• L'identité obscure (2003-2004)


    Chant 12

    Tu te dis qu'il faut se dépêcher, qu'il faut garder
    ce qui peut l'être encore, un après-midi de mars
    par exemple, avec un ciel gris et des primevères,
    un marché, peut-être aussi, comme il y a longtemps ,
    la lumière, les cris, les odeurs et ce silence
    où tout soudain s'arrête sans pourtant s'arrêter,
    mais tu vois chaque visage, chaque geste figé
    dans l'éclat d'un instant suspendu, une explosion
    immobile qu'on entend partout dans la douceur
    de l'heure qui sonne, le roucoulement des pigeons,
    sous les paroles, les sourires, les mains serrées,
    tu te dis qu'est-ce qu'on peut faire, la vie continue,
    mais la vie c'est quoi au juste quand tout vole en éclat,
    sang, débris, corps, bouches qui s'ouvrent sans se fermer,
    photos, discours, le poudroiement, dit-il, la fumée,
    le siècle commence dans la haine et la fureur,
    sirènes hurlements, une minute de silence,
    les voix s'étranglent, les yeux s'enfoncent dans les yeux,
    plus rien n'en sort que des morceaux, des débris de vie,
    le chœur bêle en temps réel, une peur en images,                     
    elle n'a aucun et à la fois tous les visages
    comment lui échapper, déconecte-toi, dit-il,
    ouvre toutes les fenêtres et pars sur les chemins,
    mais en reste-t-il qui ne mènent pas au pire,
    tais-toi et marche, fait-il encore, ou reste là,
    peu importe, l'interstice seul te sauvera,
    cet entre-deux qui ne brille sur aucun écran
    mais là, tout près, dans cet espace entre la clôture
    et le chêne, quelque chose comme une embrasure
    tu dis là, regarde, mais elle s'est refermée,
    n'en reste qu'une lueur instantanée, un mot
    qui tremble sous son sens, moins, un souffle sur les lèvres,
    les choses ont repris leur place, versé dans les yeux
    le plein de leurs images sais-tu ce que tu cherches,
    le jour brille sur le cendrier d'étain, la porte
    interdit de voir qu'il n'y a jamais rien à voir,
    que tout est là sans y être, visage, fenêtre,
    tu marches mais tu n'as plus de jambes, tu tends des mains
    sans doigts, les phrases ont perdu leurs bouches, tu ne sais plus 
    que l'évidence sans profondeur d'un paysage
    arrêté comme dans l'attente de ce regard
    il ne le reconnaîtrait plus puisqu'il aurait soudain
    traversé tout son savoir, puisqu'il toucherait sans voir
    et dans sa vue éprouverait le toucher du monde,
    sa profondeur perdue, mais aujourd'hui le jour tombe
    quand il se lève, un brouillard de voix couvre les yeux,
    un désordre de branches, tracteurs, tronçonneuses, haches
    racourcissent le paysage, le temps n'est plus
    ce qu'il était, tu pries quand tu ne peux plus penser,
    tu dis ce que tu peux non ce que tu veux, tu baves,
    tu n'as plus un mot à toi, tous les mots sont aux autres,
    ils vous les ôtent de la bouche, tu es sans voix,
    sans autre certitude que le fil du présent
    où tu avances en équilibre fixant un point,
    une image invisible et son éclair sous les yeux,
    pendant ce temps, poudre bleue, nuages et primevères
    font un nouveau printemps qu'on voudrait bien te gâcher
    OMC, PNB, PIB, PAF, ONU, COGEMA,
    terrorisme, mésanges, élections, les arbres en fleurs                             
    et malgré l'angoisse le corps marche à la rencontre
    de la lumière comme pour la première fois
    ou est-ce la première fois qui vient vers lui,
    à chaque pas le premier pas, même si tu tombes
    tu te relèves, soleil, pluie, cliquetis des doigts
    sur un clavier et le livre abandonné, repris,
    qu'y cherches-tu que jamais tu ne pourras trouver,
    que tu  trouveras tout de même mais sans savoir
    et toute une vie à ce jeu, perdue ou gagnée,
    perdue et gagnée, avec à chaque jour l'espoir
    d'en arrêter le jour, ce vertige sans issue
    où en aveugle une fois de plus tu recommences
    mais qui tu, et quel visage dans tous ces visages
    qui s'avance, tu crois le reconnaître à cette voix
    sortie de sa bouche, tu écoutes chaque syllabe,
    tu vas comprendre, tu comprends un instant, tu oublies
    et c'est de ça que tu te souviens, de cet éclat
    où soudain toutes les lumières se réunissent,
    toutes les poussières, où chaque chose est autre chose,
    et autre chose la même chose, l'identité                                   
    est un puits noir, rien n'y est identique, tu vois
    en sortir des images, des formes, des contours,
    tu dis, je tu on, on tu je, je tu, ou tu on,
    jours, gestes, corps font un fleuve de reflets, ils dansent,
    se touchent, se perdent, tu dis voilà, c'est la vie


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  • Journal de l'air (1998-2000) Arfuyen 2007 (à paraître)

    Cinéma muet


    Le soir tombé avec le noir, l'eau qui durcit et craque. Au cinéma muet de la vitre tout revient comme une première fois, visages gestes, lueurs. Quand tu te retournes c'est une nuit d'il y a longtemps, la rue avec les rires les voix, une sorte d'éclat froid qui brille dans le ciel et les yeux du malheur.


    Elle vient. Alors on voit le jour qui vacille s'éteint. On la sent tout près. Comme une brume qui couvre l'espace. Les objets se dispersent. On ne reconnaît plus que l'image, le cercle de la lampe et le livre. Les mains, elles, poursuivent le corps qui se cache quelque part, mais où ? On ne peut plus savoir : elle vient.



    Le paysage n'a pas bougé. Sur la vitre, à côté des images, ce qu'on ne sait pas. Sinon comment être là dans le trop-plein des choses sans disparaître ? On voit des nuages, une clôture et au bout du champ, près d'un sapin le vide des mots. Très vite le regard se défait. Quelque chose traverse les yeux.


    Tu espères toujours, mais l'espoir est l'autre face de l'illusion. Que tu regardes autour ou en toi c'est le même mur de mots, d'images. Il est là jusque dans ton sommeil. Tu aimerais pouvoir le traverser. Pourtant tu sais très bien que le monde se referme comme une mâchoire. Ton visage se couvre de sang.


    Arbres cassés, toits arrachés, plus de réseau, plus rien c'est le vide. Tu es seul. Tu écoutes. Ca souffle maintenant. Tu dis : c'est quelque chose, c'est le vent et ce n'est pas le vent.  Comme chaque nuit au fond des rêves, dans les peurs sans visage, les cris sans bouche, dans le noir qui remonte, c'est là. Mais qui le voit ? Qui l'entend ?


    C'est la neige. Le monde s'efface. Quelques signes subsistent : résille ou grillage, piquet vertical et de part et d'autre, un paysage double, buée, blancheur. Les noms s'y perdent. Le corps entre dans l'infime. Comme si lui aussi s'effaçait dans la clarté sans éclat. Demeure le souffle, une fenêtre, l'oubli.


    Le soir est une vapeur soufflée par une bouche invisible. Le beau c'est ça, dis-tu, ce qui te traverse, te déchire, ce qui t'abandonne (comme ces deux oiseaux de passage) à l'éclat d'une heure où le corps brûle et s'efface. Une sorte d'image vide : un front posé sur une vitre et sa buée d'il y a longtemps.
    Quelque chose comme un appel d'air, une effervescence minuscule, moins même, on ne sais pas trop. Les choses se sont figées : l'eau dans la bouteille, la nuit sur la vitre. Tu t'es mis à compter les battements du cœur, les jours, les crayons, n'importe quoi pourvu que ça bouge. Ta bouche se perd dans les nombres. Tes mains tremblent.
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  • Chronique d'un égarement 




         Je suis perdu. Tout va bien. Il fait une journée magnifique. Les champs sont en herbe, le ciel plus près de la terre, mais je suis perdu.
         Est-ce l'âge ? Ce sentiment d'être partout à côté. Ou alors ici, mais totalement. Si bien que les choses me submergent.
        
    J'essaie de résister : entretenir la vie, répondre au téléphone, faire bonne figure. Parfois, c'est comme un éclat : j'y suis vraiment, je ris, les autres se rapprochent. 




     



    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>      </o:p>Aujourd'hui est un jour comme un autre.
        
    Ou peut-être non, à cause de l'été précoce. Globalement, pas de raisons de se réjouir (petits malaises, grèves, guerres, massacres), mais le matin ressemble à l'enfance. Aux matins de l'enfance, je veux dire. Avec cette légèreté du ciel plus vif dans les arbres ou près du rouge des géraniums entrevus à une fenêtre d'un dernier étage. La fenêtre était ouverte. J'ai pensé que toute une histoire pourrait s'écrire à partir de cette seule fenêtre ouverte. ce qui se passerait dedans, dans l'obscur de l'encadrement. Aucun drame. La vie, simplement, avec ses hauts et ses bas. Ce qu'on ne peut jamais dire...


     <o:p>                                                                        </o:p>                                    

        
    Décidément, je suis perdu. Je vais, je viens. Je voyage, je dors. J'aime la lumière du matin. C'est comme une porte entrebâillée : elle va s'ouvrir, je le sais. Mais elle ne s'ouvre pas. Ou si peu. Alors je regarde par l'embrasure. Je vois une sorte de clair, avec des yeux. Une rue aussi, une silhouette qui s'approche. Elle tient un enfant par la main. Elle passe sans me regarder.<o:p> 

    </o:p>
    <o:p></o:p><o:p>                                                                             

                                                                               
    </o:p>
                    

        
    Pourquoi s'obstiner ? Jardin, maison, campagne, ville ressassent leurs couplets. Je les entends, je les écoute même. Je les reprends avec eux. Et soudain c'est comme si tout m'abandonnait. Je balbutie, je me tais. L'amour lui-même m'égare un peu plus.
    <o:p>           -- </o:p>C'est toi ?
               -- C'est moi.
    <o:p></o:p>
                                                                 




          Ma main se tend. Comme si elle quittait mon corps. Je la vois toucher la tienne, mais comment la rattraper ? Le jour va trop vite -- et la nuit. Même quand j'y suis, il est trop tard.


     <o:p>            

                                                                    
    </o:p>

    <o:p></o:p>        L'été vient de face comme un insoutenable regard. Dans le chêne, des morceaux de bleu qui bougent. Ou les feuilles, les yeux, comment savoir puisque tout se tient. On fume. On parle. Ce que je veux dire je ne le dis pas. Autre chose, toujours. Ces menus riens, mouches, pailles ou cris d'enfants. Et l'attente, là, quelque part entre gorge et ventre -- une sorte de vide que rien ne remplit, ni l'ombre, ni la lumière, ni les paroles, ni leur envers. Si je marche, quelqu'un marche avec moi, un peu en avant, il m'oblige à le suivre, à courir parfois. Si je dors, il traverse mon sommeil. Je crois savoir : erreur : je ne sais pas puisqu'il se réveille avant moi, brouille chacune de mes pensées, éclate de rire quand je suis sombre, me ferme la bouche quand je crie. Alors, comment ne pas être perdu même au milieu d'un jour sans histoire : lumière, silence et ciel trop bleu ? L'histoire, on le sait bien, est ailleurs. Pas là où l'on croit, en tout cas. Très loin, tout près, cancer invisible qu'on détecte toujours trop tard. D'un jour sur l'autre un avion ne cesse de passer comme si tout -- gestes, ombres sur le sol, feuilles agitées par le vent, mouche et, sur l'écran l'interminable vertige d'une image sans futur -- s'était arrêté.
    <o:p>                                                    </o:p>

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