• L'initiation

    L'INITIATION

     

      Il faut parler. La plante a dit qu'il fallait parler. Ce que dit la plante, on ne le comprend pas. Mais on sait ce qu'elle dit. Comme on sait ce qu'on dit dans des paroles qu'on ne comprend pas. Il y eut d'abord les éléments la conjonction de l'eau et de la pierre, de la pluie et du vent, de l'ombre et de l'éclat. Il y eut d'abord la rumeur du monde. Et les formes assemblées autour d'un centre vide. Apaisé, silencieux, le corps était bien auprès des autres corps dans cet accord des souffles et des yeux clos. La plante, elle, attendait aussi. Qui en avait parlé, pour que le réseau improbable des jours nous ait conduit tous les sept (les cinq participants, F. le maître et P. son disciple) vers cette bouteille au liquide opaque, mousseux, et si amer qu'il fallait oublier, s'oublier un peu pour l'avaler ? L‘amertume était épaisse, verte comme le verre et veinée de noire comme la nuit. Elle habitait la bouche, l'occupait. Mais rien de plus, d'abord, si bien que tout semblait parfait : le bien être du corps détendu, le bruit du vent dans les feuilles, la lumière de la lune levée qui faisait du préau où nous nous tenions et du paysage alentour une seule vision où les montagnes étaient des ombres vivantes sur la neige pâle des prés. Nous attendions. Que la plante parle, ou surgisse, se manifeste, on ne savait pas bien, sous les paupières mi-closes, dans l'intérieur obscur du corps immobile. Nos guides avaient un peu balisé le chemin. Mais leurs mots restaient étrangement abstraits : « malaises », « turbulences », « vomissements », « ivresse », « extase », délimitaient un espace flou, quelque peu fantasmagorique où nous entrions sans trop savoir, sous la clarté lunaire apportée par le vent qui soufflait. Une demi-heure avait-on dit, pour que la plante parle et l'effet se produise. Un peu en retrait, la conscience tentait de mesurer le temps, cherchait des indices, guettait des signes. Rien ne venait. Les yeux s'entrouvraient, fixaient un instant les autres silhouettes obscures, immobiles, comme abîmées en elles-mêmes, aux aguets sans doute elles aussi. Invisibles mais présents, le lac et la montagne échangeaient leurs flèches, tissaient de leurs fils luisants une toile vibrante où nous flottions, transpercés d'air et d'oubli. Et rien encore. Rien d'autre que ce suspens aveugle d'une durée sans limites. Attente... dérive... torpeur vague... Rien ne venait. Rien que cette appréhension, imperceptible et sans objet, intermittente comme le vent ou les yeux qui s'ouvraient, se fermaient. Rien. Ou pourtant, si. Quelque chose. Comme un mince filet d'eau qui se serait mis à couler tout près. Un chuchotement ou sifflement, à peine, qui se répète, s'éloigne, revient au gré du vent qui souffle toujours. Une sorte de lent murmure maintenant, mêlé au bruit des feuilles, plus vif par instants, de plus en plus souvent, obstiné, tenace. Oui, quelque chose s'approche, et c'est une voix à présent : elle psalmodie, au rythme d'un froissement hypnotique, feuilles sèches ? bruissement d'élytres ? battements d'ailes ? On regarde mieux. Elle vient de la silhouette de F., là-bas, un peu dressée sur son fauteuil, fragile et puissante à la fois, toujours plus insistante, plus assurée. Des mots à présent se dessinent, de cette langue étrangère qu'on reconnaît. On les saisit parfois entre murmures et marmonnements. Et comme si la mélopée en avait donné le signal, un léger engourdissement se met à monter dans les membres, lentement, irrésistiblement, tandis qu'une vague nausée pointe au creux de l'estomac. La voilà, elle est là. La conscience s'avive : aiguisée, elle cherche à cerner le phénomène. Une sorte de luminosité pâle puis de plus en plus intense s'est emparée du corps et s'est mise à peser, peser. Entr'ouverts, les yeux voient maintenant, comme dans un grésillement électrique, les autres corps obscurs et phosphorescents à la fois. Toujours plus intense, la luminescence strie le regard d'éclairs bleutés, scintillants tandis que l'inquiétude puis l'angoisse montent, d'avoir cédé aux sirènes, de s'être laissé prendre à ce piège éblouissant, redoutable. Le poids est maintenant si fort sur la poitrine, le ventre, que la bouche s'ouvre, balbutie. « Qu'est-ce qu'on peut faire ? » En face, l'ombre de P. se penche : « Ca ne va pas ? » « Je respire mal » « Redresse-toi ». Le corps fait un effort, les bras se tendent, poussent vers l'arrière. Alors, c'est l'explosion : ça monte du dedans, de la gorge, de l'œsophage, de l'estomac, du plus profond de l'obscur, spasmes, contractions, hoquets, halètements, jets acides qui jaillissent. On se penche sur le récipient prévu à cet effet. On s'essuie les lèvres.. La conscience s'accroche, ne lâche pas. Les vomissements, bien sûr. Aussi épais que le breuvage, un autre flot de liquide amer, bile, bave, remonte du fond, se répand. On se recroqueville, on tousse. On cherche à écouter le chant. Il n'a pas cessé, il s'élève, il redescend, tisse ses fils, les détisse, les renoue, les dénoue, obstinément, inlassablement : la voix est douce, caressante, terriblement proche, parfois, et lointaine aussi. Elle parle de choses qu'il faut chasser, de soulagement, de rémission. Elle en appelle au Christ, à ses souffrances, aux forces de la terre. Oui, la plante parle dans cette voix humaine, tandis qu'à grands spasmes, elle pousse du dedans quelque chose de noir qui monte, se répand une fois encore. Puis il y a un répit. Couvert de sueur, le corps se détend un peu : les stries électriques sont devenues un voile aux motifs géométriques - polygones ou cercles jaunes, safran, bleus pâles - qui tombe sur les yeux. Un fauteuil s'est vidé. Comment se fait-il qu'on n'ait rien vu ? P. était là, il n'y est plus. Une plainte se lève, un râle. A gauche, une forme se penche, vomit. Violemment. Interminablement. Tel le chant qui ne cesse pas, coule comme l'eau, comme le bourdonnement des insectes, comme le souffle de la terre endormie, comme la durée qui s'étire, s'étire, au rythme du bouquet de feuilles sèches agité d'une main légère, virevoltante, infatigable autour de la forme souffrante. L'ombre de F., debout maintenant, s'incline au-dessus du corps pelotonné dans son fauteuil. L'incantation s'est faite plus pressante, plus insistante, comme exhortant les forces malignes à s'éloigner, abandonner ces membres crispés, ce dos voûté, cette tête courbée sous un poids invisible que la main et son hochet de feuilles ne cesse, de frôler maintenant, de caresser, d'entourer de volutes mouvantes. Parfois, pourtant, une pause. Un silence. Puis un bruit de bouche qui aspire et souffle violemment. Aspire et souffle. Tout près du corps, passe un rougeoiement (pipe ? cigarette ? cigare ?) et l'odeur acre de la fumée enveloppe la silhouette féminine prostrée entre spasmes et gémissements. Les yeux se ferment peut-être, sans qu'on le veuille, et c'est P. qui, auprès d'elle maintenant, l'aide à se lever pour disparaître dans la maison. Tout près, à gauche, à droite, en face, les autres ombres n'ont pas bougé. Crissements, grincements. Le clair de lune répand une clarté laiteuse. Et ce sont deux voix, à présent, qui viennent mêler leurs chants. Car, invisible à l'intérieur, P. semble répondre à son maître qui, lui, s'approche du corps aimé demeuré jusque là comme endormi, paisible sur son siège. Son ombre, dressée tout près, semble soudain plus inquiétante. Porte-t-il un capuchon, un bonnet, une coiffe, ou n'est-ce qu'une vision appelée par les circonstances ? Sa main gauche se tend pour inviter le corps à se redresser, tête légèrement inclinée que l'autre main vient caresser de son bruissement rythmique de feuilles sèches. La bouche ne cesse de mâcher une salive amère. Le froid monte dans les jambes. On se couvre. On bâille sans arrêt maintenant, comme pour expulser quelque chose qui n'en finit pas de sortir. Un autre fauteuil s'est vidé. Rougeoiement, en face, d'une cigarette. Le temps s'étire. Soudain la forme aimée se lève, s'éloigne, disparaît au coin de la maison. Le chant s'est arrêté. Silence. Puis des plaintes, déchirantes. Le maître l'a suivie et la mélopée recommence, insistante, tressée aux gémissements qui se prolongent. On se met debout. On titube. Le pas est élastique, vacillant. On traverse le voile aux formes géométriques. Il se reforme aussitôt puisqu'on le porte en soi, comme imprimé sur les pupilles. On est au coin. On voit, sur un banc, contre le mur, la silhouette affaissée sur elle-même et le maître qui semble la veiller. On attend entre malaise et inquiétude. On voudrait aller vers elle, la prendre dans les bras, l'aider à calmer cette souffrance, mais la forme dansante, les chants, le froissement rythmique créent un espace qu'on ne veut pas troubler. Accrochée aux branches du grand chêne la lune jette sur les champs une poudre lumineuse, gaufrée de stries et de cercles symétriques. On vacille. Le corps cherche le repos d'un siège, s'y abandonne. La première participante n'a toujours pas reparu. La porte qui donne sur la maison reste désespérément obscure. Une bouche d'où rien ne sort. On ferme un peu les yeux, puis P. est là penché sur les pots de géraniums cueillant une tige ou une feuille. « Comment va-t-elle ? » On chuchote, on n'ose pas parler. « Beaucoup mieux ». Il disparaît et le maître est là, tout près, qui s'est remis à chanter . L'air agité par le bouquet de feuilles passe sur la tête, sur le cou, lentement, régulièrement, un battement d'ailes très doux qui peu à peu fait tomber le calme, comme si le mouvement rythmique chassait tensions et peurs et qu'il ne restait plus que ce souffle léger qui passe et repasse sur la nuque inclinée. Un peu plus tard, l'ombre fait signe de joindre les mains en position de prière et souffle sur elles un peu de fumée. On reste sans bouger, apaisé, avec, pourtant, l'inquiétude de ne plus voir revenir celle qu'on aime, restée assise là-bas, de l'autre côté de la maison, prostrée sur le banc. Il faut alors se relever, tituber à nouveau, marcher vers elle, s'asseoir, l'entourer de ses bras, et c'est soudain une grande douceur. Comme si la conjonction du corps souffrant et de la beauté des choses, de la solitude et de ce silence habité par les chants éveillait un très ancien amour enfoui dans l'épaisseur du temps, sous la patine des jours. Quelque chose coule, comme des larmes, mais ce ne sont pas des larmes, comme de l'air, mais ce n'est pas de l'air ; quelque chose glisse entre les deux corps serrés, si proches dans le froid qui s'installe. Une tête s'incline sur une épaule. Derrière la clôture, le champ illuminé est une veilleuse. La nuit une buée blanche, une bulle où tout flotte, comme la silhouette de P. qui passe tout près, ouvre la porte et, disant son émerveillement devant la splendeur nocturne, s'éloigne à grandes enjambées dans le pré. Il n'est pas grand mais ses pas semblent immenses, pleins d'une force qu'on ne peut qu'admirer en voyant la blancheur de son pantalon s'éloigner, se confondre avec la brume pâle. Il y a comme un suspens. On est là, immobiles. L'amour et la beauté se sont-ils confondus dans l'intensité de cet instant ? On voudrait que tout s'arrête, qu'il n'y ait plus, pour toujours, que cette fontaine blanche où s'engendrent les formes, l'accord fragile du froid et du chaud, de la douceur et de la violence, de l'ombre et de l'éclat. On regarde la champ, les vapeurs laiteuses. On se dit que sans doute, oui, la silhouette est là-bas, visible à peine, qui revient, et au même instant, comme par miracle, elle est là, puissante, nimbée de toute la clarté nocturne. A ce moment, peut-être, la nausée recommence. Les mains se crispent sur le ventre, mais la voix dit « ne te recroqueville pas, lève-toi, fais quelques pas et si tu veux vomir, vomis ». Non, ne pas refuser, laisser sortir ce qui doit sortir. Et c'est encore la marée intérieure, le flux, le reflux, la violence liquide, l'amertume, les sueurs, le lent retour du calme, l'amour léger, pourtant et l'autre corps, repris par la souffrance, qui se penche, mais rien ne vient, impossible de vomir, dit-elle, je ne peux pas, et la chose qui pousse au fond, qui pousse, la nausée revenue, l'obscur combat, les plaintes... On aimerait maintenant que tout s'arrête pour revenir au temps rassurant des choses quotidiennes. Quelle heure ? On ne voit pas. Une heure ? Deux ? Le chêne tutélaire est un labyrinthe d'encre et d'argent, les feuillages une attente immobile. On a froid. On voudrait s'allonger, dormir. Mais bouger serait réveiller le malaise. Alors on se serre. Sans un geste, pour ne plus sentir cette chose qui monte, l'insupportable haut-le-cœur, le jaillissement de la liane liquide, la prostration. On reste tant qu'on peut, malgré le froid toujours plus intense, jusqu'à ce que la maître dise « quelle n'attende plus, qu'elle aille se coucher ». Et ce sont les pas titubants, la traversée du séjour dans l'ombre, la montée de l'escalier obscur à travers le voile grésillant, la surimpression obsédante des petits cercles jaunes, bleus, safran, le corps grelottant qui s'étend, s'enveloppe de couvertures, la redescente vers les autres, les voix qui se sont mises à parler parce que le chant s'est tu, parce que la plante se retire, parce qu'on voudrait savoir, dire ces choses qui fuient les mots, retrouver un peu de chaleur et d'amitié, parce qu'on sait qu'on a entrevu d'indescriptibles lisières, qu'il faudrait garder cette image de l'inconnu qui s'estompe. On boit un peu d'eau mêlée de citron pour combattre par l'acidité l'amertume de la plante. On est assis un peu, les têtes se penchent les unes vers les autres. Chuchotements, bribes de phrases, soupirs. Comme un réveil, mais au milieu du désordre nocturne - fauteuils, vêtements et récipients abandonnés, table basse, cendrier -, avec la lune, toujours, invisible maintenant mais présente. Et le maître qui se met à parler, de la plante, de sa force bénéfique à quoi rien ne résiste, même les blocages les plus profonds, du choc des énergies contraires, de l'ébranlement qui en résulte, de sa grande bonté qui vous fait don de ce que vous lui demandez, mais jusqu'au bout, sans faiblir. Une bonté inflexible comme la connaîtra celle qui, couchée, luttera jusqu'au lendemain soir entre diarrhées et nausées, incapable de vomir parce qu'en elle quelque chose refusait, s'obstinait, qui devait céder pourtant, malgré les supplication, à cette force implacable, et ce seront deux, trois, quatre vomissements suivis de ce soudain élan de tout le corps qui se libère, qui refuse ses chaînes, qui se reconstruit peu à peu, qui rapprend à marcher entre expirations violentes et mouvements rythmiques. Oui, conclut-il dans sa langue « es un planta muy linda ». Puis il parle du paysage, de l'énergie terrible de la montagne qu'il a sentie si puissante, lui, l'homme de la forêt, de cette violence invisible mais présente qu'il faut affronter chaque jour, et l'espace quotidien s'en trouve bouleversé, comme lavé un instant, dressé dans sa sauvagerie rocheuse sur la campagne et sur la ville. Il faudrait pouvoir tout dire, les yeux rouges, les traits tirés, les rires timide, les paroles échangées dans la lumière revenue des lampes qui font du séjour un lieu étrange et familier. On voudrait parler, parler encore un peu, ne pas garder pour soi ce qu'on sait bien qu'on ne pourra pas dire. On sourit, on s'embrasse. « A bientôt. Et merci » On descend les marches. « Bon retour » Les voix se sont tues. La nuit est immobile, plus vaste, plus mystérieuse que jamais. On regarde. On rentre sans rentrer. Sans bouger on voyage encore. Comme à l'autre bout du monde. On déplace les meubles, on balaye, avec des gestes qu'on ne maîtrise pas. On est ici – on est ailleurs. Sans être parti, on n'en finit pas de revenir – on n'en revient pas.


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