• Clarté levante

       Clarté levante
      ...et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     « Aube », Arthur Rimbaud


     L'aube donne la certitude du temps et de la lumière, et l'incertitude quant àce que le temps et la lumière vont apporter. C'est la représentation la plus adéquateque l'homme puisse avoir de sa propre vie, de son être dans la vie, puisque l'être del'homme aussi toujours se fait jour.
    María Zambrano, Discours de réception du Prix Cervantès, 1988.


     Il y a longtemps... Je me souviens... J'ai quinze ans. C'est une fin de printemps, il fait chaud, déjà. C'est le matin, dans la salle à manger, avec les rumeurs du jour venues par la fenêtre entrebâillée ? Je regarde la page et son titre : « Aube ». Je lis, je relis. Et plus je relis, plus autour de moi tout scintille, malgré le noir de la façade d'en face, les bruits de la ville, tout brûle d'un éclat qui est celui de la jeunesse et de la poésie (je ne le sais pas encore). Est-ce pour cela que, depuis,  le poème a toujours été pour moi un grain de lumière naissante, une clarté levante dans les mots ?
    Je me souviens... « J'ai embrassé l'aube d'été ». Qui « je » ? Lui ? Moi ? Tout le monde ? Personne ? Dans cette première ligne, isolée, au seuil du poème dans un temps et un espace hors du temps et de l'espace, tout se tient, tout s'embrasse : le sujet et l'été (J'ai embrassé / été), l'étreinte et l'aube (embrassé / aube) dans les deux hémistiches de cet octosyllabes qui se répondent en miroir : « J'ai embrassé / l'aube d'été ». Oui, tout est là : le je naissant et l'immensité du monde qui commence, le dedans et le dehors, indissolublement, comme pour l'à peine adolescent que je suis.
    Car, ce qui suit –– le récit de cette rencontre amoureuse –– ouvre déjà sur l'infini de la vie, même si, dit le texte, « rien ne bougeait encore », puisque tout est dans l'attente : sujet naissant et choses immobiles –– palais, eau, route, bois –– se confondent aussi dans tout un miroitement d'assonances légères  comme   J'ai  /  été  /  bougeait  /  palais  /  étaient  /  quittaient ,  mais aussi  aube  et  eau ,   aube  et  ombreaube  et  bois ... Et le temps commence, avec la marche. Le poème est une marche, un élan verbal qui éveille le langage et, avec lui, le monde : « J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit ». La traînée d'échos se propage : « embrassé » / « encore » / camps  /  réveillant  /  sans , à quoi s'ajoute, dans le prolongement du [ε] de  j'ai et sa finale masculine , un réseau d'assonances féminines qui, mieux que toute image font l'imminence de l'ouvert :  réveillant  /  haleines  /  tièdes  /  pierreries  /  regardèrent  /  ailes  /  levèrent ... Tandis que le silence clôt ce premier paragraphe, ce silence de l'aube, son immobilité :   rien ne bougeait  / route du bois / sans bruit.
    Cette ouverture est bien un commencement. A  pierreries, à  regardèrent, à  levèrent, répond première . « La première entreprise » –– entre-prise ––, la première saisie réciproque du sujet et du monde, s'incarne ici dans la « fleur ».  Première intimité (« qui me dit son nom »), pendant que les réseaux d'échos se prolongent comme le [ã] de embrassé / encore / camps / réveillant / sans, se prolonge à travers entreprise / sentier / empli et comme  le [m] de morte / marché / première / empli / blêmes / me prolonge celui du même  embrassé. De l'étreinte initiale à la rencontre de la fleur on quitte l'ombre, l'immobilité, le silence pour la lumière, le mouvement, la parole. Processus dans lequel le sujet ne cesse d'être acteur : « J'ai embrassé », « j'ai marché », « me dit »...
    Alors c'est la jubilation et l'éblouissement. Je les ai connus aussi. A ma manière. Je me souviens toujours : les fleurs aussi sur le noir de la façade d'en face, la tapisserie verte éclaboussée de lumière, le scintillement du lustre et du vase de cristal, le clin d'œil rutilant du poisson de céramique... Le monde aussi était là. Et je riais, même si ce n'était pas au « wasserfall ». Et même si ce n'était pas « à la cime argentée » mais à l'étroit ruisseau du ciel, là haut, je reconnaissais aussi la « déesse »... Extase, oui. Minuscule, peut-être, mais extase tout de même. Et c'est Rimbaud qui m'y entraînait. Dans son rire il y avait une reconnaissance –– l'expérience d'une lumière merveilleuse. Car, tel un écho lointain d'aube et d'embrassé, le wasserfall est blond, et la cime argentée répond au même embrassé . Quant à la déesse, elle est dans ce wasserfall, elle est celle qu'on embrasse : l'aube d'été...
    De wasserfall à échevela puis à « je levai un à un ses voiles », voici que la jubilation de la rencontre se mue en quête érotique. Alors, de l'allée à la grand'ville en passant par la plaine, l'espace s'élargit, s'ouvre immensément, tandis que le mouvement qui le parcourt devient précipitation –– « en agitant les bras », « elle fuyait », « et courant [...] je la chassais » ––, un élan verbal qui, comme sur les pierres d'un torrent, saute de coq à clochers à courant et à quais, nous fait passer de la marche à la course, de la campagne à la ville, de la terre au ciel, vers, plus loin, cet « immense corps » entrevu. Tandis que tous les échos de l'acte initial (« j'ai embrassé l'aube d'été ») ne cessent de se propager : [ε]/[e] –– levai / plaine / l'ai / fuyait / quais / chassais ... allée / dénoncée / clochers ...[ã] –– en / dans / agitant / grand' /courant / mendiant ... [m] –– parmi / dômes / comme / mendiant / marbre...[o]  –– (aube) / dôme... Tout se répond et se correspond : l'étreinte de l'aube est partout présente, préfigurée ou rappelée, comme dans ces quais qui sont de marbre, parce qu'en chassant sa  esse, il l'embrasse déjà.
    En effet, si la rencontre se fait « en haut de la route, près d'un bois », n'est-ce pas aussi parce que c'est toujours l'aube qu'il embrasse ou qu'il entoure maintenant de « ses voiles amassés » et qu'il sent son « immense corps » ? Et, si j'y reviens encore, près de cinquante ans plus tard, n'est-ce pas que je l'ai également un peu senti, en ce lointain matin de mai avec, entrés par les fenêtres le soleil et les bruits du monde comme exaltés, transfigurés par le poème, cet extraordinaire multiplicateur ou intensificateur de vie ? Oui, pour moi, « aube » et la vie ne font qu'un : la vie qui commence, le matin, le printemps, Rimbaud, l'aube et l'été, tout se tient là aussi, comme dans le poème où la fusion amoureuse est si intense qu'elle dépossède le sujet de sa propre identité. Ce n'est plus je mais l' « enfant » qui étreint l'aube et qui « tombe au bas du bois ».  Le sujet du poème se dissocie et se voit, comme dans un rêve. Sans doute parce qu'à cet instant précis, il ne s'appartient plus et qu'hors du temps et de l'espace, il embrasse l'aube d'été, se confond à elle et s'oublie infiniment. D'où la chute et le sommeil après l'amour.
    Et là, comment ne pas évoquer un autre des grands poèmes de la tradition occidentale : la « Nuit obscure » de Jean de la Croix. Ailleurs, j'ai déjà rapproché les deux poètes –– le voyou et le saint[1] –– et une fois encore, ici, ils se rejoignent. De la nuit à l' « aube levée », du cheminement dans l'obscur et la solitude à la rencontre avec l'Ami, de l'union amoureuse (« l'aimée en l'ami même transformée ») à l'abandon « entre les fleurs des lis parmi l'oubli », de l'attente à l'exaltation puis de l'exaltation à la perte de soi, du bas vers le haut puis du haut vers le bas, tout dans les « chansons » du grand mystique espagnol[2] préfigure le poème d'Arthur Rimbaud. Où tout le spectre de l'expérience amoureuse est aussi parcouru  –– attente préliminaire, exaltation croissante, jubilation, extase et abandon –– avant le retour au temps des montres et de la vie des hommes : « Au réveil il était midi ». Ce réveil, comme on l'a dit un peu trop facilement, n'est pas celui d'un rêve. Rimbaud n'a pas rêvé (ni moi non plus), comme dans les mauvais contes fustigés par Breton. Non, ce n'était pas un rêve : c'était la vie, intensément vécue dans et par le poème. Si intensément qu'après tant d'années, les larmes m'en viennent encore aux yeux, d'autant qu'aujourd'hui, au moment d'achever ces lignes, il est exactement midi.
    (2003).



    [1] « Le voyou et le saint », Coup de soleil (Michel Dunand, 12, avenue du Trésum, 74000 Annecy) n°58, juin 2003, p. 26 à 33.

     
    [2] Pour une lecture de la « Nuit obscure », je renvoie à ma traduction des poèmes de Jean de la Croix dans : Nuit obscure Cantique spirituel, Poésie/Gallimard, 1997, p.50-53.

    Tags Tags :
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :