• Portrait de poète

    Luis Cernuda, Espagne (1902-1963)

     

    Quand tes heures sont comptées (1950-1956) 

     

     

    PORTRAIT DE POETE
    (FRAY H.F. PARVICINO, PAR LE GRECO)
                                                  
                                                                                  A Ramón Gaya
     Te voilà toi aussi, mon frère, mon ami,
    Mon maître, dans ces limbes ? Comme moi
    Qui t'y a conduit ? La folie des nôtres
    Qui est la nôtre ? L'appât du gain de ceux qui
    Vendant le patrimoine hérité et non gagné, ne savent
    L'aimer ? Tu ne peux me parler, et moi je peux
    Parler à peine. Mais tes yeux me fixent
    Comme s'ils m'invitaient à voir une pensée.

     Et je pense. Tu regardes au loin. Tu contemples
    Ce temps-là arrêté, ce qui alors
    Existait, quand le peintre s'interrompt
    Et te laisse paisible à regarder ton monde
    A la fenêtre : ce paysage brutal
    De rocs et de chênes, tout entier vert et brun,
    Avec, dans le lointain, le contraste du bleu,
    D'un contour si précis qu'il en paraît plus triste.

     C'est cette terre que tu regardes, cette cité,
    Ces gens d'alors. Tu regardes le tourbillon
    Brillant de velours, de soie, de métaux
    Et d'émaux, de plumages, de dentelles,
    Leur désordre dans l'air, comme à midi
    L'aile affolée. Voilà pourquoi tes yeux
    Ont ce regard, nostalgique, indulgent.

     L'instinct te dit que cette vie d'orgueil
    Elève la parole. La parole y est plus pleine,
    Plus riche, et brûle pareille à d'autres joyaux,
    D'autres épées, croisant leurs éclats et leurs lames
    Sur les champs imprégnés de couchant et de sang,
    Dans la nuit enflammée, au rythme de la fête,
    De la prière dans la nef. Cette parole dont tu connais,
    Par le vers et le dialogue, le pouvoir et le sortilège.

     Cette parole aimée de toi, en subjuguant
    La multitude altière, lui rappelle
    Que notre foi est tournée vers les choses
    Non plus perçues au dehors par les yeux
    Quoique si claires au dedans pour nos âmes ;
    Les choses mêmes qui portent ta vie,
    Comme cette terre, ses chênes, ses rochers,
    Que tu es là, à regarder paisiblement.

     Je ne les vois plus, et c'est à peine si à présent
    J'écoute grâce à toi leur écho assoupi
    Qui une fois de plus veut resurgir
    En quête d'air. Dans les nids d'autrefois
    Il n'y a pas d'oiseaux, mon ami. Pardonne et comprends ;
    Nous sommes si accablés que la foi même nous manque.
    Tu me fixes, et tes lèvres, en leur pause méditative,
    Dévorent silencieuses les paroles amères.

     Dis-moi. Dis-moi. Non ces choses amères, mais subtiles
    Profondes, tendres, celles que jamais n'entend
    Mon oreille. Comme une conque vide
    Mon oreille garde longtemps la nostalgie
    De son monde englouti. Me voilà seul,
    Plus même que tu ne l'es, mon frère et mon maître,
    Mon absence dans la tienne cherche un accord,
    Comme la vague dans la vague. Dis-moi, mon ami.

     Te souviens-tu? Dans quelles peurs avez-vous laissé
    L'harmonieux accent ? T'en souviens-tu ?
    Cet oiseau qui était le tien souffrait
    De la même passion qui me conduit ici
    Face à toi. Et bien que je sois rivé
    A une prison moins sainte que la sienne,
    Le vent me sollicite encore, un vent,
    Le nôtre, qui fit vivre nos paroles.

     Mon ami, mon ami, tu ne me parle pas.
    Assis, paisible, en ton élégant abandon,
    Ta main délicate marquant du doigt
    Le passage d'un livre, droit, comme à l'écoute
    Du dialogue un moment interrompu,
    Tu fixes ton monde et tu vis dans ton monde.
    L'absence ne t'atteint pas, tu ne la sens pas ;
    Mais l'éprouvant pour toi et moi, je la déplore.

     Le nord nous dévore, captifs de ce pays,
    Forteresse de l'ennui affairé,
    Où ne circulent que des ombres d'hommes,
    Et parmi elles mon ombre, oisive pourtant,
    Et en son oisiveté, dérision amère
    De notre sort. Tu as vécu ton temps,
    Avec cette autre vie que t'insuffle le peintre,
    Tu existes aujourd'hui. Et moi, je vis le mien ?

     Moi ? Le léger et vivant instrument,
    L'écho ici de toutes nos tristesses.


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