• Oublier l'heure

    Oublier l'heure



    Où qu'on soit, c'est la même attente. Ce suspens d'après dîner entre une et deux, quand les choses n'ont pas encore perdu tout espoir d'imposer leur présence et découpent la lumière de leurs contours tranchants. Quant au corps...

            - Oui ?
            - Oh ! Rien.
            - Dis toujours...
            - La fatigue, seulement.

    Posé sur les yeux, c'est comme une brume, un poids léger sur les paupières. Une sorte de vertige vague au bord duquel on hésite.

              - Entre veille et sommeil    
              - Entre naître et mourir.





    Elle qui disait : « Ma part, c'est d'être perdue », pensait-elle que chaque instant est une perte dont on ne se remet jamais ?
    Elle qui disait : « Ce qui te sépare c'est ce que tu es », pensait-elle que sa voix la détruisait en la faisant ?
    Elle qui disait ; « Les morts pressés sur moi, / se taisent dans toutes les langues », pensait-elle que la violence du monde résonne dans le silence porté par chaque mot ?
    Et qu'alors, parler c'est mourir ? Toucher le fond pour ne plus se perdre ?
    (I.B)





    Dehors, la lumière et sa géométrie. Les façades brillent. Quelqu'un m'appelle, mais quand je me retourne, je ne vois que des visages inconnus. Alors je marche. J'ai un but précis, semble-t-il. Je traverse une rue, un jardin, accompagné d'un tournoiement de mouettes. De loin, une allée me fait signe : arrière-cour, escaliers. Je monte, je n'arrête pas de monter. Quand il n'y a plus d'étages, je redescends. En bas, je retrouve l'eau, son souffle froid. Je longe les quais, le soir commence à tomber, les lampes s'allument.
    Sur les trottoirs, les pas sont comme une averse, mais la lune brille. Plus loin, c'est une place. La même, toujours, et sa fière statue de bronze. Je te vois venir. Tu es une ombre qui se rapproche. Entre nous, il y a cette nuit. Je tends la main, pour y voir mieux. Elle ne trouve que l'air froid, un peu de terre et un pétale humide. Je dis « reste, reste encore... »

        - Tu parles tout seul ?
        - Je me tiens compagnie.





    Parce que je suis perdu, le jour recommence,. Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce que j'en sais. C'est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s'éteint ; ce qui tremble ou s'obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrances, dis-tu. Ca, c'est aussi le jour. Tous ces cris. On n'y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L'odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.

        - Quelque chose ?
        - Oui, quelque chose –– pas rien.





    Et pourtant rien. Comme les feuilles, le bruit de l'avion au passage et le silence qu'il en reste. Ou l'attente du grand chien blanc. Sur les doigts, l'odeur tenace de la menthe pourrait rappeler quelque chose. Mais non, rien. Seul ce vide où je me dissous, où je suis la voix, tu sais, celle qui parle sans parler. Et c'est moi, à présent, qui attend. Avec le froissement des pages, les craquements du radiateur. Comme pour dire il y a ou c'est là.




    Eblouissement. Ce que je regarde, je ne le vois pas. Du rouge, du vert en bandes sombres et lumineuses. Et c'est déjà trop dire. Ce que je ne vois pas, je le regarde. Je parle, comme dans la pièce à côté. J'entends ma voix, pas les mots qu'elle prononce. Je me perds dans l'écart –– entre, toujours. Quelqu'un en sort. Ou quelque chose qui ne ressemble à rien.



     
        - Tu n'y arrives plus ?
        -  Non.
        - Essaye encore.
        - J'essaye, mais rien ne vient.
        - Rien ?
        - Rien.

    Les voix parlent. Leur dialogue est à peine audible. Je l'écoute, un peu distrait. Questions, réponses. Ni visages ni corps. Un seul souffle. Je l'entend si près que je le confonds avec le mien :

        - Quelque chose, pourtant.
        - Dis-moi.
        - Comme un souffle.
        - Tu vois quelqu'un ?
        - Non, mais je le sens.

    J'écoute toujours. Le ciel tombe derrière la vitre. Le silence est en sursis. D'un instant à l'autre il va se briser. Mais les voix le retiennent dans le goutte à goutte des syllabes :
        - Tu le sens ?
        - Oui, là, tout près.
        - Comme de l'eau ?
        - Ou de l'air.
        - De l'air, oui.
         - De l'air.

    Un tissage très serré mais transparent. Je vais presque voir –– ombre et lueur –– ce que j'entends. Voir les voix. Comme elles me voient :

        - Tu vois ?
        - Oui.
        - Qu'est-ce que tu vois ?
        - Je ne sais pas mais je vois.
        - Comme un visage ?
        - Peut-être.
        - Il vient ?
        - Il est là.





    Le chat ferme les yeux. Dehors est un éblouissement obscur. Peu à peu je sombre dans un entre-deux sans paroles. Le fracas de l'hélicoptère invisible et le tronc du chêne appartiennent un instant au même monde. La brume les réunit et les efface. N'en reste qu'un silence et, noir sur blanc, une trace immobile. Comme un idéogramme privé de sens. Aveugle, j'avance sur le fil. Prêt à basculer. Mais rien ne bouge : ni le chat ni le chêne. Seul, dans la chaleur, le cordon du rideau et le souffle. Quant aux mains elles sont trop loin pour les sentir, perdues dans de menus travaux.
     
        - C'est l'heure.
        - De quoi ?
        - D'oublier l'heure.


    Chronique d'un égarement




     


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