• Jorge Luis Borges

    La Proximité de la mer, anthologie de 99 poèmes, éditée, préfacée et traduite par Jacques Ancet

    Gallimard, 2010 — Collection "Du Monde entier".

     

    Composé et traduit avant tout pour le plaisir, ce livre a fini par devenir, à mon corps plus ou moins défendant, une anthologie. Mais une anthologie purement subjective en ce qu’elle n’a pas la prétention de donner un aperçu vraiment représentatif de toute la poésie de Borges. J’y ai un peu boudé, par exemple, les compositions patriotiques ou historiques qui, si elles peuvent intéresser un Argentin ou plus généralement un lecteur de langue espagnole, ont moins d’attrait pour un Français. Par contre, j’ai donné la préférence aux poèmes méditatifs et élégiaques en vers comptés et rimés et, à un moindre degré en vers blancs, parce que ce sont eux qui m’ont semblé devoir être retraduits en priorité et, surtout, parce que ce sont eux qui me touchent le plus.  Comme ces hommages rendus aux œuvres fondatrices de l’humanité — la Bible, le I King, l’Iliade et l’Odyssée, la Geste de Beowulf, les Mille et Une Nuits, Don Quichotte… — et aux penseurs et aux écrivains admirés — Héraclite, Cervantès, Shakespeare, Quevedo, Spinoza, Milton, Keats, Heine, Emerson, Whitman, Browning, Verlaine, Stevenson, Joyce … — qui, avec les kabbalistes, les poètes japonais ou les paroliers de tango, dessinent les contours fluctuants d’une curiosité insatiable et d’une mémoire où « je » finit par être beaucoup d’autres. Mais, si j’ai éliminé les pièces en prose, sauf une, qui me semble résumer parfaitement la poétique de Borges, j’ai conservé quelques poèmes en vers libres sans autre justification que le plaisir qu’ils m’ont donné à les traduire.

    L’ordre chronologique des recueils a été respecté, malgré quelques textes déplacés dans un souci d’équilibrer l’ensemble et d’éviter une monotonie qui, si elle est sensible dans les derniers recueils de Borges (la cécité, l’âge, la disparition, l’oubli)… [1], le devient plus encore du fait du choix quelque peu systématique d’un certain type de pièces. Quant au nombre, il a été dicté, comme dans l’écriture d’un livre de poèmes, par une nécessité intérieure qui, m’ayant emporté par son urgence, s’est peu à peu relâchée pour finalement se tarir une fois cette quantité atteinte : 99, un multiple de 9, comme l’est la date de naissance de Borges (1899) et le chiffre sur lequel repose l’organisation de plusieurs de mes propres ouvrages. Traduire, écrire : le même mouvement, le même mystère les traverse. Être soi-même en l’autre et l’autre en soi-même.

    Tout est donc subjectif ici : le choix des textes, leur nombre, la manière de les organiser et, bien sûr, de les traduire. Encore une fois, je n’ai pas seulement traduit ces poèmes avec mes connaissances, ma culture, mon savoir faire qui sont bien modestes comparés à ceux de mon modèle. Je les ai écrits — et c’est peut-être ce qui donne à ce travail sinon sa valeur (comment pourrais-je en juger ?), du moins son authenticité — avec une passion où, plus que le savoir c’est le non savoir qui  m’a guidé, plus l’abandon que la maîtrise. Aurais-je toujours réussi à faire entendre quelque chose ? Comme je crois l’avoir fait dans le second et le plus beau des deux poèmes que Borges consacre à Spinoza où, à travers l’image du philosophe, c’est bien sûr celle du poète qui transparaît et, pourquoi pas, ombre d’une ombre, celle aussi du traducteur, tous trois confondus dans ce même et incessant travail —  donner forme à l’informe, visage à l’inconnu — dans ce même amour  sans espoir que rien d’autre n’éclaire que sa propre lumière :

     

     

    BARUCH SPINOZA

     

    Brume d’or, le Couchant pose son feu

    Sur la vitre. L’assidu manuscrit

    Attend, avec sa charge d’infini.

    Dans la pénombre quelqu’un construit Dieu.

    Un homme engendre Dieu. Juif à la peau

    Citrine, aux yeux tristes. Le temps l’emporte

    Comme la feuille que le fleuve porte

    Et qui se perd dans le déclin de l’eau.

    Qu’importe. Il insiste, sorcier forgeant

    Dieu dans sa subtile géométrie ;

    Du fond de sa maladie, son néant,

    De ses mots il fait Dieu, l’édifie.

    Le plus prodigue amour lui fut donné,

    L’amour qui n’espère pas être aimé.



    [1] Cette monotonie, Borges la reconnaît et même la revendique avec humour : « … je suppose qu’à mon âge on attend de moi certains thèmes, une certaine syntaxe, et peut-être aussi une certaine monotonie ; si je ne me montre pas monotone, on restera insatisfait. Arrivé à un certain âge, un auteur doit peut-être se répéter. » ,  Nouveaux dialogues avec Osvaldo Ferrari, Presses Pocket, 1990, p. 179.

     


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  • Lionel Ray

    Lettres imaginaires Les Ecrits du Nord, Editions Henry, 2010.

    Entre nuit et soleil, Gallimard, 2010.

     

     

    Comme dans Lettres imaginaires, ce mélange de « vers et proses », (comme dit le sous-titre), dans lequel lettres de l’auteur à son double, poèmes, entretiens et essais se croisent et nous offrent en raccourci un itinéraire de plus de cinquante ans d’écriture, dans Entre nuit et soleil, qui paraît conjointement, Lionel Ray se rassemble. Car, après l’intermède inattendu et éblouissant de L’Invention des bibliothèques, ce nouveau livre est comme un pas fait à la fois en avant et en arrière. Un pas, justement entre « nuit et soleil » — entre la nuit du passé, de la nostalgie, du désespoir même et le soleil du présent toujours recommencé, celui de « l’immobile été » qui est celui du poème.

    L’élan de L’Invention des bibliothèques est encore perceptible dans les trois sections, chacune de 17 textes, qui structurent le livre : la première, la troisième, la cinquième. Ces « proses » en gardent l’emportement verbal, mais elles sont trouées, rongées de blancs qui sont comme autant d’accrocs, de stigmates du vide : « la vie est un monument d’absence», annonce d’entrée le poète. Et c’est, pour une part, à édifier ce monument que sont consacrés ici un certain nombre de poèmes, renouant par là avec le lyrisme élégiaque qui, d’Une sorte de ciel, à Matière de nuit[1] caractérise les livres publiés depuis vingt ans,.

    Mais, pour une autre part, il y a dans ce livre, dans sa section centrale, notamment (dont les distiques rappellent ceux de « Résidence dans les fragments » d’Une sorte de ciel), quelque chose qui résiste au délitement, à la déréliction. Quelque chose fait de sursauts de lumière, de bouffées de désir, d’éclats d’enfance, qui traverse les chambres désertes, les jardins abandonnés et les illumine d’une clarté sans âge :

     

    demain est

    une matière bleue.

     

    La joie infime

    d’être

    traverse les fleurs

     

    Cette écriture « aux yeux de source », c’est, bien sûr, celle du poème — des « poèmes dans leur scintillante jeunesse ». Cette  brusque effervescence, ce passage de vie et ses mots soudain neufs auxquels le nombre et sa rassurante rigueur donnent toute leur intensité :

     

    Ce ne sont rien que des mots parmi les mots

    [...]

    Le nombre est en eux.

    Ils ne disent rien que ce qu’ils disent

    et s’ils brillent dans l’ombre quelques fois,

    c’est à cause des sources et des fruits

    ou du printemps tardif.

     

    Prise alors entre nostalgie et ferveur, ombre et lumière, quelle est cette voix qui, une fois encore, vient nous saisir dans sa force incisive, dans sa douceur violente parfois, parfois son humour, dans sa pénétrante force visionnaire ? Car tout le livre, comme le précédent et ses jeux de miroirs avec l’hétéronyme Laurent Barthélémy, est traversé par la même interrogation qui en est la clausule : « Qui parle ici ? [...] je voyais      quoi ?       qui donc voyait ? » Interrogation prolongée sur l’identité et ses mirages (« ce pauvre moi de pacotille est déjà tout rouillé »), laquelle se reconnaît — « toi poudre et dispersé » — fuyante, tissée de vide et d’oubli :  « si peu de souffle, si peu de ciel cet homme lourd chargé d’oubli      c’était vous, c’était moi ». Phrase à laquelle répond en écho cet « étranger à moi-même [...] n’ayant goût ni au jour qui se dérobe ni à la nuit si proche » d’une des Lettres imaginaires de Laurent Barthélémy à Lionel Ray. Lequel ajoute que tout semble se résoudre en une histoire de « dépossession » , de « l’envahissement du désert interne qui s’affirme une fois de plus »

    Pourtant, cette dépossession — cette disparition — qui pourrait paraître sans issue et désespérante est, en même temps, la condition d’apparition d’une altérité inconnue logée au cœur même de cette identité évanescente. Une altérité qui, en la dépossédant d’elle-même, l’ouvre à tout ce qui la déborde. Comme à ces voix aimées qui viennent l’habiter et auxquelles, consciemment ou non, elle ne cesse de faire écho : Rimbaud, avec « Génie » : « des cailloux dans les poches (ou des poèmes ») ; Verlaine : « qu’as-tu fait /de tout ce temps » ; Apollinaire : « mon langage ma violette mon infini sans écho » ; « les mots s’en vont avec / les eaux courantes » (Lettres imaginaires) ( ; Reverdy : « On n’oublie pas. / Dans le miroir / un oiseau passe » ; Borges, à qui renvoient plusieurs titres (« Le miroir », « La clef »...) : « Tu n’es rien d’autre / que ce que tu cherches », « Il ne restera de nous pas une ombre » ; Breton « Ces enfants à tête de chat », et d’autres encore...

    La voix qui parle ici, et c’est là son historicité, est faite de toutes ces voix et de quelque chose de plus. De cet inconnu qu’elle ne cesse de poursuivre — « quelque chose d’inconnu en toi / te cherche »[2]— et qui est la vie même soudain recommencée dans la parole toujours renaissante du poème. Puisque, comme le dit bien le poète dans « Les mots et l’émotion poétique »[3], le poème n’est pas le produit d’une émotion préalablement vécue : c’est lui qui la produit dans son fin tissage de mots. Il ne recrée pas le monde — comment le pourrait-il ? — il le crée. Ou plutôt — et c’est la même chose puisque ce que nous appelons « monde » est une description apprise —, il crée un monde de langage. Un langage à l’état naissant où, pour un instant sans mesure, quelque chose comme un monde semble (re)commencer. C’est pourquoi le poème est, pour Lionel Ray, ce « souffle qui te remet au monde »

     

    Avec une voix première, une voix d’avant tout

    Langage, un alphabet venu de l’avenir.

     





    [1] Tous ces livres sont également parus chez Gallimard : Une sorte de ciel (1990), Comme un château défait (1993), Syllabes de sable (1996), Pages d’ombre (2001), Matière de nuit (2004).

    [2] Lettres imaginaires.

    [3] Lettres imaginaires.

     


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  • Christian Hubin, Greffes, José Corti, 2010.


        Ce qu’il y a d’admirable dans le travail de Christian Hubin, c’est cette obstination qui est la sienne à poursuivre dans une voie qui n’en est plus une. Puisqu’elle ne conduit nulle part, qu’elle n’ouvre sur rien. Rien est peut-être un mot trop définitif. « Quelque chose » conviendrait tout aussi bien, ou même moins « cela» ou « ça », que « ce » et son suspens désignatif. Comme il figure sur la quatrième de couverture de Greffes :

        Dont ce. Dont la vitesse, les synchrones — ou une autre sous elles,     exclue d’elles. Dont scandant au devant — rétractée.
       
        Greffes de ce qui n’entend pas.

        Dont on est la répercussion.

        On a là, en quelques lignes, toutes cette poétique de la rétraction, de l’inaudible à l’œuvre avec toujours plus de rigueur dans les derniers ouvrages (Venant, Laps, Dont bouge /1/). Ecrire ce qui se retire, ce qu’on ne perçoit pas mais qui vous entre dans les yeux, la chair par « images subliminale »s et « chant péridural » : « Cillements des bêtes. Mircomorphies dans l’averse, dans les  plissements hébétés. »
        C’est pourquoi les textes de Christian Hubin sont toujours hors souffle, dans le respir entrecoupé, d’on ne sait quelle présence corporelle. Au bord, toujours, au bord. De quoi ? On l’a dit : de rien, de ce... Autre réponse, tranchante, improbable : « L’anté —, le seul à ne pas s’entendre » ou l’ « avant-tessiture », « l’inarticulé ». Ce qui, hors toute manifestation, est là, imperceptible, fondant cette réalité où nous sommes sans savoir. Mais impossible à capter ailleurs que dans un langage de l’incision, de la suture — de la greffe de significations clignotantes :

    A bout, que greffant, serrant par bandes — que maculé d’apex.



    Seul où une suppression
    l’amuïssement où brillent
    les gestes

        Tout se passe donc au plus près du corps, dans son intimité lancinante. D’où ce lexique du biologique, du chirurgical même, qui nous place aux limites du vivant, dans l’enfer froid hospitalier auquel Christian Hubin nous confronte avec une précision atterrante, et où se défait la vie, dans la première section (Nous ne quitterons pas. Nous ne te laisserons pas.) où elle se fait dans la deuxième ( — Retenez. Expulsez / — Encore.) C’est là, sans doute, que peut s’approcher le mieux ce « clinamen des défigurations », cette vie-mort qui nous fait et défait : « L’entré par synapses. La translation d’où ce. »
        Dans les syncopes, les stases de cette écriture « a-syntaxique » — comme on dit « a-tonale » pour la musique, et on pense en effet souvent à Webern —, Christian Hubin ne cesse d’approcher par contractions, incisions, greffes de langages, cela qu’on ne veut, ne peut pas voir : « le mort montré » :

    Reviennent des foules, de dos à pelage, à muets, que côte à côte coagulations — le mort montré, la vis d’insecte, la masse,

    — Tiens-moi

         Et plus le livre s’approche de la fin, plus il épuise le commentaire, le laissant au bord
    de cette écriture moléculaire qui, s’auto-désignant elle-même, avance par « scannages, dissections » ou «  prélèvements » et finit par nous faire entendre l’  « insonore » — la vibration muette de l’incréé.
     

     

     



    [1] José Corti, 2002, 2004, 2006.

     


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  • Peau, Antoine Emaz, Tarabuste 2010



    Plaie, le nouveau livre d’Antoine Emaz, n’est pas beau, comme on dit. Il est lourd, plutôt, comme ce « bloc d’ardoise / tombé sur le jour / et les yeux » dont il est question au début. Et lent à lire, même si on peut y aller vite. Mais dans ce cas, on glisse, on ne sent pas tout ce qu’il a de poids.  Toutes ces vingt-huit stations d’une sorte de chemin de croix (sans les majuscules). On dit « dépression », « maladie nerveuse », mais là on arrête déjà la chose, on la catalogue, quand c’est, justement, dans ce qu’on ne peut pas dire, dans le sans raison, le « rien à comprendre » qu’on avance, dans cet engluement, cette immobilité. On les porte comme on peut. Mot après mot. On peine, on bute. Au milieu du jour arrêté, de la vie « sale ». De la douleur de ne plus pouvoir, de « la, peur à tête de chien ». On avance, mais vers où ? Á petits coups. Á petits pas. Est-ce pour cela que le vers d’Antoine Emaz aime le monosyllabe ? Dans les titres déjà —  C’est, Entre, Sable, Boue, Soirs, Ras, Os, Peau — et dans ce dernier, Plaie, où l’on remue le fer au fil de plus de 200 pages — et partout, à chaque page, à chaque ligne :

    ... bloc noir /
    lieu sans nom en tête



    D’où, sans doute, l’effet de ressassement, de piétinement intérieur et, donc, le peu qu’on voit du monde : l’évier, surtout, où l’on se penche, on s’accroche, on s’isole et les choses minuscules des mains, pour tenir. Pour aller un peu plus loin. Pour réapprendre ce qu’on a perdu et qui, lentement, péniblement, au bout d’un certain temps, revient quand même : « réapprendre le simple / le naturel », dit-il.
    Pourtant, s’il y a écrire ? La réponse est claire: « écrire / ne soigne / ni n’avive / accompagne seulement » Oui, pour être seul sans être seul  (« les mots tendus comme des mains »), écrire, comme un « gravier », ce discontinu qui fait du continu — un sentier sur lequel on marche avec les bruit des pas, oui, qui vous tient compagnie, « quand on entend cela / on sait qu’on est en train de revenir / vers quel visage on l’ignore / mais on revient »
    On revient. De l’enfermement, de la cave d’os. C’est dur, encore, mais maintenant on peut y être. Et ce constat : « réel sec / c’est. Tout Emaz tient dans cette formule — ce marmonnement  (èè-è-è / s-s), ce compte (123 /1) — ce mantra. Alors, on retrouverait, dans la voix simple revenue, les choses comme en attente. Et ce serait presque vivre. Normalement.  Tout Plaie tient dans ce presque :

            c’est un après-midi de fin d’été automne
            la fenêtre est ouverte

            on entend les enfants
            un deux jardins plus loin
            après l’école

            tout retourne au normal








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  • Prose pour Henri Meschonnic

    Puisqu'il est ce silence

     

    Au milieu des phrases, des paroles, dans le brouhaha, on l'entend, on en est sûr. Sa voix est sourde mais insistante. Elle dit — on peut même la comprendre — j'ai rendez-vous, là, avec quoi ? On tend les mains comme pour l'accueillir mais rien ne vient les remplir. Un léger vent s'est levé, le rouge des giroflées vacille. On se dit que, oui, avec quoi ? Le calendrier aligne ses dates : le passé et le futur y sont des chiffres immobiles. Le présent, lui, est insaisissable. On l'a dans la bouche comme une illumination soudaine. Comme cette voix qui, au bord de dire adieu, murmure — on l'entend distinctement : Vous n'êtes pas sérieux. On ne dit adieu à rien.

     


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