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    ON ENSEIGNE COMMENT TOUTES LES CHOSES
    NOUS AVISENT DE LA MORT


    J'ai regardé les murs de ma patrie,
    un temps puissants, déjà démantelés,
    par la course de l'âge exténués
    qui voue enfin leur vaillance à l'oubli ;

    je sortis dans les champs, le soleil vis
    qui buvait l'eau des glaces déliées,
    et dans les monts les troupeaux désolés,
    le clair du jour par leurs ombres ravi.

    J'entrai dans ma maison, je ne vis plus
    que les débris d'un séjour bien trop vieux ;
    et mon bâton plus courbé et moins fort.

    J'ai senti l'âge et mon épée vaincue,
    et n'ai trouvé pour reposer mes yeux
    rien qui ne fût souvenir de la mort.




    IL CONNAIT LES FORCES DU TEMPS, ET QU'IL
    EST EXPÉDITIF RECEVEUR DE LA MORT


    Entre mes mains oh ! comme tu ruisselles
    mon âge, comme tu t'évanouis !
    Oh ! froide mort, quels pas tu fais, sans bruit :
    d'un pied muet, c'est tout que tu nivelles.

    Féroce, au faible mur tu mets l'échelle
    en qui la fraîche jeunesse se fie ;
    pourtant mon cœur du dernier jour épie
    déjà le vol, sans regarder ses ailes.

    Oh ! condition mortelle ! oh ! âpre sort !
    Car je ne puis vouloir vivre demain
    sans le souci de rechercher ma mort !

    Et chaque instant de cette vie humaine
    est une exécution qui dit combien
    elle est fragile et pauvre, et combien vaine.



    QUI RÉPÈTE LA FRAGILITÉ DE LA VIE,
    ET SIGNALE SES ILLUSIONS ET SES
    ADVERSAIRES

    Quoi de plus vrai, sinon la pauvreté
    au cours de cette vie fragile et vaine ?
    Les deux mensonges de la vie humaine
    sont richesse et honneur, dès qu'on est né.

    Le temps, sans revenir ni hésiter,
    en ses heures fugitives, l'entraîne ;
    et, d'un désir trompeur, en souveraine,
    la Fortune use sa fragilité.

    C'est une mort muette et gaie que vit
    la vie ; et la santé est une guerre
    où la combat cela qui la nourrit.

    Oh ! qu'il est distrait, l'homme, et comme il erre :
    en terre, il craint de voir tomber la vie,
    sans voir qu'en vie, il est tombé en terre !




    DÉSILLUSION DE L'APPARENCE EXTÉRIEURE,
    PAR L'EXAMEN INTERIEUR ET VÉRITABLE

    Tu regardes ce Géant corpulent
    qui avec morgue et gravité chemine ?
    Dedans il est chiffons et paille fine,
    un portefaix est son soutènement.

    Son âme vit, il a le mouvement,
    Et où il veut, sa stature s'incline ;
    Mais qui son aspect rigide examine
    Méprise en lui allure et ornements.

    Telles sont bien les grandeurs apparentes
    de cette vaine illusion des Tyrans,
    fantastiques scories, et éminentes.

    Les voyez-vous en la pourpre brûlant,
    diamants leurs mains et pierres différentes ?
    Abjects ils sont, boue et vers en dedans.




    QUI PERSÉVÈRE DANS L'ÉXAGÉRATION DE
    SON AFFECTION AMOUREUSE, ET DANS
    L'EXCÈS DE SA DOULEUR

    Dans les cloîtres de l'âme, la blessure
    muette gît, mais consume la vie,
    puisque sa faim en mes veine nourrit
    une flamme dans mes moelles qui dure.

    et déjà cendre amoureuse et pâlie,
    montre, cadavre en ce bel incendie,
    son feu défunt, fumée et nuit obscure.

    Je fuis les gens, j'ai le jour en horreur ;
    et vers la mer, sourde à ma peine ardente,
    je lance en de longs cris de sombres pleurs.

    Aux soupirs j'ai donné ma voix qui chante ;
    la confusion a submergé mon cœur ;
    mon âme est un royaume d'épouvante.



    QUI MONTRE LA DIFFICULTÉ DE FAIRE LE PORTRAIT
    D'UNE GRANDE BEAUTE, QUI LE LUI AVAIT DEMANDÉ,
    ET ENSEIGNE LA MANIÈRE LA SEULE VALABLE POUR Y
    PARVENIR

    Si pour vous peindre il faut vous regarder
    ce qu'on ne peut sans y perdre les yeux,
    faire votre portrait qui donc le peut
    sans se blesser la vue ni vous blesser ?

    De neige et roses ai voulu vous parer,
    honneur des roses et pour vous injurieux ;
    j'ai voulu deux étoiles pour vos yeux ;
    mais les étoiles en ont-elles rêvé ?

    J'ai connu l'impossible en cette esquisse ;
    mais il fallut qu'à votre feu si beau,
    dans son reflet le miroir réussisse.

    Vous peindra-t-il sans éclairage faux,
    si de vous-mêmes êtes dans son eau lisse,
    original, copie, peintre et pinceau.


    A LISI COUPANT DES FLEURS ET
    ENTOUREE D'ABEILLES

    Les roses non coupées sont indignées,
    Lisi, du choix que tu fais des meilleures ;
    celles que tu foules restent inférieures,
    pour conserver la trace de ton pied.

    Toi si beau leurre aux abeilles abusées
    qui courtisent tout empressées tes fleurs ;
    leur appétit leur vient de tes couleurs :
    leur goût tu nargues et ris de les tromper.

    Puisque sur moi ton état n'est point tel
    qu'il s'apitoie, de l'essaim merveilleux
    prenne pitié ton printemps éternel.

    Il sera fortuné, et moi heureux,
    s'il tirait cire de ton buste, et miel
    de ton doux visage miraculeux.



    SOUFFRIR OBSTINÉ SANS RÉPIT NI
    SOULAGEMENT

    Avril colore les champs que captive
    gel effilé et neige éparpillée
    de son nuage obscur et, bien parées,
    déjà brillent à l'entour les feuilles vives.

    Il redécouvre les bords de la rive
    le courant d'eau, par le soleil calmé ;
    et la voix du ruisseau, articulée
    sur les pierres, défie l'air qu'il la suive.

    Les ultimes absences de l'hiver
    des montagnes sont les lointains échos,
    signe de déroute, l'amandier vert.

    Au fond de moi, pas de printemps nouveau,
    l'amour y vit et y brûle l'enfer,
    et c'est un bois de flèches et de faux.


    POUR DÉFINIR L'AMOUR
    SONNET AMOUREUX

    C'est la glace qui brûle, un feu glacé,
    une plaie douloureuse et qu'on ne sent,
    c'est un bien dont on rêve, un mal présent,
    c'est une trêve courte et accablée.

    C'est un oubli qu'on ne peut oublier,
    c'est un lâche qui prend nom de vaillant,
    c'est marcher solitaire entre les gens,
    ce n'est qu'aimer de se sentir aimé.

    C'est une liberté prise en ses liens
    et prolongée jusqu'au délire ultime,
    un mal qui croît plus il reçoit de soins.

    Tel est l'enfant amour, tel son abîme :
    quelle amitié aura-t-il avec rien,
    qui est en tout contradiction intime !

     

    traduction: Jacques Ancet

    Extraits à paraître dans Les furies et les peines, 102 sonnets de Quevedo, Poésie/Gallimard, janvier 2010.


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  • Aucune magie
    (Antoine Emaz, Peau, Tarabuste, 2008)


        Comme tous les précédents, ce dernier livre d'Antoine Emaz est un journal en poèmes écrit sur un peu plus d'un an, du 18 septembre 2005 au 19 janvier 2007. Et comme tous les précédents il témoigne d'une difficulté de vivre que scandent cinq mots donnant leur titre à chaque suite datée et qui reviennent alternativement comme pour dire les bas et les hauts de l'existence : TROP, CORDE, SEUL, LIE, VERT.
        TROP, comme trop dur, trop lourd, trop fatigué : « Fatigue. On peut encore penser, mais le corps freine des quatre fers, ferme les yeux, n'en veut plus. A bout, parce que trop ». Cela, parce que, sans doute, on a trop tiré sur la CORDE, avec les jours accumulés, les semaines, les paroles vides, les gestes répétés : « On continue dans la crasse accrue, la rouille et l'enlisement dans l'ornière de vivre, sol mou, pénible et lent pour la marche. Sisyphe vieux ». Mais on continue quand même. SEUL. Pris dans l'étroit du corps, de la tête, de la vie — « vie serrée » : « on est dedans // pas en prison // mais dedans ». Parfois, remontent des images. Elles sont, tout au fond, la LIE, ce qui a déposé du passé. Elles sont comme des « fusibles » qui empêchent que tout lâche, s'écroule, parce qu'elles portent comme des graines vivantes, les sensations de l'enfance sur lesquels, plus tard, pousseront les poèmes : « on voudrait tout de même revenir en mots à cette odeur douceâtre de vin de cidre à la tireuse « . Ces brèves ouvertures par le dedans peuvent aussi avoir lieu dehors. Et c'est le VERT. Vert comme un jardin, la lumière, le ciel, une plage, quelques chose qui s'ouvre, parfois, « comme s'il y avait brusque / non une échappée belle / mais moins de murs ».
        Tout cela, coiffé par un de ces titres très emaziens qui tous disent le peu, le pauvre, le gris : Peau. Cette peau qu'on est chaque jour. Un peu plus usée, un peu plus flasque, elle mesure le temps qui défait, emporte, mais sans drame, sans qu'on s'en aperçoive. Pourtant, elle résiste (« on dure on tient ») et, quelques fois s'accorde aux objets (« simplement être là / comme l'évier »), aux choses (« accord tacite / avec un bout de terre / rien de plus »). La peau, c'est ce qui crconscrit, sépare — ce qui fait l'identité. Mais c'est aussi ce qui met en contact, unit, devient parfois si fin que dedans et dehors ne signifient plus rien : « on n'est rien qu'une peau une très légère vibration d'arbres ». Peau légère, plaque sensible, « transparence du lieu où il se trouve » (Wallace Stevens), le poète est là — reste là : c'est tout. Et c'est beaucoup. Parce qu'il est le témoin, le veilleur (« on veille/ quoi ») non tant de ce qui se passe que de ce qui passe — ce qui s'appelle vivre : « on retient quoi / au fond / de vivre // seulement ça ». Et « seulement ça » c'est, par exemple, un soir, des gouttes qui brillent, le cendrier, la table, « la paix patiente des choses »...
    Mais cette paix, c'est dans les mots qu'on l'atteint. Dans ces petites « compositions de lieu » qu'ils permettent parfois. Alors, ils s'ouvrent, tout aussi pauvres que ce peu qu'ils font vivre. Des mots de peu de bruit : « il faudrait que les mots ne fassent pas plus de bruit que les choses qu'on les entende à peine dire la table l'herbe le verre de vin comme une vaguelette une ride de son sur la vie quasi silencieuse rien ». La poésie, pour Antoine Emaz, c'est ce peu là — « une poésie de peu », une « pauvre musique de mots quasi berceuse pour occuper le terrain aucune magie ». Une voix qui parle bas, chante à peine, comme venue de l'enfance. Sans aucune de ces métaphores ou effets rhétoriques qui font, dit-on, la poésie. Une voix qui ne dit pas, mais laisse être la vie et vous laisse au bord. Oui, une « berceuse » et « aucune magie ». Antoine Emaz est tout entier dans cette affirmation et ce refus :

                    devant
                    trois roses
                    roses
                    dans un verre

                    et plus loin le jardin gris

                    gras de la pluie
                    et lumière pauvre



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  • Agir

         Grâce à leurs traducteurs, dont on oublie trop souvent le rôle essentiel qu'ils jouent dans la la poésie contemporaine, la découverte, au fil des années, de certains poètes étrangers a été pour moi déterminante. Je pense, par exemple, venus de langues que je connais mal ou pas du tout, à Fernando Pessoa, et à Cesare Pavese, à Yannis Ritsos, et à Guennadi Aïgui, à EE. Cummings, à Herberto Helder et à Bo Carpelan. Lauréat du Prix Européen de Littérature 2008, après le Suédois Bo Carpelan , justement, et l'Espagnol Antonio Gamoneda , le Polonais Tadeusz Rozewicz est de ceux là. Avouerais-je que, très peu familier de la poésie polonaise, j'ignorais jusqu'à son nom ? Le livre publié à l'occasion de ce Prix, Regio (1969) suivi d'un choix de poèmes (1957-2004), remarquablement traduit par Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski, est donc, pour moi, une véritable révélation dont je souhaiterais brièvement témoigner ici, tout en renvoyant ceux qui souhaiteraient plus de détails sur le poète et sur son œuvre, à l'excellente présentation de Claude-Henry du Bord qui ouvre le volume.

    *


    D'entrée le lecteur, habitué aux poétisations en tout genre qui ne cessent de parasiter une certaine poésie moderne, est pris par une voix dont la force tient sans doute à ce « parler direct  » qui l'accueille dès les premières pages du livre :

            Le même visage

    le visage du poète
    est ouvert plein de silence

    toujours le même visage
    et pourtant tout à fait autre

    du mur
    me regarde
    un masque

    d'un œil
    dur
    et vide

                (1968)

    Inutile de connaître la poésie polonaise des années 60 pour comprendre que c'est dans le refus du vers classique, de la métaphore et de l'image, des rhétoriques ou des poses métaphysiques que se construit cette poésie. Son minimalisme et sa force d'évidence portent une angoisse existentielle dont elle tire, d'entrée, cette dimension éthique qui semble être sa caractéristique principale : « J'essayais donc, écrit le poète, de reconstruire ce qui me semblait essentiel pour la vie tout court comme pour la vie de la poésie : l'éthique. La création poétique, pour moi, ne consistait pas à composer de beaux poèmes mais à agir. Pas de poèmes, des faits. ».
    Oui, Rozewicz est, essentiellement, un poète moral. Au sens où, dans sa voix, en même temps qu'une singularité inimitable, c'est une époque et le poids d'une histoire terrible, qui se font entendre. Puisque toute véritable écriture, — c'est là son historicité — se construit avec et contre ce qui la fait. En particulier ce sentiment de l'absurde partagé avec l'existentialisme français, Camus, surtout, à qui le grand poème « La chute », renvoie explicitement, et aussi Beckett dont, nous dit Claude-Henry du Bord, il est proche par son théâtre et parce que leurs deux œuvres « s'enfoncent dans les zones opaques de l'invisible douleur, de l'inexprimable  ». Ce sentiment face à un monde sans Dieu où règnent « la solitude, le désespoir, la mort, la destruction, et la dégradation du corps  » est présent, en 1947 (il a vingt-six ans), dès son premier livre, L'inquiétude, et se retrouve ici à chaque page :

    Sur le ciel sur le soleil
    sur le silence sur les bouches
    se promènent les mouches

                Job, 1957

    Ce qui pourrait expliquer sans doute que, conjointement au « parler direct », se développe ici telle un antidote, une pratique fréquente du sarcasme et de la dérision face à un monde où tout se décompose, lien social, système moraux et esthétiques et où, ce qui devrait en être la garantie, la poésie ou Dieu lui-même, ne vaut pas mieux : « les poètes morts / s'en vont plus vite / les vivants/ expulsent / en toute hâte / de nouveaux livres / comme s'ils voulaient boucher un trou / avec du papier » ; « Dieu tomba / il gît sur le dos / sans défense / sa vie éternelle  / est / à découvert ». D'où, également, l'usage d'un réalisme hallucinatoire comme révélateur du vide effrayant de la réalité la plus quotidienne : « nuit blanche / lumière morte / sur le lit // nuit blanche / spectre de la nuit // en de telles nuits / les fruits / ne tombent pas des arbres // le poète ouvre / les veines aux poèmes //  dans une telle lumière / les meubles demeurent / dans un enfer froid / les taches / grandissent sur le plancher ... »
    On l'aura compris, sous son apparente simplicité, la poésie de Rozewicz, comme il le dit lui-même, « ne renonce à rien ». Sous une tonalité d'ensemble volontairement grise, son écriture ne cesse de jouer sur de multiples registres. Outre le sarcasme et le réalisme hallucinatoire, celui d'un irrationnel proche du surréalisme dont il se situe pourtant aux antipodes (« un million d'anges / cheminent / sur la paume d'une femme // dépourvus de nombril / ils écrivent sur des machines à coudre / de longs poèmes en forme / de voiles blanches ... ») ; celui du poème-monologue où vient se prendre tout l'épaisseur d'un moment vécu, comme le très beau « Commencé à l'aube du 26 juillet 1965 » ; celui, ému, de l'élégie (« Abattus brûlés / gisant alignés / empoisonnés morts / les arbres de notre enfance / verdoient au-dessus de nos têtes / au mois de mai / ils laissent tomber leurs feuilles sur les tombes / et en novembre / ils grandissent en nous / jusqu'à notre mort ») ; celui de l'hommage à des auteurs aimés (« Akutagawa / atteignit / en dix ans / une telle limpidité dans ses images // qu'on pouvait le comparer / à un oiseau / chantant / sur un arbre sans feuilles // au cœur / d'un paysage d'hiver...) ; celui, enfin, de la litanie méditative où s'esquisse, par fragments, une poétique qui  se voulant  explicitement savoir du non savoir (« Ma poésie » « elle n'explique rien / elle n'éclaire rien / elle ne renonce à rien / elle n'embrasse pas tout / elle ne satisfait aucune attente...) est un refus en acte de toute idée et posture préconçues au profit d'un affrontement irréductible à l'inconnu. D'où le poème comme écriture de la contradiction tenue et le poète comme vivante incarnation de cette même contradiction :

                    Qui est poète

    le poète est à la fois celui qui écrit des poèmes
    et celui qui n'en écrit pas

    le poète est celui qui secoue les chaînes
    et celui qui s'en charge

    le poète est celui qui croit
    et celui qui ne peut croire

    le poète est celui qui a menti
    et celui à qui on a menti

    le poète est celui qui mangeait dans la main
    et celui qui a coupé les mains

    le poète est celui qui s'en va
    et celui qui ne peut s'en aller


    Pareil travail de la contradiction expliquerait sans doute que , malgré toutes les raisons de désespérer, la poésie de Rozewicz ne soit pas totalement sans espoir. Car s'il rejette Dieu, c'est par amour de la vie : « peut-être m'as-tu abandonné / quand j'essayai d'ouvrir / les bras / pour embrasser la vie /insouciant / j'ai ouvert les bras / et je t'ai laissé partir... ». Et si écrire c'est, pour lui, détruire le langage usé et pétrifié qui nous parasite (y compris celui de la « poésie »), par un retour à une nudité — à une crudité — originaire, ce sera aussi le reconstruire et donc, puisque l'être humain est son propre langage,  ouvrir la voie à homme nouveau,: « j'ai essayé de créer / un homme nouveau / un langage nouveau ». D'où la puissance, qu'on pourrait dire « originaire », de certains de ses poèmes, tel « Regio » qui donne son titre au recueil. Tous registres d'écriture confondus (parler direct, réalisme hallucinatoire, sarcasme, émotion, souffle panique...), Rozewicz nous offre ici une vaste fresque à travers laquelle, de la naissance de l'érotisme dans l'enfance à la solitude contemporaine d'une sexualité exhibée,vénale et vidée de sa substance, court l'emportement d'une ivresse païenne qui nous jette comme aux premiers jours du monde :

    devant nos yeux
    les papillons s'unissaient dans l'air
    dans les herbes humides où sont les crapauds les sorcières
    se déroulaient de bruyantes
    noces canines
    l'étalon moreau
    se cabrait
    dansait
    tombait sur la jument
    un souple phallus
    surgissait de son fourreau noir
    mobile comme le feu
    un hennissement remplissait le ciel

    *


    La poésie de Tadeusz Rozewicz  manifeste, à des degrés divers, tout ce qui fait, me semble-t-il, la force du grand poète : une simplicité qui est l'aboutissement d'une extrême complexité ; la clarté d'une parole nourrie par une obscurité qu'elle ne cache pas mais révèle ; une voix singulière et, en même temps, anonyme, traversée par les angoisses, les espoirs, les interrogations de tous ; une variété de registres où le trait acéré  n'exclut pas l'ampleur du souffle; une pensée poétique à l'œuvre dans le poème lui-même, une pensée totalement incarnée, donc, irrésumable, irréductible à tout discours autre que sa propre formulation, même si elle peut prendre la forme de l'essai ou de la confidence épistolaire ou orale. La capacité, enfin, et pour toutes ces raisons, de saisir le lecteur qui ne ressort pas indemne d'une telle confrontation.










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  • Andrés Sánchez Robayna / Antoni Tàpies

    SUR UNE CONFIDENCE DE LA MER GRECQUE
    présenté et traduit par Jacques Ancet
    Gallimard

    Ce n'est pas la première fois qu'Andrés Sánchez Robayna travaille avec Antoni Tàpies, mais c'est la première fois que leur collaboration est aussi étroite. " Sans doute parce qu'une même recherche les anime. Par-delà les images familières, les routines perceptives de la réalité, mais en même temps avec elle, avec ses matières, ses objets usés, la quête de cet illimité, de ce vide de formes que traverse une énergie, où tout s'abîme et s'engendre à la fois. "
    A cette double suite de poèmes où dialoguent passé et présent, ténèbres et éblouissement, morts et épiphanies, éternel et éphémère, répond, porté par la même tension, chaque dessin de Tàpies: présence charnelle des empreintes de mains sur la blancheur sans fond de la page, signes désordonnés de ce qui se défait et se fait, disparitions, apparitions. D'où le prix de ce petit livre. Ces affinités, cette fraternité des deux démarches qui, chacune dans son ordre, répond à l'appel, aux sollicitations de l'inconnu
    .

    DEUX ou trois nuages.
    Et puis l'immensité de l'air tremblant,
    dans la brume de l'aube.

    Les paupières
    de la mer surgissaient.
    Surgissaient et frappaient.

    Elles frappaient
    les flancs de la lumière.

    Ces signes là blessaient.
     





    C'ETAIT l'attente, la mer du matin,
    les côtes
    entrevues, solitaires,
    désertes,
    la pupille solaire.

    Quel jaillissement ! Tu pus
    l'ouvrir, une pupille
    entretissée à l'autre, apercevoir
    les côtes, lumière
    entretissée qui se répand de très lointaines pierres
    et traverse la brise,
    pleine d'espace, couvre
    cette théorie d'îles dispersées.
     






    TU ENTENDIS
    presque inaudible, engloutie
    au fond des puits de la lumière,
    une rumeur, une syllabe presque,
    parmi les eaux.

    Elle tombait du tympan,
    dans l'espace
    du non dit, de l'indicible peut-être,
    elle tombait, brève
    rumeur saline, dans le silence.

    Tu l'écoutais naître
    au dicible, de l'inarticulé.
     





    PEU A PEU le soleil, dans son domaine,
    prit possession des eaux, et mit l'ombre
    dans l'écume, créa le grand vide des vagues.

    Ecroulées et soudaines, les vagues
    saluaient le soleil et renaissaient.
    De hautes lueurs dansaient sur la mer d'été.

    Les dieux souriaient sur les eaux brillantes.
    Qu'ils ne meurent pas ces dieux. Qu'ils sourient
    dans l'éternel, la mer soit leur sourire.

     

     


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  • LQR

     

    LA VOIX DE SON MAITRE
    Eric Hazan, LQR La propagande au quotidien,  Editions Raisons d'agir, 2006.




    La langue que nous parlons n'est pas un instrument mais l'air que nous respirons. Elle nous habite aussi bien que nous l'habitons, elle fait nos pensées nos valeurs, nos discours alors même que nous croyons la maîtriser et l'utiliser. Francis Ponge parlait de « tous ces grossiers camions et monuments qui constituent bien plus que le décor de notre vie », autrement dit, de tous ces lieux communs, de tous ces modes de penser et valeurs instituées qui nous parasitent à notre insu.. Et, à peu près à la même époque, dans son analyse de la langue du Troisième Reich,  LTI, Victor Klemperer écrivait : « Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, de formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Et il ajoutait que si le Troisième Reich n'a forgé que très peu de mots, il a « changé la valeur des mots et leur fréquence [...], assujetti la langue à son terrible système, gagné avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. »

    Cette longue citation qui ouvre le livre d'Eric Hazan, LQR, titre explicitement démarqué de celui de Klemperer, annonce qu'il va s'agir de montrer également en quoi la Langue de la Cinquième République (Lingua Quintae Republicae), des années 60 à nos jours, n'a cessé de nous conformer, de nous conditionner et, donc, de nous adapter au capitalisme ou néo-libéralisme dominant dont elle est l'émanation et l'instrument. Non pas pour nous fanatiser, comme celle du nazisme triomphant, mais pour nous anesthésier et ainsi nous couler en douceur dans le moule du système dont il s'agit de masquer le substrat conflictuel et la violence permanente.

    Ce recensement qui aurait pu prendre la forme d'un dictionnaire contemporain « des idées reçues « , dont Eric Hazan dit qu'il a abandonné le projet, se présente comme une analyse en trois temps ou trois parties du fonctionnement de la LQR.

    Sont d'abord passés en revue les procédés sur lesquels se fonde cette langue, eux-mêmes classés en trois catégories : « l'euphémisme », le « renversement de la dénégation freudienne » et « l'essorage sémantique ». Si l'euphémisme (on ne dit plus « chômeurs » mais « demandeurs d'emploi », « clochards » mais « sans domicile fixe », etc.), vise soit à « éviter » la désignation de certaines réalités trop crues par des termes ou formules acceptables, soit à évacuer le sens de certains mots pour en dissimuler le vide (« réformes » toujours entreprises, jamais abouties, « croissance » toujours incontrôlable...) ; si le « renversement de la dénégation freudienne » consiste à se féliciter de ce qu'on n'a pas (dans un monde de solitude on parle de « dialogue », d' « échange », de « vivre ensemble » ; au milieu de l'opacité régnante on fait l'éloge de la « transparence » ; pour masquer la xénophobie et le racisme ambiants il n'est question que de « métissage », de « multi » ou « pluri culturalisme », de « diversité ») ; avec « l'essorage sémantique » et son fonctionnement répétitif, certains mots comme « espace », « écologie » « citoyen » (devenu un adjectif utilisé  à toutes les sauces), « social » ou « modernité », finissent par perdre le peu de sens qui leur restait.

    Ensuite,  « l'esprit du temps »  envisage les valeurs véhiculées par ce discours anesthésiant. Ces valeurs bien entendu « universelles », celles de la « République », de la France « terre d'asile », fondées sur de « nobles sentiments » (« égalité des chances », « cohésion sociale », « écoute », « convivialité ») s'opposent avec « rigueur » et « fermeté » à cette vague « arabo-musulmane » (tous les immigrés même non arabes en font partie) creuset de ce « terrorisme islamiste » toujours suspect d'être lié à Al Qaida, « organisation tentaculaire et structurée [qui] n'existe évidemment pas ». D'où la violence verbale qui en découle et s'acharne sur ceux qui osent critique la politique des USA, sur cette « crispation américanophobe » dénoncée par les thuriféraires de la droite libérale,  qui ne contredit qu'en apparence le discours anesthésiant de la LQR, puisque dans une simple répartition des rôles, les « idéologues du nettoyage généralisé » utilisent « la langue publique la plus adaptée », celle de l'intimidation.

    Tout cela –– et c'est le thème de la troisième partie, « effacer les divisions » –– aura pour résultat de gommer les fractures toujours bien réelles ou à « recoller les morceaux » : on ne parlera donc plus de « classes » mais de « couches » ou de « catégories », plus d' « exploités » et donc d' « exploiteurs », mais d' « exclus » qui ne sont victimes que d'eux-mêmes puisque le mot d' « exclueur » n'existe pas, etc. Autrement dit, « la bonne vieille idéologie du patronat français » impose par le ressassement d'un langage du « consensus » (« ensemble », « rassemblement », « solidarité ») et de la « bien pensance » avec la prolifération de l' « éthique », l'illusion de le cité unie fondée sur la vieille morale des valeurs transcendantes et sacrées.

    Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il y ait là complot et calcul. La cohérence de la LQR repose plus simplement sur la « communauté de formation et d'intérêts chez ceux qui [en] ajustent les facettes » : membres des cabinets ministériels, directeurs commerciaux de l'industrie, chefs de presse, responsables de l'information télévisuelle. Tous sortent des mêmes écoles de commerce et d'administration où ils ont appris cette même langue. Et où ils ont compris que leur place dépend du maintient de cette guerre à bas bruit que la LQR est censée recouvrir tout en la maintenant vivace.

    Ce livre montre comment, à travers ce que Bernard Noël a, pour sa part, si bien nommé la sensure, s'opère cette « castration mentale »  ou privation de sens, par laquelle le pouvoir installe sa domination sans partage dans la tête de chaque citoyen, et à quel point, perception et pensée étant subordonnées à une écoute d'autant plus efficace qu'elle est inconsciente, nous sommes tous ventriloqués par la « voix de son maître ». A quel point, en somme, ce qu'on appelle « réalité » n'est qu'une description apprise qui dépend de la langue dans laquelle nous baignons. C'est pourquoi la « littérature » nous est si indispensable, elle qui est vie et survie d'un langage toujours plus menacé par l'entropie galopante et les forces de coercition qui le colonisent. Toute « poésie », au sens large, est donc politique, refus en acte de l'instrumentalisation ambiante qui fait de la langue un redoutable véhicule d'asservissement. Parole à l'état naissant, elle ouvre à l'inconnu, à cet espace indéterminé où les mots, retrouvant leur force originelle, ne sont plus des vecteurs de pouvoir mais des germes de mondes.



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