• NU(E) n°37 JACQUES ANCET

    Un nouveau numéro de la revue Nu(e)

    La revue Nu(e), dirigée par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio, est un lieu de travail et de correspondance. Son nouveau numéro est consacré au poète, traducteur, romancier et essayiste :

    JACQUES ANCET

    « Je n'écris pas pour : pour raconter, pour décrire, pour communiquer, établir un dialogue, etc. J'écris par : par impossibilité de faire autrement, par passion, au sens où je subis quelque chose qui me déborde, par désir, par saisissement... Et ce qui me saisit, c'est cet apparaître qui fait de moi un autre. Alors, plus que « chercher quelqu'un», écrire c'est « trouver quelqu'un », ce « latent compagnon », justement, qui ne se fait que dans les mots et pas ailleurs. Un double sans visage, anonyme dont la voix est pleine d'un silence bruissant de voix. Écrire, aimer, sont peut-être un seul et même mouvement de perte de soi et d'apparition, dans ce vide laissé par l'identité, d'une altérité qui éveille celle de l'autre, lecteur ou être aimé. De l'autre de soi à l'autre de l'autre s'établit un rapport qui est moins de réciprocité que de transfert. »


    Le volume de 170 pages que lui consacre la revue, coordonné par Serge Martin (poète, maître de conférence en littérature française contemporaine à Caen), rassemble les contributions suivantes :

    • Un entretien de Jacques Ancet avec Serge Martin, sur le continu de son écriture.

    • Un inédit de Jacques Ancet : « L'égarement ».


    • Des dessins d'Alexandre Hollan.

    • Des créations poétiques et contributions critiques, des textes et témoignages d'amis : Bernard Noël ; Antonio Gamoneda ; James Sacré ; Henri Meschonnic ; Gaspard Hons ; Salah Al Hamdani ; Michel Collot ; Fabio Scotto ; Amelia Gamoneda Lanza ; Yves Charnet ; Bernard Vargaftig ; Béatrice Bonhomme ; Laurent Mourey ; Emmanuel Hiriart ; Ménaché ; Emmanuel Malherbet ; Serge Ritman.
    • Une bibliographie des ouvrages de Jacques Ancet




    Pour recevoir ce numéro, il faut envoyer un courrier sur le modèle suivant:

    Mme/M. :

    Adresse :

    Souhaite : ...... exemplaire(s) du numéro de la revue Nu(e) sur Jacques Ancet. et paie ce jour le montant de ...... x 18 € (+ 2 € de frais de poste), soit au total ....... € à l'ordre de l'Association Nu(e), avec la mention :
    « Souscription J. Ancet» :

    • pour la France : par chèque, c/o Béatrice Bonhomme , 29 avenue Primerose, 06000 NICE

    • pour les autres pays : par virement au compte de l'Association Nu(e) - IBAN : FR76 1831 5100 0004 2667 9641 539 - BIC : CEPAFRPP831.

     


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  • Comme si de rien




    Il ne sait plus faire. Plus du tout.
    La montagne monte, flotte.
    Le train-train, la tache
    qui bouge sur l'œil, ne cache
    ni ne révèle rien. Il écoute,
    il regarde, il attend, il oublie

                            10 juillet 2006




    Quelque part, ce qui se cherche
    comme un bourdonnement de mouche.
    Deux genoux, un pied. L'après-midi
    redevient bleue. On entend
    du silence – et autre chose.
    Une sorte de stupeur sans fin

                11 juillet 2006




    Il a posé la tasse, écouté
    quelque chose qu'il était seul à entendre.
    Sur la vitre le feuillage
    semblait s'être arrêté dans sa chute.
    Comment faire, disait-il.
    Un feu brûlait dans ses mains ouvertes

    12 juillet 2006




    Il a cru pouvoir dire. Mais non.
    Sur les lèvres le silence
    est resté intact. Et le spectacle
    à quelques pas toujours, immobile
    comme un peu d'air qui n'entre pas. Il a cru
    supprimer la distance. Mais non

                            13 juillet 2006




    Le retour n'est jamais le retour.
    Les mouches , toujours, et le feuillage.
    Un marteau s'obstine. Il s'est remis
    à compter. Il dit : deux heures.
    L'instant bascule. Le vent s'arrête
    La montagne ne se ressemble plus

          14 juillet 2006




    Et lui, se ressemble-t-il ?
    La chaleur, le pied, le balancier
    de l'ombre, comme si de rien n'était.
    L'éblouissement du trottoir vide
    qu'il faut traverser pour retrouver
    l'image, le grain de temps

                    15 juillet 2006




    Il écoute encore : la corneille
    s'égosille, mais c'est autre chose.
    Sous chaque bruit, ça s'obstine,
    bruissement ou froissement comme d'un fleuve
    d'images invisibles qui passerait.
    Ou rien, ou le sommeil qui revient

                            16 juillet 2006




    Il ne sait plus, non. Une chaleur
    trop bleue, un cri et ses yeux
    ne voient plus que du feu. Une poudre
    grise un bruit de mobylette
    trament le jour qui décline, s'en va.
    Personne pour parler ou se taire

                        17 juillet 2006




    Le décor pourtant n'a pas changé :
    parasol, un lac deux cygnes, des silhouettes
    un instant sur le bleu. Arrêté
    dans la carte postale, il regarde autour,
    disparaît. Reste son ombre
    – vent et poussière – sa place vide

                        22 juillet 2006




    Traverser le jour relève de l'exploit.
    La lumière a pris un autre nom
    Inquiète son ombre brûle
    entre attente et oubli. Est-ce lui ou l'autre ?
    Vite, saisir, lâcher ce qui vient
    de face et puis de dos – ce qui va

                        24-25 juillet 2006


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  • Oublier l'heure



    Où qu'on soit, c'est la même attente. Ce suspens d'après dîner entre une et deux, quand les choses n'ont pas encore perdu tout espoir d'imposer leur présence et découpent la lumière de leurs contours tranchants. Quant au corps...

            - Oui ?
            - Oh ! Rien.
            - Dis toujours...
            - La fatigue, seulement.

    Posé sur les yeux, c'est comme une brume, un poids léger sur les paupières. Une sorte de vertige vague au bord duquel on hésite.

              - Entre veille et sommeil    
              - Entre naître et mourir.





    Elle qui disait : « Ma part, c'est d'être perdue », pensait-elle que chaque instant est une perte dont on ne se remet jamais ?
    Elle qui disait : « Ce qui te sépare c'est ce que tu es », pensait-elle que sa voix la détruisait en la faisant ?
    Elle qui disait ; « Les morts pressés sur moi, / se taisent dans toutes les langues », pensait-elle que la violence du monde résonne dans le silence porté par chaque mot ?
    Et qu'alors, parler c'est mourir ? Toucher le fond pour ne plus se perdre ?
    (I.B)





    Dehors, la lumière et sa géométrie. Les façades brillent. Quelqu'un m'appelle, mais quand je me retourne, je ne vois que des visages inconnus. Alors je marche. J'ai un but précis, semble-t-il. Je traverse une rue, un jardin, accompagné d'un tournoiement de mouettes. De loin, une allée me fait signe : arrière-cour, escaliers. Je monte, je n'arrête pas de monter. Quand il n'y a plus d'étages, je redescends. En bas, je retrouve l'eau, son souffle froid. Je longe les quais, le soir commence à tomber, les lampes s'allument.
    Sur les trottoirs, les pas sont comme une averse, mais la lune brille. Plus loin, c'est une place. La même, toujours, et sa fière statue de bronze. Je te vois venir. Tu es une ombre qui se rapproche. Entre nous, il y a cette nuit. Je tends la main, pour y voir mieux. Elle ne trouve que l'air froid, un peu de terre et un pétale humide. Je dis « reste, reste encore... »

        - Tu parles tout seul ?
        - Je me tiens compagnie.





    Parce que je suis perdu, le jour recommence,. Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce que j'en sais. C'est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s'éteint ; ce qui tremble ou s'obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrances, dis-tu. Ca, c'est aussi le jour. Tous ces cris. On n'y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L'odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.

        - Quelque chose ?
        - Oui, quelque chose –– pas rien.





    Et pourtant rien. Comme les feuilles, le bruit de l'avion au passage et le silence qu'il en reste. Ou l'attente du grand chien blanc. Sur les doigts, l'odeur tenace de la menthe pourrait rappeler quelque chose. Mais non, rien. Seul ce vide où je me dissous, où je suis la voix, tu sais, celle qui parle sans parler. Et c'est moi, à présent, qui attend. Avec le froissement des pages, les craquements du radiateur. Comme pour dire il y a ou c'est là.




    Eblouissement. Ce que je regarde, je ne le vois pas. Du rouge, du vert en bandes sombres et lumineuses. Et c'est déjà trop dire. Ce que je ne vois pas, je le regarde. Je parle, comme dans la pièce à côté. J'entends ma voix, pas les mots qu'elle prononce. Je me perds dans l'écart –– entre, toujours. Quelqu'un en sort. Ou quelque chose qui ne ressemble à rien.



     
        - Tu n'y arrives plus ?
        -  Non.
        - Essaye encore.
        - J'essaye, mais rien ne vient.
        - Rien ?
        - Rien.

    Les voix parlent. Leur dialogue est à peine audible. Je l'écoute, un peu distrait. Questions, réponses. Ni visages ni corps. Un seul souffle. Je l'entend si près que je le confonds avec le mien :

        - Quelque chose, pourtant.
        - Dis-moi.
        - Comme un souffle.
        - Tu vois quelqu'un ?
        - Non, mais je le sens.

    J'écoute toujours. Le ciel tombe derrière la vitre. Le silence est en sursis. D'un instant à l'autre il va se briser. Mais les voix le retiennent dans le goutte à goutte des syllabes :
        - Tu le sens ?
        - Oui, là, tout près.
        - Comme de l'eau ?
        - Ou de l'air.
        - De l'air, oui.
         - De l'air.

    Un tissage très serré mais transparent. Je vais presque voir –– ombre et lueur –– ce que j'entends. Voir les voix. Comme elles me voient :

        - Tu vois ?
        - Oui.
        - Qu'est-ce que tu vois ?
        - Je ne sais pas mais je vois.
        - Comme un visage ?
        - Peut-être.
        - Il vient ?
        - Il est là.





    Le chat ferme les yeux. Dehors est un éblouissement obscur. Peu à peu je sombre dans un entre-deux sans paroles. Le fracas de l'hélicoptère invisible et le tronc du chêne appartiennent un instant au même monde. La brume les réunit et les efface. N'en reste qu'un silence et, noir sur blanc, une trace immobile. Comme un idéogramme privé de sens. Aveugle, j'avance sur le fil. Prêt à basculer. Mais rien ne bouge : ni le chat ni le chêne. Seul, dans la chaleur, le cordon du rideau et le souffle. Quant aux mains elles sont trop loin pour les sentir, perdues dans de menus travaux.
     
        - C'est l'heure.
        - De quoi ?
        - D'oublier l'heure.


    Chronique d'un égarement




     


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  • Jean Murat ou le choix de la vie

    Dans une époque du tout image, de la communication tous azimuts, où les moyens technologiques sont tels qu'ils semblent ouvrir à l'homme les perspectives à la fois fascinantes et menaçantes d'une ère nouvelle prise entre l'angoisse d'une violence généralisée et l'espoir (toujours plus fragile, il est vrai) d'une véritable transformation de l'humanité, qu'est-ce qui fait peindre Jean Murat ? Oui, qu'est-ce qui le pousse, depuis plus de vingt ans, dans la solitude et l'anonymat, au mépris de tout confort matériel et mental à réinvestir à nouveaux frais cet art vénérable et pour certains moribond qu'on appelle la peinture ? Car il y a, chez lui, quelque chose de l'alpiniste et du joueur : solitude et risque de l'altitude, pari à fonds – et à fond – perdu...
    Baroque par nature – il y a là une sorte de peur du vide et un désir d'y échapper dans la prolifération, le contraste, le déséquilibre, la violence –, cette peinture s'est construite, comme tout art véritable, sur une suite de refus et d'adhésions. Refus, d'abord, d'un certain nombre d'esthétiques (et de contre ou anti-esthétiques) en vogue aujourd'hui, de l'art officiel et subventionné que je dirais installé et bien installé dans son obsession installatrice, à la facilité d'un certain symbolisme du retour à l'origine rehaussé des prestiges du travail des « matières », comme on dit, en passant par les arts « conceptuel », « pauvre », « abstrait » – lyriques, constructivistes ou autres – qui ne cessent de répéter les gestes fondateurs de quelques pionniers inimitables. Sans parler, bien sûr, de toutes les figurations et leur vieille monnaie périmée dont beaucoup trop, encore aujourd'hui, font comme si elle avait toujours cours.
    Ce refus et le risque de solitude et d'incompréhension qu'il suppose, n'est que l'envers de la reconnaissance avouée d'un certain nombre d' « alliés substantiels » » dont la présence vivante donne à ce travail son épaisseur et sa profondeur. Que ce soit dans la peinture rupestre ou dans les miniatures persanes du XVIè siècle, chez Michel Ange ou le Tintoret, Rubens ou Goya, Van Gogh ou Cézanne, Jean Murat retrouve cette force qui lui donne le courage de poursuivre son aventure dont il sait, nous dit-il, qu'elle n'est qu'« affirmation d'une victoire provisoire sur la mort ». Plus près de nous, c'est dans le voisinage d'un Bacon ou d'un Rebeyrolle qu'on pourrait le situer, avec ce qu'il y a dans ces œuvres d'énergie subversive et de refus en acte de s'inscrire dans quelque courant, groupe ou école que ce soit.
    S'il fallait le caractériser en peu de mots, je dirais que le travail de Jean Murat est une tentative toujours poursuivie, jamais achevée pour tenir les contraires, les traverser, les annuler : figuration et non figuration, couleur et dessin, technique et non-technique, instant et durée, image et récit, tradition et modernité. C'est là qu'est son rythme, dans cette tenue, ce risque accepté du chaos et du désordre, de la discordance et du ratage, au profit de ce qui se cherche, se perd, se trouve par éclairs, disparaît et réapparaît dans l'intensité brutale de son surgissement: l'autre face d'une réalité qui n'est plus cette image toute faite que nous en avons, description totalitaire – technologique – d'un monde où les ombres n'existent plus puisque tout est éclairé, exposé aux projecteurs d'une platitude épuisant toute vision et tout désir. Contre l'ennui d'un Loft story généralisé, contre les « retours-à » ou le statut répétitif et sans affects d'un certain art contemporain, Jean Murat nous met en face de ce qui échappe à toute maîtrise et à tout discours parce que, soudain, c'est là, dans la violence de son apparition : l'inconnu – le réel.
    Face à toutes les forces mortifères qui sans cesse nous menacent, nous parasitent et nous détruisent, peindre, pour Jean Murat, est alors plus qu'un art, avec tout ce que ce mot comporte de connotations esthétisantes et élitaires : c'est un choix de vie – le choix de la vie.

    Site de Jean Murat: http://www.muratpeintre.fr

     


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  • Jorge-Luis BORGES

    QUELQUES POEMES


    L'autre, le même, 1964



    Spinoza

    Elles taillent les translucides mains
    Du juif, dans la pénombre, les cristaux.
    Le soir est peur et froid en son déclin.
    (Au soir qui vient chaque soir équivaut).

    Ses mains comme l'espace de jacinthe
    Qui aux lisières du Ghetto pâlit
    Existent peu pour l'homme qui construit,
    calme, le songe clair d'un labyrinthe.

    La gloire ne l'émeut pas, cet espoir
    De songes au songe d'un autre miroir,
    Ni le craintif amour des jeunes filles.

    Métaphores et mythes, il les oublie
    taillant son cristal: la carte infinie
    De Qui dans toutes ses étoiles brille.


    *



    Œdipe et l'énigme

    Quadrupède à l'aurore, droit à midi
    Puis au vain espace du soir errant
    Sur ses trois pieds, c'est ainsi qu'elle vit
    La sphynge éternelle son frère fuyant,

    L'homme, et avec le soir un homme vint
    Qui, pris d'épouvante, dans le miroir
    De la monstrueuse image put voir
    Le reflet déclinant de son destin.

    Éternellement, Œdipe c'est nous,
    La longue et triple bête, c'est nous, tout
    Ce qui de nous sera et nous a fui.

    Nous serions écrasés de voir l'immense
    Forme de notre être; avec sa clémence
    Dieu nous offre succession et oubli.



    Pour les six cordes, 1965


    Milonga des deux frères

    Que la guitare nous rapporte
    Des histoires d'acier qui brillait,
    De jeux de cartes et d'osselets,
    De courses et de verres au bistrot,
    De la Côte Sévère un couplet
    Et du vieux Chemin des Troupeaux.

    Allez, une histoire d'hier,
    Qu'apprécieront les moins malins;
    Pas d'harmonie pour le destin
    Nul ne le lui reprochera —
    Cette nuit à ce que je vois
    Du Sud le souvenir revient.

    Voici donc, messieurs, une histoire,
    Celle des Iberra, les deux frères,
    Des hommes d'amour et de guerre,
    Devant le danger les meilleurs,
    La fine fleur des ferrailleurs,
    Ils sont aujourd'hui sous la terre.

    Les hommes se perdent souvent
    Par l'orgueil ou par l'avarice:
    Le courage aussi devient vice
    Pour qui nuit et jour s'y soumet —
    Des deux le plus jeune devait
    Le plus de morts à la justice.

    Lorsque Juan Iberra découvrit
    Qu'il faisait moins bien que son frère
    Il fut aveuglé de colère
    Et un piège lui prépara
    D'un coup de feu il le tua
    Là-bas vers la Côte Sévère.

    Sans traîner et sans se presser
    Il le déposa sur les voies
    le livrant au train de passage.
    Le train le laissa sans visage
    Car lui, l'aîné, il voulait ça.

    Ainsi de manière fidèle
    J'ai tout conté jusqu'à la fin ;
    Toujours l'histoire de Caïn
    Qui vient tuer son frère Abel.



    La monnaie de fer (1972)


    Baruch Spinoza


    Brume d'or, le Couchant pose son feu
    Sur la vitre. L'assidu manuscrit
    Attend, avec sa charge d'infini.
    Dans la pénombre quelqu'un construit Dieu.
    Un homme engendre Dieu. Juif à la peau
    Citrine, aux yeux tristes. Le temps l'emporte
    Comme la feuille que le fleuve porte
    Et qui se perd dans le déclin de l'eau.
    Qu'importe. Il insiste, sorcier forgeant
    Dieu dans sa subtile géométrie ;
    Du fond de sa maladie, son néant,
    De ses mots il fait Dieu, l'édifie.
    Le plus prodigue amour lui fut donné,
    L'amour qui n'espère pas être aimé.



    La rose profonde, 1975


    Moi

    Le crâne, un cœur avec sa vie secrète,
    Les chemins de mon sang dissimulés,
    Et les tunnels du rêve, ce Protée,
    Les viscères, la nuque, le squelette.
    Je suis ces choses. Et, je ne peux y croire,
    Je suis aussi un épée, sa mémoire,
    Celle d'un soleil seul et déclinant
    Qui se disperse en or, ombre, néant.
    Je suis celui qui voit les proues, du port ;
    Je suis ce peu de livres, de gravures
    Fatigués par le temps et son usure.
    Je suis celui qui jalouse les morts.
    Et, plus étrange, l'homme qui assemble
    Des mots chez lui, dans un coin de sa chambre.




    Les conjurés, 1985


    Les fleuves

    Nous sommes temps. Nous sommes la fameuse
    parabole d'Héraclite l'Obscur,
    nous sommes l'eau, non pas le diamant dur,
    l'eau qui se perd et non pas l'eau dormeuse.
    Nous sommes fleuve et nous sommes les yeux
    du grec qui vient dans le fleuve se voir.
    Son reflet change en ce changeant miroir,
    dans le cristal changeant comme le feu.
    Nous sommes le vain fleuve tout tracé,
    droit vers sa mer. L'ombre l'a enlacé.
    Tout nous a dit adieu et tout s'enfuit
    La mémoire ne trace aucun sillon.
    Et cependant quelque chose tient bon.
    Et cependant quelque chose gémit.

    Extrait de La Proximité de la mer, 99 poèmes de Jorge Luis Borges, à paraître en octobre 2010 aux éditions Gallimard.



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