• Corps provoquant
    Un homme assis et qui regarde Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997



        L'écriture, quand elle commence, semble toujours avoir déjà commencé, n'être que le prolongement visible d'un processus obscur, comme la naissance l'est de la gestation. Ce qui porte le mouvement des phrases n'est pas la conscience claire d'un projet à réaliser ni même une quelconque intention préalable. Certes, il y a bien cette infime déflagration qu'on appelle émotion. Mais ce qui la suscite, ce n'est pas toujours — c'est même rarement — la vie, qui semble en être le théâtre privilégié: c'est plutôt — comme pour Don Quichotte — le monde du langage et des livres. Expérience d'autant plus insolite, d'ailleurs, qu'elle ne s'inscrit pas sous le signe de l'admiration ou de l'imitation. Qu'elle se produise, en effet, à la seule vue de la couverture du nouveau livre encore inconnu d'un auteur aimé ou, au contraire, pendant la lecture d'une page d'un romancier dont on se sent très éloigné ou encore du simple entretien avec un écrivain qu'on n'a pas ou peu lu, souvent elle semble relever de la distance, du trouble, du regard oblique ou du clair-obscur. Comme si l'étincelle du désir ne pouvait naître que de la tension entre le pôle de la plénitude pressentie et celui de ce qui fuit, échappe, se dérobe. Ecrire, alors, loin d'être le compte-rendu plus ou moins fidèle, plus ou moins transfiguré d'une réalité extérieure, serait une tentative de déchiffrement d'un texte qui n'existerait pas, d'un sens qui ne tiendrait qu'au mouvement de cela qui se retire à mesure qu'on avance, et s'engendre de ce retirement même. Irrépressible malgré ses intermittences toujours possibles, ce mouvement, dans sa précipitation ou, selon le cas son lent mais obstiné déploiement, entraînerait l'obscurcissement momentané de cette puissance rationnelle et critique qui, comme le rappelle Baudelaire, bloque toujours toute velléité d'écriture: "Se mettre tout de suite à écrire — disait-il. Je raisonne trop." (Baudelaire)

        Il y a de la naïveté dans cet acte qui tient à la croyance éprouvée que le monde, d'une certaine manière, commence avec lui. Car c'est bien le monde qui s'offre là. Non pas comme ensemble homogène et cohérent — comme totalité —, mais comme simultanéité de fragments hétérogènes — matières, gestes, paroles, souvenirs, objets, sensations... — tels qu'ils affectent le sujet dans le présent de l'écriture. Donc, essentiellement, comme rapport entre le corps et un "dehors" qui ne l'est jamais vraiment puisqu'il n'existe comme tel qu'en fonction de ce "dedans" où il semble pénétrer par effraction, mais dont, en fait, il reçoit sa forme.
        Alors la voix se met à parler. Et, avec elle, le monde. Ici, elle ne peut être qu'interminable, proliférante, étant donné que le monde l'est aussi. Mais le plus surprenant, c'est que le monde n' apparaît comme tel, autrement dit ne se révèle comme cette globalité poudroyante dont on vient de parler, que dans le mouvement même de l'écriture, lorsque le langage, à son plus haut degré d'incandescence, ne semble devoir révéler que lui-même. Il y a là un paradoxe qui tient sans doute à ce que le monde, pour le sujet, est dans la voix — est la voix. Et, plus ce mouvement se fait intense, plus le monde paraît prendre forme, se configurer, non pas selon des schémas, des modèles reconnus ou familiers, mais dans une sorte de désordre cohérent, de cohérence désordonnée qui est, peut-être, le propre de tout ce qui est à l'état naissant. Ecrire serait donc un exercice de l'éveil, selon l'expression des vieux maîtres chinois.
        Ainsi, ce qui se présente habituellement dans le cadre familier d'un espace et d'un temps homogènes, devient soudain afflux d'événements perceptifs et mentaux qui, ponctuels, discontinus, apparemment juxtaposés dans la nécessaire successivité de l'écriture, mais ne cessant, en fait, de s'anticiper et de se faire écho les uns les autres, finissent, dans leur continuel clignotement, par créer un paradoxal effet de simultanéité. Comme si, à la fois, tout passait et ne passait pas. Et, peut-être, pareille rencontre du successif et du simultané n'est-elle que la résurgence d'une très ancienne expérience qui, depuis des temps immémoriaux, est au coeur de la vision analogique de l'univers: celle du rythme. De même que le monde serait un système de signes où tout se répond et correspond, de même le texte serait un organisme où chaque élément, apparemment discontinu, entrerait en phase avec l'ensemble des autres éléments, dans l'organisation mouvante, la transformation perpétuelle, d'une globalité jamais close2. Or, si, comme le rappelle Octavio Paz3 , la clef de voûte de l'analogie n'est plus, à l'époque moderne, l'infinité divine qui donne sa cohérence à la Divine Comédie, par exemple, mais un abîme énigmatique, elle est, pour le texte, une réalité non dépourvue, elle non plus, d'une énigmatique profondeur: celle du corps.

        Corporelle, la cohérence du texte l'est toujours. D'abord, dans le retour obsessionnel de certaines configurations phonématiques, syntaxiques, sémantiques, imaginaires — rythmiques, en un mot. Pourquoi certaines allitérations, certains termes, certains mouvements de phrases illuminent-ils le texte comme de véritables foyers d'énergie dont ils sont le vecteur? Pourquoi "mouche", "visage", "main"? Pourquoi "chien" ou "lumière"? Pour certains de ces mots on devine quelque chose. On répète: "mouche"... "chien"... et d'autres mots remontent (ou surgissent, suintent...): "bouche" ... "viens", associés à quelques syllabes: "chiii"... "chut"... Une sorte d'angoisse sourde en monte. Au milieu des phrases, les bruits troubles du corps. A l'intérieur d'autres mots aussi. "Lumière", par exemple: cette douceur ouverte avec, au centre, une violence, cette fusion qu'on refuse (lui/mère). On n'ira pas plus loin. On voit trop bien se dessiner la scène: la porte, les bruits derrière — bruissements, froissements, chuchotements...— comme d'une lutte silencieuse. Mais n'y-a-t-il pas déjà là une élaboration trop évidente, une mise en forme préalable de l'informe qui bouge, pourtant, ne cesse de bouger? Et pourquoi, également, cette recherche du vocabulaire minimum? Ce refus de tout mot trop voyant ou d'une précision trop affectée? "Faux!", dit la voix, "faux!". Comme si écrire ne pouvait être que laisser transparaître. Sous la surface limpide, la texture volontairement simple, on perçoit quelque chose. Mais quoi? Quelle mémoire physique (physiologique, même) vient-elle affleurer ici? Pourquoi quand ces mots, cette pauvreté sont absents, rien ne peut-il se faire? Autrement dit: pourquoi sont-ils nécessaires — sinon suffisants — à l'existence du texte? A cette question, aucun écrivain ne peut vraiment répondre, parce que, précisément, tout ce qui lui vient du corps lui est presque totalement obscur. Lieu de rencontre du plus intime et du plus collectif, le corps déborde par le social et par le biologique la mince frange lumineuse de la conscience. Tout ce qu'un auteur peut donc dire de son travail n'est, au pire, qu'une complaisante auto-célébration, au mieux, qu'un intéressante construction théorique élaborée à partir, non de ce qu'est son oeuvre mais de ce qu'il croit qu'elle est ou voudrait qu'elle soit. Mais, s'il ne peut répondre, il peut, au moins, constater, être le témoin lucide de cette manifestation toujours surprenante, souvent énigmatique, qui se fait jour en lui à son corps provoquant.
        Dans ces conditions, l'identité (le moi), en même temps que la vision du monde à laquelle il est indissolublement lié et qu'on croit trop souvent à l'origine de l'acte d'écriture, finissent par se dissoudre au profit d'une multiplicité d'affects, de perceptions — d'affects perceptifs — dont un discours articulé en séquences organisées selon un projet cohérent relevant d'une descriptions du monde convenue ne peut, par sa nature même, rendre compte: "Tant que l'on pense à des phrases terminées par un point final, écrit Musil , certaines chose demeurent indicibles" Une fois rompue l'homogénéité rassurante de la totalité familière, ne reste que le non clos, le non formulable. Ce qui, on l'a dit, ne cesse de se retirer. Ne se révèle que comme une apparition qui ne s'offre que dans sa disparition même. Ombre, Lueur évaporée. Laquelle ne peut être approchée — nommée — que de biais. D'où, sans doute, cette origine toujours trouble, toujours oblique du texte dont il a été question au début. Et la nécessité d'une écriture essentiellement fragmentaire ou "poétique", si l'on entend par là le refus de toute liaison (logique, psychologique, narrative, idéologique etc...) au profit de l'éclat (au double sens), qu'il soit accueilli dans son surgissement ou pris dans le mouvement sinueux, ondoyant, répétitif d'une phrase ouverte, interminable. Ce qui ruinerait la notion de "genre", c'est-à-dire de hiérarchie, donc d'un ordre qui détermine d'avance la posture de l'écrivain et du lecteur avant même qu'ils aient commencé à écrire ou à lire. Essais, romans, poèmes, chroniques ou autres, dans leurs moments de plus grande intensité, se rejoindraient à ce point où l'écriture, par-delà le récit, la description, la méditation, l'image etc..., devient le mouvement de sa propre apparition.

    *

        Il écrit. Il oublie, il se souvient. le temps ne l'emporte plus, il l'habite, fait de lui le vif de ce qui vient. Son corps est là, immobile, hors du tourbillon vide de l'utile. Incliné sur une page, il écrit. Il est cette voix qui parle, soudain, sans qu'il l'ait voulu. Mais, à présent, comment l'arrêter? Il ne la reconnaît pas: elle est obscure et lumineuse, légère ou pesante, elle dit ce qu'elle ignore. Elle vient de loin et pourtant elle est si proche: comme le dieu de Saint Augustin elle est le plus intime de lui-même, le plus intérieur et, en même temps, le monde entier paraît y résonner. D'autres l'ont appelée "inspiration". Lui, l'appelle "la voix". La voix, simplement. Même pas "l'autre voix", car elle ne vient pas d'ailleurs: elle est, en lui, ce qui soudain le fait être. Mieux: être là — estar, dit l'espagnol —, ici et maintenant. Dans le mouvement de sa main qui écrit, elle passe, geste et rumeur, ombre et lumière, visions qui le traversent, d'où venues? Il ne sait plus, il n'y voit plus que cette lente concrétion, cette coulée brutale, ce vertige clair. Alors, par lui, malgré lui, tout s'organise, se répond, tout se tient. Qu'il quitte ou non la page, c'est la même cohérence qui l'émerveille. Car, même s'il n'écrit pas, une par de lui continue à tracer des signes invisibles en une sorte de suspens ébloui: la pièce où il est assis, la rue qu'il longe, les gestes quotidiens, sont traversés d'une fièvre insolite. Rien n'a changé et, pourtant, tout est différent. Comme si le monde recommençait entre les mots, dans le blanc infime ou insondable qui les sépare. Poème: architecture d'air, espace du souffle où il s'éveille: clarté, comme d'une fenêtre d'aube, fraîcheur sonore. Est-ce l'enfance? Le monde est là. Il n'a aucun visage — il les a tous. Ses mains tâtonnent sur la page. Il cherche encore. Entre les syllabes, quelque chose clignote: arbre ou jardin, froid de faïence ou de métal; on parle: les mots sont étranges, comme dépourvus de sens. Il note cette étrangeté. Ce noir aussi, tel un jet d'encre. Quelque part on crie. On rit. Est-ce lui? Il ne sait toujours pas. La phrase brusquement se referme. Au bout de la ligne — ou au milieu —, le vide. La voix s'est tue. Mais elle parle encore, dans le silence des mots qu'elle sécrète. Bulle. Où il s'est égaré, n'ayant plus ni nom ni visage. Où d'autres maintenant peuvent se perdre. Pour être plus vivants. De ce présent qui, comme lui, à chaque fois le recommence.

    (1994)


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  • Ce qui se dit mal

    Note sur la poésie de James Sacré


         L'oeuvre de James Sacré est considérable, au double sens du terme. Par son abondance et son importance. D'où la place qu'elle occupe dans le panorama de la poésie française contemporaine. Une place à part, qu'on pourrait dire insituable, même si cette poésie semble participer de ce renouveau du lyrisme très en vogue aujourd'hui et auquel certains s'adonnent avec une facilité et une complaisance dont on se dit qu'elle relève plus d'une idée qu'ils se font de la poésie que de la poésie elle-même. En son temps, déjà, Unamuno disait que la poésie est plus affaire de « postcepte » que de précepte et toute la démarche de James Sacré est une parfaite illustration de cette remarque. Pas de recherche formelle visible, ici, ou d'effusion programmée, pas de chemin tout tracé, mais une marche hésitante, vacillante, parfois, jamais sûre d'elle-même et portée, pourtant, par une certitude dans l'incertitude et le doute qui la rend impossible à confondre.
        Dans cette œuvre abondante, deux livres séparés par trente ans, Cœur élégie rouge (1972) et Une petite fille silencieuse (2001), pourrait délimiter provisoirement un long parcours auquel les hasards des éditions et rééditions donnent une particulière cohérence. De l'enfance à l'enfance — des paysages d'enfance à l'enfance d'une petite fille —, de l'amour de la femme aimée à l'amour de la petite fille perdue, c'est tout un long voyage qui nous est proposé avec, pour guide, cette même voix tour à tour émue, grave, enjouée, désespérée (presque) ou émerveillée qu'on reconnaît d'entrée, au bout de deux ou trois mots, comme c'est le cas pour tout poète authentique.
        Dans cette voix qui parle, là, tout près, se lève une présence, forte et fragile à la fois, et qui, soudain, dans la fuite de tout, vous met dans l'ici et le maintenant du poème, littéralement au présent.

    La maison dans la lumière ou dans le temps, dans les arbres.
    La maison qui est un extérieur d'arbres et de prairies, un extérieur d'air et de nuages, et de pierres, et de tuiles. La maison avec son intérieur construit d'escaliers vieux et de charpentes, de fenêtres, de soleil sur le carreau d'une cuisine et d'ombre dans le corridor.
    La maison dans la lumière ; et silencieuse.
    La musique et la mort, la maison douce au-dedans.



    Car même si elle dit qu'elle n'y est jamais, que tout échappe et s'en va, que c'est en vain qu'elle voudrait parler pour rejoindre le monde, dans les quelques mots qu'elle prononce quand même, dans le souffle qui les porte, quelque chose vient, se met à vivre . Paradoxe du poème auquel, comme tant d'autres, mais à sa manière inimitable, James Sacré ne cesse de se confronter dans l'acte d'écrire lui-même :


            Au moment de penser à toi le poème
            T'oublie en cet endroit de mots
            Que c'est peut-être encore mourir.

            Quelqu'un
            Comprend que dire ou pleurer ce n'est
            Rien qui soit l'animation de ton visage silencieux.

            Te nommer pourtant dans ce théâtre des mots
            C'est peut-être toucher à ton dernier geste. Donne-moi la main.

        La poésie, pour James Sacré, est dans le faux pas, le trébuchement – dans ce qui se dit mal. Et cette maladresse, non pas calculée mais, comme la lecture des deux livres le montre, toujours plus acceptée au fil des années, fait bouger l'ordre trop attendu du langage. Surtout quand il se veut « poétique » avec ses images, ses mots convenus ou ses trouvailles, ses échos. L'écriture est, chez lui, du parlé dans l'écrit. Un parlé très écrit, bien sûr, mais qui, avec ses absences de négation, ses « pas beaucoup », ses « pas bien », ses « un peu » ou ses « pas vraiment » fait constamment boiter la phrase, lui donnant cette chaleur physique discrète mais tenace qui ne cesse d'y passer. Alors, par ces minuscules accrocs ou déchirures de la parole, quelque chose comme du jour ou de l'air entre dans le tramé du texte, et on se dit que c'est peut-être bien ça la vie :


            Quelque fois tout le temps qui vient
            (L'automne est tellement comme un cœur
            Et pommes rouges dans la campagne, les érables)
            Je vais tout ramasser, pomme
            Après pomme autrefois demain je pense à toi
            C'est presque penser à rien mais quelque chose insiste
            Une larme ou ton sourire au loin
            Ce mot silencieux d'automne longtemps.


        Dans Cœur élégie rouge, la vie c'est ce regard d'un enfant de la campagne sur le miracle des choses de la nature (arbres, oiseaux, insectes) et du quotidien (chaises, machine à coudre, géraniums, grenier, tilleuls, tuiles, puits ...) : c'est la découverte du monde et de son éblouissement : la persistance du paradis :

        Le jardin est autour et minutieux autant que l'air et la lumière vers dix heures du matin,
        et plein d'une résonance légère.
        Il y a des carrés de terre proprement sarclés et tendus comme du linge frais.
        Il semble que le jour existe depuis toujours.
        La maison respire

     

        Dans Une petite fille silencieuse, la vie, c'est le regard rétrospectif, déchiré, de cette enfant muette parce qu'elle est perdue, morte depuis longtemps, mais qu'elle est là, toujours, dans les intermittences, les soi-disant ratées du poème. Et plus le poète dit que ça n'est pas ça (et, non, ça ne peut pas l'être), plus il dit ne pas savoir retrouver cette beauté, cette fraîcheur, cette grâce légère, plus elles vous pénètrent et vous touchent au plus profond, là où, en vous, quelque chose bouge aussi, d'irrémédiablement perdu :

            Aide moi que disait la voix, tellement seule
            Aide-moi. Et tellement de confiance qui a peur.

            Le bleu du ciel était sans fond.


        Oui, comment ne pas être bouleversé par la savante simplicité de ces suites de textes brefs où, comme dans tout le travail antérieur, ne cessent de se croiser, de se mêler prose et vers au point que leurs différences (qui ne sont qu'extérieures) finissent par s'estomper ? Prose en poème, prose du poème, l'écriture de James Sacré traverse les genres, semble les retrouver pour mieux les reperdre en route, dans le mouvement de cette voix qui depuis près de quarante ans parle, parle, ne cesse de parler, portant, dans tous ses minuscules gestes de langage, dans ce peu de vie qu'elle est, toutes les vies, les morceaux de monde qui l'habitent et qui, par elle, un instant limité mais sans mesure, sont là, présents dans les quelques mots imprévus du poème :


        Le paysage contient dans son bleu beaucoup de difficulté. On le remarque parce que les arbres d'une campagne sont maintenant plus rares. On voit loin. Dans la distance les nuages détruisent en silence des monstres familiers et des carrosses. Comme autrefois. Retour de l'école à travers les champs. Grand geste aveugle du vent.
        Tout s'éloigne au fond du paysage, d'une façon petite. Une rumeur persiste ; pas facile de répondre au sourire muet du temps.


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  • Francisco de QUEVEDO, Espagne, 1580-1645

    DEUX SONNETS


    AMOUR CONSTANT AU-DELÀ DE LA MORT


    Clore pourra mes yeux l'ombre dernière
    Que la blancheur du jour m'apportera,
    Cette âme mienne délier pourra
    l'Heure, à son vœu brûlant prête à complaire;
                                         
    Mais point sur la rive de cette terre
    N'oubliera la mémoire, où tant brûla;
    Ma flamme sait franchir l'eau et son froid,
    Manquer de respect à la loi sévère.

    Ame dont la prison fut tout un Dieu,
    Veines au flux qui nourrit un tel feu,
    Moelle qui s'est consumée, glorieuse,

    Leur corps déserteront, non leur tourment;
    Cendre seront, mais sensible pourtant;
    Poussière aussi, mais poussière amoureuse.






    QUI REPRESENTE LA BRIEVETE DE SA PROPRE VIE

    Hier fut songe, et Demain sera terre:
    rien peu avant, et peu après fumée.
    Et moi plein d'ambitions, de vanité,
    à peine un point du cercle qui m'enserre!

    Brève mêlée d'une importune guerre,
    je suis pour moi le suprême danger.
    Et tandis que je sombre tout armé,
    moins m'abrite mon corps qu'il ne m'enterre.

    Hier n'est plus; Demain s'annonce à peine;
    Le Jour passe, il est, il fut, mouvement
    qui vers la mort précipité m'entraîne.

    Chaque heure est la pelle, chaque moment
    Qui pour un prix de tourments et de peines,
    Creuse au cœur de ma vie mon monument.

    Traductions à paraître dans Les Furies et les peines, 102 sonnets de Francisco de Quevedo, Poésie/Gallimard, janvier 2010.


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  • Luis Cernuda, Espagne (1902-1963)

     

    Quand tes heures sont comptées (1950-1956) 

     

     

    PORTRAIT DE POETE
    (FRAY H.F. PARVICINO, PAR LE GRECO)
                                                  
                                                                                  A Ramón Gaya
     Te voilà toi aussi, mon frère, mon ami,
    Mon maître, dans ces limbes ? Comme moi
    Qui t'y a conduit ? La folie des nôtres
    Qui est la nôtre ? L'appât du gain de ceux qui
    Vendant le patrimoine hérité et non gagné, ne savent
    L'aimer ? Tu ne peux me parler, et moi je peux
    Parler à peine. Mais tes yeux me fixent
    Comme s'ils m'invitaient à voir une pensée.

     Et je pense. Tu regardes au loin. Tu contemples
    Ce temps-là arrêté, ce qui alors
    Existait, quand le peintre s'interrompt
    Et te laisse paisible à regarder ton monde
    A la fenêtre : ce paysage brutal
    De rocs et de chênes, tout entier vert et brun,
    Avec, dans le lointain, le contraste du bleu,
    D'un contour si précis qu'il en paraît plus triste.

     C'est cette terre que tu regardes, cette cité,
    Ces gens d'alors. Tu regardes le tourbillon
    Brillant de velours, de soie, de métaux
    Et d'émaux, de plumages, de dentelles,
    Leur désordre dans l'air, comme à midi
    L'aile affolée. Voilà pourquoi tes yeux
    Ont ce regard, nostalgique, indulgent.

     L'instinct te dit que cette vie d'orgueil
    Elève la parole. La parole y est plus pleine,
    Plus riche, et brûle pareille à d'autres joyaux,
    D'autres épées, croisant leurs éclats et leurs lames
    Sur les champs imprégnés de couchant et de sang,
    Dans la nuit enflammée, au rythme de la fête,
    De la prière dans la nef. Cette parole dont tu connais,
    Par le vers et le dialogue, le pouvoir et le sortilège.

     Cette parole aimée de toi, en subjuguant
    La multitude altière, lui rappelle
    Que notre foi est tournée vers les choses
    Non plus perçues au dehors par les yeux
    Quoique si claires au dedans pour nos âmes ;
    Les choses mêmes qui portent ta vie,
    Comme cette terre, ses chênes, ses rochers,
    Que tu es là, à regarder paisiblement.

     Je ne les vois plus, et c'est à peine si à présent
    J'écoute grâce à toi leur écho assoupi
    Qui une fois de plus veut resurgir
    En quête d'air. Dans les nids d'autrefois
    Il n'y a pas d'oiseaux, mon ami. Pardonne et comprends ;
    Nous sommes si accablés que la foi même nous manque.
    Tu me fixes, et tes lèvres, en leur pause méditative,
    Dévorent silencieuses les paroles amères.

     Dis-moi. Dis-moi. Non ces choses amères, mais subtiles
    Profondes, tendres, celles que jamais n'entend
    Mon oreille. Comme une conque vide
    Mon oreille garde longtemps la nostalgie
    De son monde englouti. Me voilà seul,
    Plus même que tu ne l'es, mon frère et mon maître,
    Mon absence dans la tienne cherche un accord,
    Comme la vague dans la vague. Dis-moi, mon ami.

     Te souviens-tu? Dans quelles peurs avez-vous laissé
    L'harmonieux accent ? T'en souviens-tu ?
    Cet oiseau qui était le tien souffrait
    De la même passion qui me conduit ici
    Face à toi. Et bien que je sois rivé
    A une prison moins sainte que la sienne,
    Le vent me sollicite encore, un vent,
    Le nôtre, qui fit vivre nos paroles.

     Mon ami, mon ami, tu ne me parle pas.
    Assis, paisible, en ton élégant abandon,
    Ta main délicate marquant du doigt
    Le passage d'un livre, droit, comme à l'écoute
    Du dialogue un moment interrompu,
    Tu fixes ton monde et tu vis dans ton monde.
    L'absence ne t'atteint pas, tu ne la sens pas ;
    Mais l'éprouvant pour toi et moi, je la déplore.

     Le nord nous dévore, captifs de ce pays,
    Forteresse de l'ennui affairé,
    Où ne circulent que des ombres d'hommes,
    Et parmi elles mon ombre, oisive pourtant,
    Et en son oisiveté, dérision amère
    De notre sort. Tu as vécu ton temps,
    Avec cette autre vie que t'insuffle le peintre,
    Tu existes aujourd'hui. Et moi, je vis le mien ?

     Moi ? Le léger et vivant instrument,
    L'écho ici de toutes nos tristesses.


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  • Image et récit de l'arbre et des saisons
    André Dimanche, éditeur, 2002.

    L'arbre est visible de la fenêtre. Depuis des jours,  des mois, des années. Même avant la fenêtre, il était là, mais invisible parce que libre de l'image, dans le vent ou la pluie, avec ou sans feuilles. Ce qui n'a pas changé c'est cette présence obscure où se prend la lumière, où passe un bruissement léger, inaudible derrière la vitre. Quelqu'un, s'il tendait l'oreille pourrait peut-être l'entendre, mais à peine, comme un murmure de voix étouffées, lointaines. Pour le moment, rien n'est perceptible, rien ne bouge. C'est une fin d'après-midi de printemps grise et humide. Les couleurs sont éteintes: les verts, les bruns tendent vers une ombre qui semble veiller au centre de chaque chose. L'arbre en est plein de cette ombre mais, pour l'instant, le jour ne la laisse pas encore venir. Simplement, le tronc monte en silence, d'un seul mouvement paisible, veiné de gris puis, d'une torsion, se dédouble en deux branches maîtresses qui suivent chacune leur chemin, dessinant cette fourche énigmatique où viennent toujours se prendre les désirs. Dans cet espace, progressivement ouvert à mesure que monte le regard, s'en va la profondeur d'un pré, son vert maintenant soutenu, vif, presque lumineux, jusqu'à la ligne obscure, clairsemée, d'autres arbres en bordure d'un chemin. Pour le moment, personne n'y passe et le regard revient aux branches maîtresses qui, entre-temps, semblent s'être obscurcies (mais peut-être est-ce un effet de contraste entre le vert du pré et le brun gris de l'écorce). S'entendent alors plusieurs cris d'oiseau variés – pépiements, roulades, appels insistants – et le bruit plus lointain d'un train qui s'éloigne. La branche de gauche s'élève du même mouvement harmonieux que le tronc, se dédoublant elle-même jusqu'à un fouillis de ramilles où se perdent les yeux. Celle de droite, par contre, à mi-parcours dans le tracé d'un V presque parfait rompt brutalement l'équilibre en un coude qui la mène à l'horizontale vers un point coupé par le bord droit de la fenêtre. Les ramilles bourgeonnantes d'un gris vert pâle sont moins nombreuses de ce côté et l'œil s'attarde à en suivre les lignes à la fois prévues et inattendues. Il y a, dans la contemplation d'un arbre, un plaisir difficile à décrire. Peut-être parce qu'il a quelque chose à voir avec le clair du ciel et l'obscur de la terre sans qu'il soit possible de dire qui de l'un ou de l'autre l'emporte. Peut-être aussi par l'élégance d'un désordre qui toujours se mue, in extremis, en un ordre subtil et concerté

    A ce point de son parcours l'œil a dû se détourner puisque pendant quelques secondes plus rien n'a été visible que la blancheur du papier ou ce suspens, simplement, comme dans une conversation lorsque l'un des deux interlocuteurs reste dans l'attente de la fin d'une phrase qui ne vient pas. Dans ce blanc, peut se loger un monde. Pour l'instant, rien n'est visible qu'une lumière qui pourrait être celle d'une lampe le soir avec une main calme accompagnée de son ombre et qui écrit. S'entend même le bruit du stylo à bille sur le papier. Tout cela très rapide. Puis le blanc s'obscurcit et la nuit vient, soudaine, pleine de la traînée brasillante des lumières de la ville

    Revenu, le regard, depuis la fenêtre, retrouve l'arbre. C'est le matin et le soleil vient de percer la brume. Des gouttes scintillent dans le pré et les feuilles naissantes se confondent sur le ciel blanc. Difficile de retrouver l'émotion de la veille. Pourtant, de nombreux détails hier cachés par la brume ou la lumière basse sont apparus. Et, d'abord, la montagne, au fond, entre les branches, sa face de pierre veinée de neige. Quelque chose comme un grand souffle d'air immobile, délimitant le ciel. Suivant les failles et les fractures, l'œil oublie l'arbre qui n'est plus qu'une gêne au premier plan. Mais son ombre, sa présence, ne se laissent pas éliminer et, par intermittence, une branche, une ramille, quelques feuilles d'un jaune naissant viennent occuper très brièvement le champ de vision. Puis, à nouveau, la montagne se rapproche – ou plutôt le regard s'éloigne à sa rencontre, glisse d'un bout à l'autre de la brume bleuâtre délimitée par la fenêtre, comme s'il y cherchait un signe, la permission, en somme de commencer le récit. Passé quelque temps, cependant, l'arbre l'emporte. Et son réseau frémissant revient remplir définitivement le cadre de la fenêtre. Tableau vivant. Silence, toujours, mais habité par le mouvement des branches secouées par le vent. Malgré tous ses efforts, le regard ne réussit pas à embrasser l'ensemble des détails, sinon infinis du moins innombrables, de la vision. Il ne retient que cet éblouissement fragmenté et discret, cette agitation intermittente où il se perd, incapable qu'il est de s'arrêter sur un détail pour y épuiser définitivement le visible. Il s'y essaye malgré tout, répétant une fois de plus un trajet sans cesse repris, du tronc à la fourche maîtresse puis à la branche de gauche qui, s'élevant, se diffracte en deux dérivations elles-mêmes dédoublées en fourches ramifiées en ramilles enchevêtrées qui sont autant de signes d'encre sur le ciel clair. A droite, le tissage est moins serré, mais la fatigue le prenant, le regard tombe brusquement sur deux boites de bois couvertes de deux planchettes en forme de toit et suspendues aux deux branches maîtresses: fermées par un morceau de grillage, elles abritent les nids de mésanges qui, à chaque printemps ne cessent d'entrer et de sortir en un bruyant va-et-vient. Elles ont quelque chose de rassurant sous la floraison naissante de l'arbre et les yeux s'y attardent un peu avant de repartir à l'assaut du réseau inextricable d'où ils se détournent une fois encore

      La pièce est spacieuse. Des rayonnages couvrent tous les murs excepté celui de gauche  où s'ouvre la fenêtre. Un amoncellement de papiers et de livres, divers objets – pèse-lettres, cassettes, vieux poste de radio, Minitel, verres à crayons, boite d'allumettes, blague à tabac – sont répartis sur une longue planche portée par des tréteaux le long du mur qui, de la fenêtre s'étend à droite jusqu'à une porte entrouverte  au centre de laquelle une coupure de journal jaunie est fixée avec des punaises. Debout, devant la table, l'homme semble feuilleter des papiers ou un livre. A gauche, le soir tombe. L'arbre est un grand hiéroglyphe pâle sur le bleu sombre. Une lampe s'allume en face. Absorbé dans sa lecture la silhouette s'obscurcit. Finalement, une main tâtonne, trouve l'interrupteur: la pièce s'illumine. L'homme s'assoit à la table. Tout près, la fenêtre est presque noire et son reflet s'y dessine. Lui, n'y prête pas attention. Incliné sur une page de livre ou de cahier, il lit, jetant de temps à autre un coup d'œil distrait vers l'obscur de la vitre

    Parallèle au mouvement horizontal de la branche maîtresse droite, un peu au-dessous d'elle, le chemin est une ligne coupant le vert dense du pré. Parti à gauche, de la petite route qui monte le long du même pré et dont le regard peut entrevoir l'asphalte gris près d'une ferme entourée d'arbres, il va d'un seul mouvement uniforme et presque rectiligne accompagné d'une barrière de bois brun et, ça et là d'un châtaignier, vers le bord droit de la fenêtre où il disparaît dans le fouillis clair des feuilles et des fleurs naissantes. Le pas aimerait sans doute le suivre vers cet inconnu qu'il indique, mais est-il certain que le monde continue hors du champ de vision? C'est pourquoi les yeux ne quittent jamais longtemps les branches de l'arbre qui oscillent sous le vent, auxquelles viennent se prendre tant d'infinis détails que leur patience ne semble pouvoir suffire. L'important, cependant, est moins de tout voir que de voir, de prendre simplement conscience de cet acte apparemment si simple où se rencontrent, se confondent l'espace de l'image et celui des yeux. Une cloche sonne le quart: deux coups paisibles, dans un silence qui pourrait être la survivance d'une époque révolue. Presque au même instant, noire et blanche, luisante, une pie se pose sur une branche, balancée un instant, queue rayant le vide, puis disparue dans le bleu pâle du ciel coupé par le bord supérieur de la fenêtre qui empêche également de distinguer le sommet de l'arbre. Le regard redescend donc une fois de plus à la hauteur de la fourche pour, dans l'espace triangulaire qu'elle délimite, traverser à nouveau le pré parcouru d'ondulations légères vers le chemin toujours vide et, passé le bouquet de châtaigniers, atteindre la pelouse puis le crépi beige et les fenêtres d'une maison neuve dont le toit brun dessine un triangle inverse à celui de la fourche sur le vert sombre des sapins étagés au pied de la montagne. A cette heure, c'est un nouveau crépuscule aux couleurs vives. Deux corneilles se détachent du haut de l'image et glissent vers le pré où s'étirent de longues ombres pâles. L'arbre est entré dans le soir. Seule sa partie supérieure reste éclairée comme la façade mauve et blanche de la montagne découpée sur le ciel d'un bleu très pur. Coassement des corneilles invisibles. Silence. La ferme à gauche paraît déserte. Le regard reste fixe un moment, comme fasciné par la paix de l'image, par cet instant d'équilibre où jour et nuit se confondent, échangent leurs visages


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