• Alejandra Pizarnik ou l'obsession de la prose
    (Maison de l'Amérique Latine, Paris 5 décembre 2012)


        C’est grâce au poète et traducteur belge Fernand Verhesen que j’ai découvert Alejandra Pizarnik en 1974. Il me fit parvenir, sous forme d’une élégante plaquette, une petite anthologie qu’il venait de traduire d’une poétesse qui m’était inconnue intitulée Où l’avide environne. Et là, ce fut une profonde émotion. Un émotion comme j’en ai connue rarement. Comparable à celle de la découverte de Yannis Ritsos deux ans plus tôt. Une voix se faisait entendre. Une voix blessée, obscure et innocente à la fois. Et qui chantait. Une sorte de mélopée déchirante et douce marquée d’une nostalgie indélébile d’une violence souterraine et d’une ombre aveuglante que j’ai voulu alors traduire à mon tour. D’où, en 1983, une brève anthologie pour les éditions Unes intitulée L’autre rive. Ensuite, le temps a passé, Alejandra Pizarnik s’est éloignée de moi sans pour autant me quitter complètement puisque la rencontre d’Ana Becciú en 1991 et l’envoi de la Prosa completa ont entretenu cette douceur déchirante, cet éblouissement nocturne qui ne m’ont pas quittés après toutes ces années. C’est pourquoi, par fidélité à cette rencontre de jeunesse, j’ai accepté de retraduire les poèmes d’AP.
        Il y aurait beaucoup à dire sur Alejandra Pizarnik. D’ailleurs beaucoup a été dit. Et pourtant son mystère reste intact. J’aimerais avant de développer un point ou deux faire entendre, comme une petite anthologie composée par la mémoire, quelques textes qui me sont restés de cette lointaine époque: quelques uns, parmi les plus brefs, de ceux que j’avais alors choisis dans les différents livres publiés, et traduits. Ecoutez :


    AVANT


            forêt musicale

            les oiseaux dessinaient dans mes yeux
            de petites cages



    HORLOGE


            Dame toute petite
            logée dans le cœur de l’oiseau
            elle sort de l’aube et prononce une syllabe

                        NON




    VERTIGE OU CONTEMPLATION
    DE QUELQUE CHOSE QUI S’ACHÈVE



    Ce lilas perd ses feuilles.
    Du haut de lui-même il tombe
    et cache son ombre ancienne.
    Ces choses-là me feront mourir.




    LANTERNE SOURDE



        Les absents soufflent et la nuit est dense. La nuit a la couleur des paupières du mort.
        Toute la nuit je fais la nuit. Toute la nuit j’écris. Mot à mot j’écris la nuit.



    FRAGMENTS POUR                                           
    DOMINER LE SILENCE




        Lorsque s’envole le toit de la maison du langage et que les mots ne protègent plus, moi je parle.
       

    RACHAT


        Et c’est toujours le jardin aux lilas de l’autre côté du fleuve. Si l’âme demande s’il est loin on lui répondra : de l’autre côté du fleuve, pas celui-ci mais l’autre, là-bas.



    EXTRACTION DE LA PIERRE DE FOLIE


        Je parle comme ça parle en moi. Pas ma voix qui s’efforce de ressembler à une voix humaine mais l’autre qui témoigne que je n’ai pas cessé d’habiter dans les bois.


    COLD  IN HAND BLUES
    et qu’est ce que tu vas dire
    je vais seulement dire quelque chose
    et qu’est-ce que tu vas faire
    je vais me cacher dans le langage
    et pourquoi
    cette peur


        Je voudrais maintenant revenir sur une phrase que nous venons d’entendre:« Toute la nuit je fais la nuit. Toute la nuit j’écris. Mot à mot j’écris la nuit. »
        L’écriture n’est pas un dire mais un faire. Un faire la nuit — un faire l’obscur. Alors, il me semble que tout l’itinéraire d’Alejandra Pizarnik nous conduit du clair de la poésie comme genre, comme miniatures parfaitement closes sur elles-mêmes, à la nuit proliférante de la prose. Alejandra Pizarnik, elle aussi, aurait pu dire comme Hugo « J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose ». Et elle en a tiré les ultimes conséquences.
        Car, comme le montre son journal, elle est véritablement obsédée par la prose. « La prose, la prose. La prose m’obsède, le jour me déprime. Urgence à écrire en prose » (3 janvier 1964). « Ce que je veux, c’est écrire de la prose. Respect envers la prose, excessif respect envers la prose ». (21 juin 1964). « Désir profond, inexprimable (!) d’écrire un petit livre en prose ». (1er mai 1966). « Urgence à commencer un petit livre en prose. Le thème pourrait en être, précisément, cette urgence vide. La nécessité d’écrire et la non nécessité de transmettre quoi que ce soit ». (12 mai 1966). Là on pense à la phrase fameuse de Flaubert qui parle, en 1852, d’« un livre sans attaches qui se tiendrait de lui-même par la force intérieure de son style [...] un livre qui n'aurait presque pas de sujet... » ; «  À présent, tous les jours, la certitude d’une forme impossible de prose me ronge ». (7 juin 1966).
        Autrement dit, pour elle, si le comble de la poésie, c’est la prose, il semblerait que le comble de la prose (cette « forme impossible de prose » dont elle parle) soit précisément la poésie. Elle ne distingue plus, et je crois qu’elle a raison. Tant que le poème ne devient pas sa propre prose, il reste prisonnier de ce que j’appellerais « poétisation » qui fait qu’on sait d’avance ce que doit être un poème et prisonnier aussi d’un certain nombre de codes, qui risquent de l’étouffer. Comme la métrique, cette mesure comptable, dont la poésie française, surtout, s’est peu à peu débarrassée au XIXe siècle du fait de sa versification essentiellement syllabique. Ce qui explique que le poème en prose soit né en France par un besoin d’échapper à cette mécanique, à ce carcan du vers : Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin puis Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé ont élargi le champ de ce qu’on nommait alors poésie. Chose qui n’a pas eu lieu avec la même ampleur dans le domaine hispanique où le vers est plus rythmique puisqu’il est à la fois syllabique et accentuel. Il suffit de voir le développement de la poésie de langue espagnole au XXe siècle pour se rendre compte que le vers y reste premier, même si on y trouve quelques incursions remarquables dans le domaine du poème en prose comme, par exemple, les grandes proses d’Espace de Juan Ramón Jiménez. Or, Alejandra Pizarnik, qui a vécu à Paris, est très marquée par la littérature française — surtout par les poètes qui font de la prose le vecteur de la poésie : Lautréamont, Artaud, Breton, Michaux, Mandiargues... —, et son obsession de la prose pourrait venir en partie de là. Il suffit de la voir évoluer du lyrisme de ses premiers poèmes au jeu de massacre des signifiants de ses derniers textes, en passant par Extraction de la pierre de folie et de l’écriture tendue de La comtesse sanglante, pour se rendre compte du rôle central qu’y joue la prose.
        Il semble qu’elle ait eu très tôt l’intuition que la prose ne s’oppose pas à la poésie mais seulement au vers. Or le vers n’est pas nécessairement vecteur de poésie. La poésie n’est pas un genre, comme le sont la poésie lyrique, épique, ou dramatique. La poésie est l’entre des genres. Elle est ce qui les traverse sans se réduire à aucun. Mallarmé disait déjà : « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux ». Et Pasternak, de son côté : « La poésie c’est la prose en action et non pas en récit. C’est la voix de la prose [...] dans sa tension de transfert ». Que ce soit le pan-poétisme de l’un ou le pan-prosaïsme de l’autre, tous deux disent la même chose : qu’il existe une force d’écriture qui traverse tous les genres et qui pourrait être ce qu’on appelle « poésie ».  Faulkner, pour ne donner qu’un seul exemple, est un immense poète en roman et un piètre poète en vers. Sans doute parce que voulant écrire en vers, il tombe dans la poétisation qui est la mort de la poésie alors que dans sa prose où il poursuit, dit-il, cette « obscurité sans voix où les mots sont des actions », il rencontre bel et bien la poésie. Non pas ce dire compassé, traversé de clichés  qui ne nous fait plus rien, mais un faire — un poiein — qui ne dit pas, qui ne raconte pas, qui ne décrit pas, qui ne transmet pas de messages (même s’il peut le faire de surcroît) mais qui ne dit que ce qu’il est : cette force de langage, précisément qui, quelques soient les thèmes, les obsessions de l’auteur, est une force de vie. C’est de cela, sans doute, qu’Alejandra Pizarnik a l’intuition quand elle écrit: « Urgence à commencer un petit livre en prose. Le thème pourrait en être, précisément, cette urgence vide. La nécessité d’écrire et la non nécessité de transmettre quoi que ce soit ».  Cette « urgence vide », voilà cette force de langage et de vie si puissante parfois qu’elle peut déboucher sur la mort. D’où parallèlement au refus du poème , le refus de « la prose en récit ». Dans La Comtesse sanglante, la prose linéaire, la syntaxe et l’explication sont remplacées par la condensation et des procédés de concentration, de miniaturisation qui sont ceux du poème. Dans ces fragments, il y a « le dessein d’abolir radicalement les parties serviles du récit », comme le dit Alejandra Pizarnik à propos des contes de Silvina Ocampo. Elle dit avoir la conviction que dans une « structure réduite et parfaite, achevée comme une fleur ou une pierre, tout est plus clair et, à la fois, plus dangereux. Le danger, ajoute-t-elle, tient à ce que les textes disent sans cesse quelque chose de plus, une autre chose qu’ils ne disent pas ». N’a-t-on pas ici une parfaite définition du poème et du paradoxe qui le fonde : une forme close, refermée sur elle-même et, en même temps, qui dit autre chose, toujours autre chose que ce qu’il semble dire. Or cette réflexion sur le poème — autre paradoxe — est menée à partir de la prose de Silvina Ocampo. Comme si, rététons-le, Alejandra Pizarnik voulait en finir avec cette distinction prose/poésie. Comme si elle voulait, d’un côté prosaïser le poème et, de l’autre, poétiser la prose. Cette fusion et confusion des genres, qui me préoccupait dans mon propre travail à l’époque où j’ai découvert AP, explique peut-être mon désir de la traduire et, aujourd’hui, avec une vision plus claire des enjeux, de la retraduire.
        C’est donc ainsi que m’apparaît Alejandra Pizarnik : une possédée. Une possédée par une force de langage telle qu’elle porte et traverse tout ce qu’elle écrit. Que ce soit poème, prose, récit, théâtre, essai, c’est le même mouvement, la même intensité qui est partout à l’œuvre. Or, cette force de langage, par un paradoxe consubstantiel à toute écriture poétique, cherche ici à se débarrasser du langage pour n’être que vie pure. Le poème, chez AP, voudrait être corps. Il y a chez elle l’impossible désir de trouver un langage totalement corporel « en faisant de mon corps, dit-elle, le corps du poème ». Autrement dit un langage total qui ne soit ni langage ni vie, ni prose, ni poésie mais tout à la fois : « Vie de ton ombre que veux-tu ? Un passage de fête délirante, un langage sans limites, un naufrage dans tes propres eaux, oh avare ». Ce qu’elle appelle « le lieu des corps poétiques », parce qu’il est introuvable, ne peut donc être qu’un « songe de mort » comme l’annonce le titre d’une des proses essentielles de la 4e section d’Extraction de la pierre de folie : « Le songe de la mort où le lieu des corps poétiques ».    Cette « écriture totale » Alejandra Pizarnik a cru, d’abord, pouvoir la trouver avec le poème et sa force réparatrice parce que close sur elle-même. « Écrire un poème, c'est réparer la blessure fondamentale, la déchirure » dit-elle dans un entretien. Mais c’était insuffisant. Elle s’est donc éloignée du poème au sens traditionnel du terme, pour tenter de trouver une issue dans une sorte d’assassinat textuel. Dans L’enfer musical elle se demande déjà: « Où te conduit cette écriture ? ». Réponse: « Au noir, au stérile, au fragmenté ». Extraction de la pierre de folie serait en quelque sorte le coup d’envoi de cette entreprise de démolition, la prose de La Comtesse sanglante en serait l’allégorie, et le carnaval baroque de La Boucanière de Pernambouc ou Hilda la polygraphe, la réalisation. Dans ce dernier texte, un texte inclassable, le grotesque, le jeu de massacre sur les signifiants se substituent à la quête de la beauté et au lyrisme. « S’éloigner du lyrisme incapable », écrit-elle, « transcender la misère du lyrisme ». Subversion à la fois personnelle et d’époque. Si Alejandra Pizarnik s’inscrit dans la lignée, en Argentine, de cet extraordinaire dynamiteur et inventeur de langage que fut Oliveiro Girondo (1891-1967), sa recherche est proche de celle d’un certain nombre d’écrivains français d’alors. Á peu près au même moment, en effet, Bernard Noël publiait son Château de Cène (1968) où le lyrisme était battu en brèche par une violence pornographique qui répondait en l’exhibant à la violence de la guerre d’Algérie, et un peu plus tard, en 74, il donnait à lire, dans la lignée du Bataille de Haine de la poésie, des extraits de ses Bruits de langue où la belle poésie sombrait dans la cacophonie verbale et le travail de sape des signifiants. Quant à Denis Roche il lançait en 71 son fameux : « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas ». La dernière Alejandra Pizarnik me semble se situer, avec toute la singularité qui est la sienne, dans cette mouvance-là et La Boucanière de Pernambouc apparaît, dans son itinéraire, comme un point d’orgue qui aurait pu être, sans la disparition de l’auteur, l’ouverture à une nouvelle écriture. Tel quel ce texte n’est, pour moi, qu’une belle catastrophe, qu’un bel échec, comme l’est dans son ordre, le Finegan's Wake de Joyce auquel les glossolalies et les changements de langue de certains passages font parfois penser.

          Alejandra Pizarnik est obsédée par la mort parce que son désir de vie est trop absolu : « Les mots auraient pu me sauver, dit-elle, mais je suis bien trop vivante ». Et encore : « Nous cherchons l’absolu mais nous ne trouvons que des choses ». Autrement dit, la vie, chez elle, se déborde elle-même en une force mortelle. Et la prose — qu’elle soit poème en prose, prose en poème ou prose tout court — est peut-être, dans son travail, la manifestation de ce débordement. Comme, l’annonce, entre beaucoup d’autres exemples, « La possédée parmi les lilas », le dernier texte de son dernier livre publié, dont je vous lis pour finir le dernier fragment :

            Un jour, peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité véritable. En attendant, puis-je dire jusqu’à quel point je suis contre ?

        Je te parle de solitude mortelle. Il y a de la colère dans le destin parce que s’approche, parmi les sables et les pierres, le loup gris. Et alors ? Parce qu’il brisera toutes les portes, parce qu’il jettera les morts pour qu’ils dévorent les vivants, pour qu’il n’y ait que des morts et que les vivants disparaissent. N’aie pas peur du loup gris. Je l’ai nommé pour vérifier qu’il existe et parce qu’il y a une volupté inexprimable dans le fait de vérifier.

        Les mots auraient pu me sauver, mais je suis bien trop vivante. Non, je ne veux pas chanter la mort. Ma mort... le loup gris... la tueuse venue du lointain... Il n’y a pas une âme qui vive dans la ville ? Parce que vous êtes morts. Et quelle attente peut se changer en espérance si vous êtes tous morts ? Et quand viendra ce que nous attendons ? Quand cesserons-nous de fuir ? Quand tout cela arrivera-t-il ? Oui quand ? Et où ? Comment ? Combien ? Pourquoi ? Pour qui ?


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  • DEUX FRAGMENTS POUR UN ADIEU

    Pour Bernard, pour qu’il nous accompagne encore un peu...


    I


    Il s’est arrêté devant la mer.
    Il regarde plus loin que ses yeux.
    Il n’a jamais connu d’instant aussi parfait : la tiédeur du soleil, l’air léger
    et cette mouette qui dérive entre présage et oubli.

    Ensuite, il ne sait plus.
    Il y a comme dans un éblouissement,
    le monde entier
    — et rien



    II


    Soudain, il nous laisse là, avec le vide de nos mains, avec la tasse et le livre, la misère et le mur.

    Il nous laisse ou est-ce nous qui le laissons ? La lumière ne trouve plus ses yeux, ni l’air ses lèvres.

    Nous voilà dans l’entre tout et rien : nous regardons ce qu’il ne peut plus voir,

    Nous écoutons les syllabes de son nom. Tout proche, son rire recule, s’éteint, nous abandonne.

    Des mots reviennent qui étaient peut-être les siens. Ils se cherchent une bouche à présent.

    Il disait : « qui d’autre que moi / pourrait dire / que je suis encore vivant » — et le jour s'éclairait.

    Il disait — mais était-ce encore lui ? —: « qui d’autre / que je suis toujours là ». Une brume couvre la lumière.

    On entend, comme très loin : « Même si je suis / désormais / muet parmi vous ». Le vent secoue des morceaux de ciel,

    Parmi vous répète l'écho. Quelque chose nous traverse. On a cru que c'était le silence, mais c'est sa voix.



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  • Traduire avec Henri Meschonnic
    Hommage à Henri Meschonnic
    Petit Palais, 21 avril 2012


        J’intitule ces quelques remarques : « traduire avec Henri Meschonnic et non la traduction chez Henri Meschonnic. Au lieu d’un impossible exposé de ce qu’il appelle sa « poétique du traduire » dans le trop bref espace de temps que j’ai devant moi, je vais me borner à en montrer la fécondité à travers quelques réflexions inspirées par ma propre pratique de la traduction.
        Henri Meschonnic nous dit que ses traductions de la Bible sont à l’origine de sa pensée du rythme et qu’il n’aurait pas traduit la Bible comme il l’a traduite, s’il n’avait eu au préalable une pratique du poème. Chez lui, tout se tient dans une continuité qui réunit le poète, le traducteur et le penseur. C’est pourquoi il n’est pas possible d’évoquer l’un sans parler des autres.
        J’ai justement découvert le travail d’Henri Meschonnic au début des années 70 avec une traduction. C’était Les Cinq rouleaux et ce fut pour moi un éblouissement. C’était une traduction comme je n’en avais jamais lues. Ces textes millénaires prenaient une vie extraordinaire, comme si on était au commencement du langage et, en même temps en pleine modernité. Ce qui n’est pas contradictoire puisque ce commencement toujours recommencé est la modernité même comme l’a montré Modernité modernité.  Et puis, plus extérieurement, la modernité était là, dans l'utilisation d’une hiérarchie de blancs plus où moins importants pour donner un équivalent de la hiérarchie des accents qui scandaient la cantillation du texte massorétique. Le tout afin de rendre à ces textes leur force essentiellement rythmique. Comme dans le magnifique Chant des chants dont je ne résiste pas au plaisir de vous lire deux versets :

        16

        Mon ami est à moi     et moi je suis à lui     lui qui
        mène aux champs     parmi les roses

        17

        Avant que souffle     le jour          et que fuient    
        les ombres
                          Retourne fais-toi semblable    
        mon ami     au cerf     ou     au faon des chevreuils    
             au-dessus des montagnes de déchirure]


        Ce travail de traduction de la Bible, poursuivi toute une vie et malheureusement inachevé, s’est doublé d’un travail de réflexion sur la traduction et l’écriture qui n’a cessé de m’accompagner jusqu’à aujourd’hui. Non tant comme un discours donneur de leçons, de recettes ou de préceptes, que comme une suite de mises en garde et de remises en causes d’idées reçues et de clichés qui, pareils à la mauvaise herbe, ont la vie dure et ne cessent de repousser. Je cite brièvement quelques uns de ces clichés contre lesquels Henri n’a cessé de ferrailler et moi avec lui.

    1) Selon la vulgate, traduire c’est traduire le sens des mots. Or, traduire le sens des mots est déjà une illusion comme le souligne Humboldt, l’une des références majeures d’Henri Meschonnic, quand il dit qu’« aucun mot d’une langue n’équivaut parfaitement à un mot d’une autre langue » et que « même pour des choses tout à fait perceptibles, les mots des différentes langues ne sont pas entièrement synonymes et qu'en disant hippos, equus ou cheval, on ne dit pas complètement et entièrement la même chose ». 
        Mais le sens n’est pas seulement le sens des mot. Tout le travail d’ Henri Meschonnic nous montre que le sens relève de tout le texte et pas seulement du lexique. Puisqu’un texte littéraire — ce que j’appellerai avec lui un ‘poème’ au sens large où il peut être roman, pièce de théâtre et même essai  — c’est du corps qui passe dans le langage. C’est donc toute une physique du langage qui est mise en jeu et cette physique, c’est ça qu’il faut traduire. Autrement dit, ce qu’il faut traduire, c’est le rythme. Mais naturellement ce singulier-là est intraduisible. Un corps n’est pas traduisible, même un corps de langage. La seule manière de le traduire, c’est de le faire revivre dans un autre corps. Un autre corps de langage, bien entendu. La traduction prolonge, multiplie et transforme le texte original. Elle l’ouvre à l’infini des ré-énonciations qu’il contient.

    2) Traduire n’est donc pas une entreprise d’import-export : ce n’est pas faire passer, comme on dit, une denrée immuable (le sens) d’une rive à l’autre. Puisque arrivé sur l’autre rive, dans l’autre langue, ce même sens sera autre étant donné qu’il ne tient pas seulement au sens des mots. Le traducteur n’est pas un passeur. Heureusement, car Charon aussi était un passeur : et ce qu’il passait c’était des cadavres. Le traducteur cherche à produire de la vie, non de la mort. Mais comment ? Une seule solution : tuer le texte de départ pour le ressusciter dans sa propre langue. Donc lui donner un autre corps. Qui n’est plus le même puisqu’il est celui du traducteur. La poésie n’est pas la seule à être, selon la belle formule de Lezama Lima une « métaphore de la résurrection ».

        3) Autre point sur lequel il faut insister. Contre cette présentation courante  — traducteur de l’anglais, de l’allemand, etc. —, Henri Meschonnic ne cesse de répéter  qu’on ne traduit pas des langues mais des textes.
        Chaque poème, chaque œuvre, est un idiolecte — une langue particulière — qui se fait avec et contre le milieu dans lequel elle se développe c’est-à-dire sa langue d’origine. C’est là son historicité et sa singularité. Et c’est cette singularité-là qu’il faut traduire. Mais — autre idée reçue — être poète n’est pas une garantie suffisante à la réussite de la traduction d’un poème. Combien de poètes continuent à être victimes à leur insu du dualisme du sens et de la forme ?  Il faut être, dit encore Henri Meschonnic, le poète de sa propre traduction, c’est-à-dire en être à proprement parler l’auteur.
        C’est pourquoi j’aime dire que la traduction est une danse de couple où celui qui guide n’est pas celui qu’on croit. Puisque c’est le traducteur qui invite l’auteur à le suivre dans les méandres de sa propre langue à l’écoute d’une musique qui, finalement, n’est ni celle de l’un ni celle de l’autre mais la rencontre des deux.

    4) Enfin dernier cliché dont la résistance tient à la valeur du jeu de mot qui lui a donné naissance en italien : tradutore/tradittore. Traduire c’est trahir. Oui, si l’on à l’idée toute faite que le traducteur « copie » son modèle qu’il ne pourra évidemment pas égaler puisque, pour l’égaler, comme pour Pierre Ménard auteur du Quichotte de Borges, il faudrait qu’il le réécrive dans la même langue avec les mêmes mots. C’est très précisément à cette idée qu’en reste encore tout récemment un grand hispanisant, spécialiste de Gongora, Góngora dont je viens récemment de retraduire la Fable de Polyphème et Galatée. Voici ce qu’il écrit :  «  Si l’on tient compte [...] de l’originalité de la langue gongorine, qui a poussé à l’extrême ces possibilités du castillan dans le sens d’une densité et d’une expressivité plus grandes, on comprend qu’il est vain de prétendre faire écouter en français la musique du Polyphème, ou, celle, si différente, des Solitudes : c’est véritablement changer d’instrument, je dirais presque de partition ».
        Il a à la fois raison et tort. Raison — mais c’est une vérité de La Palisse — parce que, c’est vrai, « il est vain de prétendre faire écouter en français la musique du Polyphème », puisque cette musique est espagnole et gongorine et que, par définition, le français et ses différents traducteurs ne sont ni l’espagnol ni Góngora. Mais il a tort puisqu’il en reste à ce vieux dualisme sans cesse dénoncé par M qui considère que traduire c’est copier, c’est décalquer le texte original. La copie, dans cette perspective, sera nécessairement un pâle ectoplasme sans commune mesure avec son modèle. Or, traduire, ce n’est ni transcrire, ni produire on ne sait quel impossible calque, c’est recréer ou trans-créer un texte qui sera nécessairement autre que le texte original étant donné que c’est un autre corps, un autre souffle avec sa culture et sa langue propres qui l’aura produit. Borges dit cela très bien : « peut-être que « le mot juste » en français n’est pas « la palabra justa » en espagnol. Il faudrait alors penser que les mots justes diffèrent d’une langue à l’autre puisqu’ils sonnent différemment ».
        C’est pourquoi, sans aller jusqu’à dire avec l’auteur cité que traduire le Polyphème ou les Solitudes, c’est « changer de partition », on s’accordera du moins avec lui pour dire que c’est « changer d’instrument ». Où l’on rejoint Valéry pour qui la traduction est transposition  au sens musical du terme : le piano pour la guitare, le français pour l’espagnol — et le traducteur pour Góngora. La partition (le récit, le sens lexical, les règles formelles) reste la même, mais les timbres, les sonorités, les couleurs sont nécessairement différentes. Si le poème est véritablement traduit, c’est-à-dire écrit, au même titre que tout texte véritable , il sera, nous dit Henri Meschonnic une « métaphore de l’original » ou un « original second ». Ou, si l’on préfère (et j’y reviens encore) l’original re suscité : l’autre et le même à la fois.

        La vulgate et ses préjugés nous mènent à une conception négative de l’acte de traduire, puisqu‘elle considère que traduire étant trahir, l’opération est vouée à l’échec. Les exigences d’érudition, de scrupule pointilleux par rapport au seul lexique, m’apparaissent comme une réaction de défense, contre un pessimisme foncier — je dirais presque un état dépressif — qui repose sur la vieille idée de l’intraduisible. Idée que ne cesse de combattre Henri Meschonnic avec la force de vie qui l’anime dans tous les aspects de son œuvre. Rien n’est intraduisible. Si certaines œuvres ne le sont pas ou le sont mal, c’est qu’elles n’ont pas encore rencontré leur traducteur, c’est-à-dire celui qui, animé par la certitude qu’il arrivera à faire revivre le texte original dans sa propre langue, s’impose des contraintes beaucoup plus grandes que le traducteur standard.  Contraintes déjà évoquées par Cicéron quand il oppose l’interpretes qui traduit « mot pour mot » (verbum pro verbo) et l’orator qu’il est lui-même et qui transcrée tout ce qui fait la singularité du texte. Mes traductions, dit-il, «  je ne les ai pas tourné(e)s comme un traducteur, mais comme un orateur, avec les mêmes phrases, et avec leurs formes, autant qu’avec leurs figures, avec des mots adaptés à notre habitude ; en quoi ce n’est pas le mot pour le mot que j’ai tenu pour nécessaire de rendre, mais c’est tout le caractère des mots et leur force que j’ai conservés ». C’est cette force-là nous dit Henri Meschonnic, que devrait chercher à traduire tout véritable traducteur.








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  • La rencontre


    Même dans une casserole, on peut trouver Dieu.
    Thérèse d’Avila

        La richesse du travail d’Antoni Tàpies est dans son apparente pauvreté: pauvreté de couleurs, de formes, de matières. Paradoxe qui relève d’un double et indissoluble mouvement de destruction et de création.
        On perçoit d’abord, très nettement, dans cette œuvre qui couvre maintenant plus de cinquante ans, le  désir commun à toute une génération d’artistes du milieu du siècle de faire table rase c’est-à-dire de détruire cette image toute faite que nous avons dans les yeux quand nous croyons voir le monde et que nous nommons “réalité”. Image si tôt confondue à notre vision que nous la prenons pour le monde lui-même. Alors qu’elle n’en est qu’une représentation. C’est donc contre cette description apprise — ce mot d’ordre perceptif — que commence par se construire, comme tout art véritable, l’art de Tàpies. Afin, dit-il, de “changer la vision que les gens ont du monde”. D’où la valeur emblématique des râtures, griffonnages, gommages, et autres barbouillages, griffures et grattages. Alors, l’image vacille, sombre, disparaît. Elle cède l’initiative à la surface peinte…
        On sait depuis Manet, au moins, que la peinture n’est que peinture et rien de plus. Rien de moins, non plus. Un univers plastique qui s’édifie sur les ruines de l’autre —  motif, modèle, référent, réalité comme on voudra — et qui, depuis la fin du XIXè sècle a conscience d’avoir peu à peu conquis sa propre cohérence, comme la poésie à peu près à la même époque. C’est pourquoi Francis Ponge pourra écrire que dans tout art, il y a “quelque chose à obtenir et non quelque chose à exprimer.” Cette visée, c’est l’œuvre, bien sûr — tableau, poème, sonate, sculpture etc.. Mais à en rester là — le tableau pour le tableau, le texte pour le texte —, le résultat serait bien pauvre. Beaucoup d’épigones, d’ailleurs, s’en sont contentés, pensant y trouver le nec plus ultra de la modernité. Or, l’art de Tàpies est aux antipodes d’un pareil formalisme — de cette abstraction (mot absurde mais consacré) à laquelle on a souvent voulu le réduire sans le comprendre. Il est, au contraire, profondément concret, puisqu’il entretient avec le monde une relation directe, c’est-à-dire non médiatisée par la représentation ou l’image. Ces surfaces maculées, rayées ou, au contraire vacantes; ces gris, ces ocres, ces bruns, ces couleurs sales; ces croix, flèches, lettres ou vagues figures: n’est-ce pas ce qu’à chaque pas nous découvrons autour de nous sur les murs de nos villes, nos trottoirs, nos portes, dans cette décharge de gestes, d’objets, de matières insignifiants qui sont notre quotidien et que cette peinture nous conduit à voir comme pour la première fois.
        Car, du même mouvement qu’il oblitère, rature ou gomme la réalité, Tàpies nous offre les balbutiements, les prémices d’un monde à l’état naissant: griffonnages d’enfant, alphabets indéchiffrables, rayures, taches, empreintes de pieds, de mains comme aux origines de la création et, soudain, surgissant de ce chaos vivant, une lettre, une autre, obsessionnellement répétées. La croix du T, d’abord, la lettre de l’unité faite de la rencontre et de l’unification de deux forces contraires. Le A, ensuite, celle du commencement. Valeurs qui, outre leur référence insistante à l’Ars combinatoria  de Ramón Lull, savant, sage et mystique catalan du XIIè siècle admiré depuis la jeunesse, viennent s’ajouter à leur statut d’initiales du nom du peintre (Antoni Tàpies), lesquelles réclament nécessairement un support à leur inscription, ce mur que l’artiste trouvera également dans son patronyme, Tàpies  signifiant “mur” en catalan. Rare, pour ne pas dire seul cas d’un usage aussi plastique et créateur de son propre nom par un peintre. Un monde est là, en germe, dans cette signature dont Tàpies a toujours défendu le principe, parce qu’elle est non pas le signe d’on ne sait quelle vanité egolâtre, mais un principe d’unité dans une production multiple et apparemment éclatée.
       
        On a beaucoup commenté le goût de Tàpies pour les matières pauvres, élémentaires où viennent s’incarner et se confondre, dans une unité qui les englobe, celles de la naissance et de la vie (terre,boue, paille, bois…) et celles de la dégradation et de la mort (poussière, détritus, coulures, excréments…). Mais, ces matières ne sont pas statiques, déposées là, telles quelles, dans le hasard de leur rencontre. Elles sont mises en mouvement par un geste et transfigurées par un regard. Si le geste est la présence directe du corps dans les traces qu’il laisse dans la matière — une signature organique, en quelque sorte —, le regard en est la présence différée. Par le travail spéculaire-spéculatif qu’il suppose — un travail de pensée —, il élabore tout un vocabulaire figuratif (pied, bouche, main œil, crâne, corps) qui ne représente rien mais fait signe, nous interrogeant inlassablement sur nous-mêmes, sur ces objets qui nous entourent (chaise, lit, porte, chaussette…) ou sur les éléments du monde (sable, feuille, herbe, paille…) tous mêlées inextricablement dans une vaste unité.
        Oui, au fond, ce que vise l’œuvre de Tàpies, c’est toujours une rencontre. Et pas seulement celle de son corps et de la matière mais, à travers elle, celle du spectateur  De ce spectateur devenu soudain acteur — “Observateur-participant” — et de l’énigme du monde. Cet inconnu à l’état naissant qui n’est pas différent de la réalité mais qui la fonde et la déborde en même temps: le réel.
        En ce sens on pourrait dire que Tàpies n’est pas réaliste mais réeliste. Il nous fait entrevoir ce fond sans fond qui n’est, à proprement parler, rien et qui est au fondement de tout. D’où sa proximité avec les mystiques qu’elles soient occidentales ou orientales. Car, ce que son œuvre entière cherche à nous offrir, c’est, finalement, un espace de méditation. Un fragile support pour un pas qui vacille et s’égare un instant dans le sans chemin.
                                             


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  • Bernard Vargaftig vient de nous quitter. Reste sa voix si intensément proche. Ci-dessous, comme un portrait évasif, quelques notes écrites sur ses livres au fil des années.

     

    L’aveuglement



    I

        Avec une rigueur et une intensité jamais démenties, la poésie de Bernard Vargaftig ne cesse, livre après livre, de poursuivre ce point d’incandescence où dire devient être, où l’écriture, tendue entre la précision implacable de l’organisation poèmatique et l’abrupte précipitation de son rythme, laisse entrevoir comme par miroitement ou éclaboussement ce qui n’a ni image ni nom et dont, comme le dit Ernst Mach, “le complément en miroir n’existe pas”: le réel. Le réel. Pas la réalité  qui en est, précisément le double : cette “ressemblance”, ce connu, ce nommable auxquels, à travers tout son travail, Bernard Vargaftig s’efforce avec obstination d’échapper. Effort de dé-saisissement de dé-gagement, mouvement vers cette nudité  (pas de référence, pas d’images, pas de mots) dont le titre d’un de ses livres, Distance nue, renvoie explicitement.

        Ce qui, d’abord fait le plein sans failles de la réalité, son espace encombré d’objets, d’êtres, d’identités reconnaissables et stables, c’est le langage. Lequel est la trame de notre perception même. Chercher le réel, sa nudité, sa vacance instantanée, ce sera pousser le langage littéralement à bout. Le mener à ses propres limites où, dans les deux sens, il s’exténue, par une pratique systématique de la vitesse, du heurt, de la rupture: “Nomme toujours plus vite / Tes yeux nus / Comme où la faille se pose”. Alors, rompue la routine figée du sens, pourra surgir le vif, “Ce qui n’a / Brusquement / Aucune image / Dans la nudité”: le réel. Démarche qui, malgré tout ce qui les sépare, rappelle celle du koan  zen où la rapidité  de la réponse est la condition même du passage de la réalité au réel: “Dites-le vite” crie le maître au disciple afin que d’un mot, d’une brève formule ou d’un geste, jaillis d’une autre dimension que celle de la conscience, quelque chose puisse avoir lieu: satori  ou “éveil”; accès foudroyant au sans nom.
        Mais il y a plus: en exténuant son langage, le poète s’exténue lui-même. Comme au plus fort d’une course éperdue où l’asphyxie l’arracherait presque à lui-même, il continue à être,  mais il n’est plus lui-même. Il est personne : “L’été s’ouvre / En moi et la vitesse // Ne devient personne” Plus d’individualité, donc plus de reconnaissance, de vision, de mémoire. Une singularité, mais anonyme — “une vie”, comme dit Deleuze. Ou une enfance, un amour.
        Car enfance et amour, dans cette poésie, ne font qu’un (“Te voir te voir c’est / Tout à coup l’enfance”). Comme ils ne font qu’un avec le réel. Puisqu’ils sont être, sans images ni mots: “Et les mouettes / D’être si vite faille / Avec l’enfance / Le réel sans jamais / Devenir image”. Or être ne se dit qu’au présent : “Ce présent / En moi l’explosion”, que ne cesse de refaire le poème dans cette “distance nue” (cet espace vide) qu’il instaure. C’est là, sans doute, que réside la plus grande force de la poésie de Bernard Vargaftig. Dans sa manière inimitable, par brisures, énumération, éparpillement parataxique ou syncope, de nous restituer, contre le langage mais avec lui, la vivacité d’un contact  — d’un “frôlement, d’une “ éraflure”. Celui de cette singularité anonyme  que chacun, quelle que soit son histoire, retrouve en lui, intacte et première toujours. Naissance conjointe d’un langage et d’un monde, l’un par l’autre, dans l’inconnu qui les rassemble: “Ce qui n’est pas dit / Commence / Sur la dune / Qui es-tu qui es-tu”. Alors, pour un instant à la fois limité et sans mesure, quelque chose se produit. Clignotement, passage. Et c’est la transparence:
                       
                        Oiseau très vite
                        C‘est l’éblouissement
                        Un merisier
                        Une trace et le ciel
                        Touche l’abandon

    II




        Cette poésie repose sur un paradoxe qui est le paradoxe fondateur de toute poésie: comment avec du langage, dire ce qui est hors langage et ne cesse pourtant de le réclamer? Comment parler ce qui est sans parole; faire advenir ce qui ne se donne que comme éclat (au double sens du terme) et qui est dans la réalité   (le connu, le nommable), le surgissement aveuglant du réel  (l’inconnu, le sans nom) — de cette vivacité, cette “nudité”, qui est le signe d’un éveil ou d’une naissance. “Toute l’expérience poétique tend à restituer au corps l’actualité de sa naissance”, écrit Joë Bousquet. Il me semble qu’il n’est pas de meilleure définition de la démarche de Bernard Vargaftig dans ce qu’elle a de plus intense. Oui, l’actualité de la naissance. Mais comment la retrouver quand tout nous en sépare. A commencer par notre propre mémoire et le langage qui la porte. C’est pourquoi il y faut ce coup de force qu’est au fond toute écriture poétique: cette déchirure dans le tissu des certitudes aussi bien mentales que langagières:
               
                Quelle clarté
                Quel trou à l’intérieur de ce qui était langage

    Stupeur, effroi, vitesse, vacillement, cri, soulèvement — mot qui donne son titre au livre —, dévalements, dévastations ... Autant de mots-images (où il faudrait étudier la valeur forte de la consonne thématique v ) qui, dans le tissu d’échos qu’ils trament dans ce recueil, comme dans bien d’autres, font (en même temps qu’ils en rendent compte) cet avénement du vif  sous le sens. Nous rendant physiquement, par syncopes, ruptures syntaxiques ou sémantiques à cet état pré-linguistique où un corps et le monde se confondent encore avant de se séparer:

                    C’était l’aube sans le langage

        Je dis “un corps” et non pas tel ou tel corps, celui de Bernard Vargaftig, en l’occurrence. Car il y a ici, loin des transcendances toujours plus en vogue, une plongée  (“Ce désert quand le langage plonge”) dans une immanence absolue qui nous rend à une universalité sans visage: à cet anonymat  singulier  qui est celui d’un  corps, d’une  enfance, dans la totalité du passé retrouvé. Pas le passé individuel, mais tout  le passé qui n’a jamais cessé d’être  sans être pourtant présent:

                Qu’il fait clair et la lenteur de l’effleurement
                Ne se souvient ni n’oublie jamais

    Ou si parfois on y accède, c’est par éclats ou précipices, éblouissements ou effleurements, par ces instants sans image  (“la profondeur n’a pas d’image”) qui, avec la poésie, ne surviennent que dans l’amour. Puisque expérience poétique, expérience érotique et expérience d’origine sont ici inséparables:

                Cette chute je t’aime je
                T’aime la revoici la nudité d’être

        C’est cette dimension proprement ontologique qui touche très profondément dans la poésie de Bernard Vargaftig. Une des rares poésies de ce temps de régressions et de compromis à ne jamais céder sur l’essentiel: l’affrontement têtu, souvent effrayant avec ce qui n’a pas de nom:

                Un dénuement encore
                Jusqu’au refus de renoncer

               


    III


        Qu’est-ce qui fait qu’un livre éveille l’enfance en vous? Est-ce parce qu’il touche ce point où, dit Bernard Vargaftig, “les paroles sont des gestes”? Où vous n’êtes plus ce que vous savez, ce que vous dites mais, “éraflure”, “craquement”, “soulèvement” ou quel que soit le nom que vous lui donnez, ce saisissement, cette motion d’un corps rendu à l’intensité des sensations premières.
        On l’a vu dans les pages précédentes, tous les livres de Bernard Vargaftig sont des livres d’enfance. Autrement dit, des livres qui plongent dans ces sensations premières et obsessionnellement vous y ramènent par une écriture dont la rigueur, à travers les règles qu’elle s’impose, donne sur cet instant toujours renaissant, toujours fuyant où vous voyez sans voir, touchez sans toucher quelque chose qui est là, en vous, que vous ne cessez de poursuivre sans jamais l’atteindre.
        Tel est, par exemple, l’espace de Craquement d’ombre. Dès le premiers vers, on est à nouveau saisi par ce croisement de maîtrise et d’abandon qui ouvre à ce lieu sans lieu où une “Frayeur […] sans rémission / Crie derrière les mêmes syllabes // D’être éperdument l’enfance…” D’où, la fascination produite par ces poèmes qui font vibrer jusqu’à son point de rupture le fil qu’ils tressent et sur lequel, comme le funambule, la voix passe au moment même où elle casse:

                    …
                    Je tombe quel craquement ineffaçable
                    N’est jamais la première image
                    Et l’insoumission se reformait
                    Et l’azur dont la vitesse
                    En moi répète sous le saisissement
                    Un nom que la nudité cache

        Mais c’est moins sur ce livre que sur Un même silence, le volume paru conjointement chez la même année, qu’on aimerait s’arrêter. Ni autobiographie, ni poème et conjonction des deux dans une étonnante rencontre de précision événementielle et d’emportement lyrique, cette “prose” en huit fragments, représente un moment singulier dans le long trajet de Bernard Vargaftig. En effet — et pour la première fois, sans doute — le poète s’efforce d’explorer le terreau d’expériences vécues où plongent ces sensations originaires qui constituent la matière première des poèmes. Villes (Toul, Limoges…), villages (Villiers-sur-Loir, Busançais…) ou simples rues (rue Montmailler, rue Civa-Niva, rue du Murot…), personnages familiers ou insolites, situations quotidiennes ou dramatiques, émotions minuscules ou violentes se bousculent dans le mouvement de cette prose qui dit sans dire, raconte sans raconter, situe sans situer, parce que ce qu’il y a à saisir, c’est le bougé du souvenir entre reconstitution et vécu, ce comprendre sans comprendre qui est celui de l’enfance:
        “En 1946, nous courions dans les ruines. On y riait. On se cachait. On s’appelait d’un bloc de pierre à l’autre. Quand trop d’été explose dans une cour, quand je vais plus vite que les rues, que les arbres autour de la place de la République, plus vite qu’un rosier et rien n’échappe, pas même le silence, je suis à Toul […] Lorsque je n’ai pas peur, lorsque je pourrai courir et comme ouvrir les bras derrière les mots, je suis à Toul. Un drap sèche entre canal et prairie […] Aucun souvenir, soudain. Une traînée de lumière. Une traînée de poussière. Un virage.”
        D’entrée, à nouveau, tout est là de ce qui fait la singularité de la poésie de Bernard Vargaftig — précipitation, vitesse, abrupt des perceptions, éblouissement… —, mais dit cette fois, sans pour autant être raconté, dans l’espace et le temps de l’enfance. Car l’importance de ce mince volume (dont on imagine qu’il pourrait s’augmenter encore d’autres fragments) vient de ce qu’il donne quelques unes des clés d’un monde qui, avec les poèmes vous happe, vous emporte sans jamais rien situer. Un monde où règne, on le comprend ici, une peur omniprésente (celle d’une famille juive sous l’Occupation) et donc le silence imposé (“Ne dis rien, ne parle pas.”), les épisodes d’attente angoissée ou de fuite (“C’est par là qu’il faudra se sauver si les miliciens viennent. Tu cours vite”.), les faux noms (Ma mère s’appelait Mademoiselle Vautrin”.) et cette crainte d’être sa propre identité qui devait poursuivre l’enfant jusqu’à l’âge adulte (“On a rangé les cartes d’identité. Je n’en aurai pas jusqu’à vingt-neuf ans. J’avais trop peur.”) Mais aussi — et en même temps — un monde et ses jeux (courir, jouer à cache-cache, aux oiseaux…), ses rites (voir le monde à la renverse, compter…). Oui, compter, surtout. Etre enfant c’est compter. Non pas des pièces, des marchandises, non. Compter. Pour compter. Pour trouver dans l’instant toujours recommencé de chaque nombre une compagnie et un refuge face à la solitude et au vertige menaçant du dehors: “Il n’y a personne. Je compte les fenêtres, comme je compte les cailloux, les chiens, le silence, pas les hirondelles: elles vont trop vite, les arbres, les voitures, comme aveuglément je compte tout.”
        Or, cette rencontre des choses, du langage et des nombres, qu’est-elle sinon la poésie? Cette recette pour accommoder le divers dans la force de son éparpillement, “Pense à un chiffre. Multiplie-le par cinquante-six. Ajoute du sel. regarde ton talon. Divise par trois…” Oui, interroge le titre d’un des fragments, “Qu’est-ce que la poésie?”. Et c’est non seulement ce texte mais le livre tout entier qui répond dans un superbe exercice de poétique appliquée. Car, ce que nous montre Bernard Vargaftig, c’est que la poésie, comme l’amour, n’a ni image ni comme, parce qu’elle est rencontre avec le totalement singulier — ce que Clément Rosset appelle l’ “idiotie” du réel: “Je dis ton nom. Dire ton nom, c’est brusquement savoir que rien n’a d’image. Mais qu’en même temps, tout est toujours autre: la nuit, la mer, l’étendue de l’aube, l’énigme, l’acacia qui tremblait”. C’est pourquoi écrire, c’est écrire pour en finir avec l’image. Pour accéder au pur sentir qui n’est pas l’image mais son suspens. Alors c’est le saisissement: celui du sans-image-sans-nom qui est la vie même: Cette “lumière dans la lumière”, ce voir sans voir que Vargaftig appelle “l’aveuglement”: “Rien ne se confond, ni langage, ni image, ni nudité. La mer touche un instant, elle touche l’herbe, les couleurs, l’orage, l’écho en elle et l’écho s’ouvre en nous. La poussière, la falaise, un cri d’oiseau, tout l’aveuglement s’ouvre en nous.”
        Fusion du sentir, du penser et du vivre, la “prose” de Bernard Vargaftig est, sans doute, l’un des plus beaux exemples de cette “prose en action et non pas en récit”, de cette “prose pure […] dans sa tension de transfert” qu’en son temps, Boris Pasternak appelait “poésie”. Un même silence  est de ces textes qui font éprouver, conjointement aux poèmes et leur rigueur comptée, que la poésie, en effet, n’est pas un genre mais une force qui les traverse et les porte tous, sans exception, et les mène à ce degré d’incandescence où le langage, tout en étant plus que jamais lui-même, brûle à son propre feu et semble disparaître. Alors c’est une “image sans image”. Comme la mer.


    IV



        Il faudrait commencer par faire état d’une curieuse expérience, à la lecture de Comme respirer. Au fur et à mesure que j’avançais dans cette suite de poèmes, la réitération obsédante de certains substantifs terminées par la même voyelle nasale [ã] assorties soit du [m] soit du [s] (ment et ance/ence) venaient à tel point accaparer mon attention que je n’entendais et ne voyais plus qu’eux. Tout était là, alors, dans cette rime généralisée dans laquelle la dispersion lexicale et sémantique, passée au second plan, semblait trouver son unité. Si bien que je me suis vu, sans l’avoir prémédité, recenser pas moins de 80 substantifs du premier type, dont certains obsessionnellement répétés (« dénuement », « dénudement », « effleurement », « mouvement », « arrachement », « consentement », « commencement », « tremblement », « creusement », « déchirement », « aveuglement », « éraflement », frémissement », etc.) assortis d’une douzaine d’adverbes de la même finale (« éperdument », « mortellement », etc.) et d’une quarantaine du second type tout aussi obstinément répétés (« enfance », « silence », « attirance », « imminence », « violence », « insistance », etc.)… Autrement dit, un travail d’intense nasalisation traverse tout le livre, dont un seul poème, pris au hasard, peut donner un exemple frappant :
                   
    Ce dénudement incessant
    Soudaineté de l’odeur
    Dont le pressentiment prend la place
    Convergence et énigme tout dérapait
    Un récit le moindre silence
    Un effleurement bref dans l’inattention
    Que la mémoire faisait naître
    L’apaisement bougerait-il même
    Quand les phrases ralentissent
    L’intériorité vient en pente
    Le premier emportement et le contraire
    Vacillement à jamais vu
    Comme les glaciers poursuivent
    Où embrasser a la forme des rochers
    L’azur avec l’azur qui est
    Celui auquel l’enneigement cède

    Que dire par là, sinon que le texte prend, à travers cette nasalisation obsédante sans doute liée au mot « enfance », une épaisseur et une cohérence telle que toute référence n’en est qu’une sorte d’effet de diffraction et que l’abstraction –– au sens pictural de non figuration –– qui en résulte, a cet effet paradoxal de mettre le lecteur en contact non pas avec un concret connu, nommé, délimité donc représenté –– une réalité ––, mais avec le clignotement multiple, mouvant, illimité de ce que j’appellerais le réel : mouvement énigmatique (tout effet de réel vient de l’impression de ne pas comprendre), de quelque chose comme saisi à l’état naissant, dans la signifiance de cette suite aussi rigoureusement ordonnée que les livres précédents : 55 textes (5+5=10), dont 53 de 17 vers soit 901 vers (9+0+1=10) et, perturbant cette belle unité, un poème de 12 vers, le 9è, puis, 36 poèmes plus loin (3+6=9), un poème de 3, le 45è (4+5=9). L’impair (ici le 3 et ses multiples) joue donc, comme souvent chez Vargaftig, un rôle essentiel, aussi bien dans le savant déséquilibre de l’ensemble, que dans chaque poème  (17 vers), et dans le vers lui-même (majoritairement impair : 7-9-11).
    D’où, sans doute, ce sentiment de discordance, de constant malaise –– de manque. Un manque étroitement lié à cette abstraction dominante, dont le poète dit clairement dans le seul poème de 3 vers du livre, et comme pour bien enfoncer le clou, qu’elle « appartient au manque » (« L’abstraction appartient au manque »).
    Tout discours, tout récit –– puisqu’il est fait de l’abstraction inhérente au langage ne peut en effet qu’appartenir au manque. Même le poème qui, pourtant, se construit avec et contre cette abstraction même : « L’abandon l’abandon porte / Ensemble abstraction et prairies ».
    Oui, ensemble. Car dans cet abandon –– ce saisissement de ce qui vous traverse –– où le moi (la conscience) s’abolit dans l’oubli (« L’oubli était chaque fois premier »), revient toujours première, l’intensité concrète de sensations qui, précédant toute nomination, toute vision (« L’éraflement de l’absence d’image »), nous mettent au présent de son surgissement :

                Les oiseaux précèdent les phrases
                Dans soudain ce qui est muet en moi
                L’abstraction le gouffre les roches
                Rien qu’un présent…

    *

    De livre en livre, Barnard Vargaftig, poursuit l’écriture d’un seul poème où, obstinément, dans la physique si prégnante de son langage, tente de s’incarner, un corps –– un souffle –– d’enfance impossible à dire, à raconter (« La respiration est l’enfance / Dont les glaïeuls accentuent l’abstraction… »). Là, dans le « dessaisissement » (de la conscience), le « dénuement » (de la parole), à partir d’un lexique qui, obsessionnellement lui aussi, tresse ses échos –– cri, vitesse, roches, effroi (« Tout est réel dans l’effroi »), honte, oiseaux, été (« Quand le tremblement de l’été me poursuit »), glaciers, je t’aime, oubli, calanques (« L’obsession des calanques »)… ––, semble néanmoins s’esquisser un paysage … Lequel n’en est pourtant pas un (« Paysage sans être paysage »), puisque le lecteur ne le voit pas, lui qui n’est pas en face mais au milieu, corps pris à son tour dans cet afflux de sensation éparses (« Le torrent l’immensité des rocailles » / « A nouveau les glaciers dévalent » / « La vitesse est un amandier ») où, l’espace d’un mot, d’une phrase, d’un poème, peut-être, c’est comme si « Avant l’intuition les récits les odeurs », dans « l’abstraction la plus nue », il était en train de naître.                                               


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