

              (Soirée très réussie: chants croisés et danses autour du feu)

     Mercredi 18 février
     

              Petite prière de l'écrivain

               Mon Dieu, préserve-moi des phrases trop belles et des idées ingénieuses
     
              Fais que ma main soit guidée non par l'amour des mots mais par le souffle qui les porte.
     
              Fais que je devienne celui que je ne suis pas et non mon propre reflet.
     
              Mon Dieu, délivre-moi de la tentation des images
     
              Ainsi soit-il
      

              Journée difficile avec le vent qui n'a cessé de souffler. Pas suffisamment fort pour nous empêcher de marcher mais trop tout de même pour que la marche n'en soit gênée. Têtes et visages protégés jusqu'aux yeux nous découvrons les vertus du chèche.

     

              Nous entrons dans une zone où alternent les dunes et de vastes cirques plantés çà et là d'arbustes résistants. Nous ne nous séparons pas des bêtes sur lesquelles plusieurs d'entre nous sont montés. Le chameau semble avancer lentement, d'un pas de sénateur, mais sa marche, au rythme imperturbable de ses longues pattes est très rapide et difficile à suivre.

     

              Assis dans un épais buisson pour échapper au vent, je regarde l'ocre du soir tomber peu à peu sur les dunes. Ce bout du monde est plein d'une vie imperceptible et inattendue: bruissement des feuilles, grignotement minuscule d'un scarabée, voix des chameliers. Tam-tam intermittent sur une cuvette ou une bouteille vide. Chant bref, qui reprendra gai et litanique à la veillée. Poussé par le vent le sable glisse en ondulations mouvantes et les chameaux qui broutent sur les dunes sont les effigies obscures d'un monde très ancien.

     

              Le soir, à la veillée, M. raconte un peu sa vie. D'origine pauvre, il quitte son pays pour gagner sa vie. En Hollande, d'abord, où il travaille huit ans comme  cuisinier, puis dans la bâtiment, en France, pays dont il dénonce le racisme larvé. Au retour, après l'échec d'une pâtisserie à Tunis, il monte un restaurant près de la frontière lybienne avant que la fermeture de cette dernière n'handicape considérablement son petit commerce. Il devient donc écrivain public et, pour arrondir des fins de mois difficiles, guide-cuisinier-interprête pour les randonnées chamelières.

     Jeudi 19 février
     

              Je demande à M. de m'apprendre quelques mots arabes. Il les écrit sur mon carnet:

     

    LAIL/nuit;

    NAHAR/jour;

    EL MAA/l'eau;

    NAAR/feu;

    EL RAML/le sable;

    DAOU/lumière.

    EL RIH/Le vent;

    JAMEL/dromadaire;

    KAMEL/chameau;

    SABAHELKAIN/bonjour;

    SALAM ALIEKEM/bonsoir;

    CHOUKRAN/merci;

    EL HOUB/L'amour;

    RAJOUL/Homme;

    MARRA/femme;

    TEFAL/enfant;

    CHIBANI/vieux;

    AZOUZ/vieille;

    EL KOUBZ/Le pain;

    AGANI/chanson;

     

    Il me demande de lui composer un poème sur le désert. Un peu plus tard, monté sur un dromadaire, accroché à mes deux cordes (avant et arrière pour éviter de basculer dans un sens ou dans l'autre), je compose mentalement le texte suivant:

     L'IMAGE
     
    Le désert est une image
    Si tu y entres, les autres s'effacent

     
    Tu comptes tes pas
    (Les dunes sont du lait)

    Tu ne comptes pas

     
    (L'horizon qui recule vient comme un visage)
     
    Tu cherches ton nom

    (Le sable ou l'ombre
    le vent qui parle bas)

     
    Quand la lumière se retire
    l'homme prie le dieu du jour et de la nuit

     
    (Le temps remonte vers l'amont)
     
    Le désert c'est toi Vendredi 20 février
     

              La brume au lever. Puis le soleil. Nous partons à travers l'erg. Couleurs pâles (farines, safran). Les grandes dunes abordées hier sont les plus belles du voyage. Certaines atteignent une centaine de mètres de hauteur.

     

              A midi, M. prépare un pain cuit sous la cendre. Nous cherchons du bois pour entretenir le foyer. J'arrache des branches que je crois mortes. L'un des chameliers me montre qu'elles sont vivantes: une multitude de minuscules bourgeons s'y préparent. Honte vague d'être encore si peu attentif à la vie.

     

              Dans l'après-midi, la lumière déclinante découpe les ombres. La succession des mamelons est comme un espace crémeux où nous marchons avec délice. Les pieds nus retrouvent un contact perdu depuis longtemps et les descentes des pentes de sable abruptes sont un retour d'enfance.

     

              Au moment où j'écris ces lignes, le soleil disparaît sur l'horizon rouge. Les dunes deviennent violettes, ocre éteint. Bientôt le feu crépitera et ses flammes illumineront les visages des hommes du désert. Nous chanterons, nous danserons pour célébrer l'instant de l'amitié sous la splendeur du ciel nocturne. Une fois encore, la dernière pour nous, dans ce pays où, sans doute, nous ne reviendrons plus.


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  • L'INITIATION

     

      Il faut parler. La plante a dit qu'il fallait parler. Ce que dit la plante, on ne le comprend pas. Mais on sait ce qu'elle dit. Comme on sait ce qu'on dit dans des paroles qu'on ne comprend pas. Il y eut d'abord les éléments la conjonction de l'eau et de la pierre, de la pluie et du vent, de l'ombre et de l'éclat. Il y eut d'abord la rumeur du monde. Et les formes assemblées autour d'un centre vide. Apaisé, silencieux, le corps était bien auprès des autres corps dans cet accord des souffles et des yeux clos. La plante, elle, attendait aussi. Qui en avait parlé, pour que le réseau improbable des jours nous ait conduit tous les sept (les cinq participants, F. le maître et P. son disciple) vers cette bouteille au liquide opaque, mousseux, et si amer qu'il fallait oublier, s'oublier un peu pour l'avaler ? L‘amertume était épaisse, verte comme le verre et veinée de noire comme la nuit. Elle habitait la bouche, l'occupait. Mais rien de plus, d'abord, si bien que tout semblait parfait : le bien être du corps détendu, le bruit du vent dans les feuilles, la lumière de la lune levée qui faisait du préau où nous nous tenions et du paysage alentour une seule vision où les montagnes étaient des ombres vivantes sur la neige pâle des prés. Nous attendions. Que la plante parle, ou surgisse, se manifeste, on ne savait pas bien, sous les paupières mi-closes, dans l'intérieur obscur du corps immobile. Nos guides avaient un peu balisé le chemin. Mais leurs mots restaient étrangement abstraits : « malaises », « turbulences », « vomissements », « ivresse », « extase », délimitaient un espace flou, quelque peu fantasmagorique où nous entrions sans trop savoir, sous la clarté lunaire apportée par le vent qui soufflait. Une demi-heure avait-on dit, pour que la plante parle et l'effet se produise. Un peu en retrait, la conscience tentait de mesurer le temps, cherchait des indices, guettait des signes. Rien ne venait. Les yeux s'entrouvraient, fixaient un instant les autres silhouettes obscures, immobiles, comme abîmées en elles-mêmes, aux aguets sans doute elles aussi. Invisibles mais présents, le lac et la montagne échangeaient leurs flèches, tissaient de leurs fils luisants une toile vibrante où nous flottions, transpercés d'air et d'oubli. Et rien encore. Rien d'autre que ce suspens aveugle d'une durée sans limites. Attente... dérive... torpeur vague... Rien ne venait. Rien que cette appréhension, imperceptible et sans objet, intermittente comme le vent ou les yeux qui s'ouvraient, se fermaient. Rien. Ou pourtant, si. Quelque chose. Comme un mince filet d'eau qui se serait mis à couler tout près. Un chuchotement ou sifflement, à peine, qui se répète, s'éloigne, revient au gré du vent qui souffle toujours. Une sorte de lent murmure maintenant, mêlé au bruit des feuilles, plus vif par instants, de plus en plus souvent, obstiné, tenace. Oui, quelque chose s'approche, et c'est une voix à présent : elle psalmodie, au rythme d'un froissement hypnotique, feuilles sèches ? bruissement d'élytres ? battements d'ailes ? On regarde mieux. Elle vient de la silhouette de F., là-bas, un peu dressée sur son fauteuil, fragile et puissante à la fois, toujours plus insistante, plus assurée. Des mots à présent se dessinent, de cette langue étrangère qu'on reconnaît. On les saisit parfois entre murmures et marmonnements. Et comme si la mélopée en avait donné le signal, un léger engourdissement se met à monter dans les membres, lentement, irrésistiblement, tandis qu'une vague nausée pointe au creux de l'estomac. La voilà, elle est là. La conscience s'avive : aiguisée, elle cherche à cerner le phénomène. Une sorte de luminosité pâle puis de plus en plus intense s'est emparée du corps et s'est mise à peser, peser. Entr'ouverts, les yeux voient maintenant, comme dans un grésillement électrique, les autres corps obscurs et phosphorescents à la fois. Toujours plus intense, la luminescence strie le regard d'éclairs bleutés, scintillants tandis que l'inquiétude puis l'angoisse montent, d'avoir cédé aux sirènes, de s'être laissé prendre à ce piège éblouissant, redoutable. Le poids est maintenant si fort sur la poitrine, le ventre, que la bouche s'ouvre, balbutie. « Qu'est-ce qu'on peut faire ? » En face, l'ombre de P. se penche : « Ca ne va pas ? » « Je respire mal » « Redresse-toi ». Le corps fait un effort, les bras se tendent, poussent vers l'arrière. Alors, c'est l'explosion : ça monte du dedans, de la gorge, de l'œsophage, de l'estomac, du plus profond de l'obscur, spasmes, contractions, hoquets, halètements, jets acides qui jaillissent. On se penche sur le récipient prévu à cet effet. On s'essuie les lèvres.. La conscience s'accroche, ne lâche pas. Les vomissements, bien sûr. Aussi épais que le breuvage, un autre flot de liquide amer, bile, bave, remonte du fond, se répand. On se recroqueville, on tousse. On cherche à écouter le chant. Il n'a pas cessé, il s'élève, il redescend, tisse ses fils, les détisse, les renoue, les dénoue, obstinément, inlassablement : la voix est douce, caressante, terriblement proche, parfois, et lointaine aussi. Elle parle de choses qu'il faut chasser, de soulagement, de rémission. Elle en appelle au Christ, à ses souffrances, aux forces de la terre. Oui, la plante parle dans cette voix humaine, tandis qu'à grands spasmes, elle pousse du dedans quelque chose de noir qui monte, se répand une fois encore. Puis il y a un répit. Couvert de sueur, le corps se détend un peu : les stries électriques sont devenues un voile aux motifs géométriques - polygones ou cercles jaunes, safran, bleus pâles - qui tombe sur les yeux. Un fauteuil s'est vidé. Comment se fait-il qu'on n'ait rien vu ? P. était là, il n'y est plus. Une plainte se lève, un râle. A gauche, une forme se penche, vomit. Violemment. Interminablement. Tel le chant qui ne cesse pas, coule comme l'eau, comme le bourdonnement des insectes, comme le souffle de la terre endormie, comme la durée qui s'étire, s'étire, au rythme du bouquet de feuilles sèches agité d'une main légère, virevoltante, infatigable autour de la forme souffrante. L'ombre de F., debout maintenant, s'incline au-dessus du corps pelotonné dans son fauteuil. L'incantation s'est faite plus pressante, plus insistante, comme exhortant les forces malignes à s'éloigner, abandonner ces membres crispés, ce dos voûté, cette tête courbée sous un poids invisible que la main et son hochet de feuilles ne cesse, de frôler maintenant, de caresser, d'entourer de volutes mouvantes. Parfois, pourtant, une pause. Un silence. Puis un bruit de bouche qui aspire et souffle violemment. Aspire et souffle. Tout près du corps, passe un rougeoiement (pipe ? cigarette ? cigare ?) et l'odeur acre de la fumée enveloppe la silhouette féminine prostrée entre spasmes et gémissements. Les yeux se ferment peut-être, sans qu'on le veuille, et c'est P. qui, auprès d'elle maintenant, l'aide à se lever pour disparaître dans la maison. Tout près, à gauche, à droite, en face, les autres ombres n'ont pas bougé. Crissements, grincements. Le clair de lune répand une clarté laiteuse. Et ce sont deux voix, à présent, qui viennent mêler leurs chants. Car, invisible à l'intérieur, P. semble répondre à son maître qui, lui, s'approche du corps aimé demeuré jusque là comme endormi, paisible sur son siège. Son ombre, dressée tout près, semble soudain plus inquiétante. Porte-t-il un capuchon, un bonnet, une coiffe, ou n'est-ce qu'une vision appelée par les circonstances ? Sa main gauche se tend pour inviter le corps à se redresser, tête légèrement inclinée que l'autre main vient caresser de son bruissement rythmique de feuilles sèches. La bouche ne cesse de mâcher une salive amère. Le froid monte dans les jambes. On se couvre. On bâille sans arrêt maintenant, comme pour expulser quelque chose qui n'en finit pas de sortir. Un autre fauteuil s'est vidé. Rougeoiement, en face, d'une cigarette. Le temps s'étire. Soudain la forme aimée se lève, s'éloigne, disparaît au coin de la maison. Le chant s'est arrêté. Silence. Puis des plaintes, déchirantes. Le maître l'a suivie et la mélopée recommence, insistante, tressée aux gémissements qui se prolongent. On se met debout. On titube. Le pas est élastique, vacillant. On traverse le voile aux formes géométriques. Il se reforme aussitôt puisqu'on le porte en soi, comme imprimé sur les pupilles. On est au coin. On voit, sur un banc, contre le mur, la silhouette affaissée sur elle-même et le maître qui semble la veiller. On attend entre malaise et inquiétude. On voudrait aller vers elle, la prendre dans les bras, l'aider à calmer cette souffrance, mais la forme dansante, les chants, le froissement rythmique créent un espace qu'on ne veut pas troubler. Accrochée aux branches du grand chêne la lune jette sur les champs une poudre lumineuse, gaufrée de stries et de cercles symétriques. On vacille. Le corps cherche le repos d'un siège, s'y abandonne. La première participante n'a toujours pas reparu. La porte qui donne sur la maison reste désespérément obscure. Une bouche d'où rien ne sort. On ferme un peu les yeux, puis P. est là penché sur les pots de géraniums cueillant une tige ou une feuille. « Comment va-t-elle ? » On chuchote, on n'ose pas parler. « Beaucoup mieux ». Il disparaît et le maître est là, tout près, qui s'est remis à chanter . L'air agité par le bouquet de feuilles passe sur la tête, sur le cou, lentement, régulièrement, un battement d'ailes très doux qui peu à peu fait tomber le calme, comme si le mouvement rythmique chassait tensions et peurs et qu'il ne restait plus que ce souffle léger qui passe et repasse sur la nuque inclinée. Un peu plus tard, l'ombre fait signe de joindre les mains en position de prière et souffle sur elles un peu de fumée. On reste sans bouger, apaisé, avec, pourtant, l'inquiétude de ne plus voir revenir celle qu'on aime, restée assise là-bas, de l'autre côté de la maison, prostrée sur le banc. Il faut alors se relever, tituber à nouveau, marcher vers elle, s'asseoir, l'entourer de ses bras, et c'est soudain une grande douceur. Comme si la conjonction du corps souffrant et de la beauté des choses, de la solitude et de ce silence habité par les chants éveillait un très ancien amour enfoui dans l'épaisseur du temps, sous la patine des jours. Quelque chose coule, comme des larmes, mais ce ne sont pas des larmes, comme de l'air, mais ce n'est pas de l'air ; quelque chose glisse entre les deux corps serrés, si proches dans le froid qui s'installe. Une tête s'incline sur une épaule. Derrière la clôture, le champ illuminé est une veilleuse. La nuit une buée blanche, une bulle où tout flotte, comme la silhouette de P. qui passe tout près, ouvre la porte et, disant son émerveillement devant la splendeur nocturne, s'éloigne à grandes enjambées dans le pré. Il n'est pas grand mais ses pas semblent immenses, pleins d'une force qu'on ne peut qu'admirer en voyant la blancheur de son pantalon s'éloigner, se confondre avec la brume pâle. Il y a comme un suspens. On est là, immobiles. L'amour et la beauté se sont-ils confondus dans l'intensité de cet instant ? On voudrait que tout s'arrête, qu'il n'y ait plus, pour toujours, que cette fontaine blanche où s'engendrent les formes, l'accord fragile du froid et du chaud, de la douceur et de la violence, de l'ombre et de l'éclat. On regarde la champ, les vapeurs laiteuses. On se dit que sans doute, oui, la silhouette est là-bas, visible à peine, qui revient, et au même instant, comme par miracle, elle est là, puissante, nimbée de toute la clarté nocturne. A ce moment, peut-être, la nausée recommence. Les mains se crispent sur le ventre, mais la voix dit « ne te recroqueville pas, lève-toi, fais quelques pas et si tu veux vomir, vomis ». Non, ne pas refuser, laisser sortir ce qui doit sortir. Et c'est encore la marée intérieure, le flux, le reflux, la violence liquide, l'amertume, les sueurs, le lent retour du calme, l'amour léger, pourtant et l'autre corps, repris par la souffrance, qui se penche, mais rien ne vient, impossible de vomir, dit-elle, je ne peux pas, et la chose qui pousse au fond, qui pousse, la nausée revenue, l'obscur combat, les plaintes... On aimerait maintenant que tout s'arrête pour revenir au temps rassurant des choses quotidiennes. Quelle heure ? On ne voit pas. Une heure ? Deux ? Le chêne tutélaire est un labyrinthe d'encre et d'argent, les feuillages une attente immobile. On a froid. On voudrait s'allonger, dormir. Mais bouger serait réveiller le malaise. Alors on se serre. Sans un geste, pour ne plus sentir cette chose qui monte, l'insupportable haut-le-cœur, le jaillissement de la liane liquide, la prostration. On reste tant qu'on peut, malgré le froid toujours plus intense, jusqu'à ce que la maître dise « quelle n'attende plus, qu'elle aille se coucher ». Et ce sont les pas titubants, la traversée du séjour dans l'ombre, la montée de l'escalier obscur à travers le voile grésillant, la surimpression obsédante des petits cercles jaunes, bleus, safran, le corps grelottant qui s'étend, s'enveloppe de couvertures, la redescente vers les autres, les voix qui se sont mises à parler parce que le chant s'est tu, parce que la plante se retire, parce qu'on voudrait savoir, dire ces choses qui fuient les mots, retrouver un peu de chaleur et d'amitié, parce qu'on sait qu'on a entrevu d'indescriptibles lisières, qu'il faudrait garder cette image de l'inconnu qui s'estompe. On boit un peu d'eau mêlée de citron pour combattre par l'acidité l'amertume de la plante. On est assis un peu, les têtes se penchent les unes vers les autres. Chuchotements, bribes de phrases, soupirs. Comme un réveil, mais au milieu du désordre nocturne - fauteuils, vêtements et récipients abandonnés, table basse, cendrier -, avec la lune, toujours, invisible maintenant mais présente. Et le maître qui se met à parler, de la plante, de sa force bénéfique à quoi rien ne résiste, même les blocages les plus profonds, du choc des énergies contraires, de l'ébranlement qui en résulte, de sa grande bonté qui vous fait don de ce que vous lui demandez, mais jusqu'au bout, sans faiblir. Une bonté inflexible comme la connaîtra celle qui, couchée, luttera jusqu'au lendemain soir entre diarrhées et nausées, incapable de vomir parce qu'en elle quelque chose refusait, s'obstinait, qui devait céder pourtant, malgré les supplication, à cette force implacable, et ce seront deux, trois, quatre vomissements suivis de ce soudain élan de tout le corps qui se libère, qui refuse ses chaînes, qui se reconstruit peu à peu, qui rapprend à marcher entre expirations violentes et mouvements rythmiques. Oui, conclut-il dans sa langue « es un planta muy linda ». Puis il parle du paysage, de l'énergie terrible de la montagne qu'il a sentie si puissante, lui, l'homme de la forêt, de cette violence invisible mais présente qu'il faut affronter chaque jour, et l'espace quotidien s'en trouve bouleversé, comme lavé un instant, dressé dans sa sauvagerie rocheuse sur la campagne et sur la ville. Il faudrait pouvoir tout dire, les yeux rouges, les traits tirés, les rires timide, les paroles échangées dans la lumière revenue des lampes qui font du séjour un lieu étrange et familier. On voudrait parler, parler encore un peu, ne pas garder pour soi ce qu'on sait bien qu'on ne pourra pas dire. On sourit, on s'embrasse. « A bientôt. Et merci » On descend les marches. « Bon retour » Les voix se sont tues. La nuit est immobile, plus vaste, plus mystérieuse que jamais. On regarde. On rentre sans rentrer. Sans bouger on voyage encore. Comme à l'autre bout du monde. On déplace les meubles, on balaye, avec des gestes qu'on ne maîtrise pas. On est ici – on est ailleurs. Sans être parti, on n'en finit pas de revenir – on n'en revient pas.


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