• Le silence des chiens

    OBEISSANCE AU VENT III 

     

    La silence des chiens (1980-1982) Ubacs, 1990. Réédition: publie.net, 2009 et publie.papier, 2012.

     

     tu fermes les yeux, la mémoire est faible, une image parfois, instantanée, ou une odeur, le pain grillé peut‑être, mais trop brève, reste l'ampoule, le vasistas noir maintenant, la vieille qui geint à côté, le bruit des pas ou de ton coeur qui saute, portes claquées, cris d'homme, piétinements, cliquetis, combien de temps, demain n'existe pas, aujourd'hui est blanc, l'épouvante sans visage, les minutes mortes, à chaque seconde la même terreur, le noir en pleine lumière, l'horreur banale, comment tu t'appelles, tu habites où, comment s'appelle ta mère, chaque jour, chaque nuit, les hurlements, le corps perdu, brisé, désarticulé, ton corps, humilié, dépossédé, tas de viscères, salive larmes, sueur, urine sang, vomissure, excréments, l'énumération, incessante, la même, toujours, portes, couloirs chambre, lit, moteur, cris, silence, cris, noir, puis doucement l'ampoule le vasistas, souviens‑toi, des deux mains tu cherches à le retenir, mais doucement il se dégage, souviens‑toi, il t'embrasse, il s'éloigne, il te fait signe des gens passent dans la rue, ils n'ont pas de visage, quelle heure est‑il, tu as mal, je voudrais sortir, sortir, tu cries, ça va pas demande une voix, la pièce danse, se balance de droite à gauche, la fièvre, tu grelottes, quelqu'un dépose sur toi un sac de plastique, des heures ont passé, des jours peut‑être, c'est la nuit, encore, l'ampoule allumée, éteinte parfois, il te sourit, son corps nu luisant un peu dans la chaleur, il se penche, son visage est noir, tu vois le plafond, la fenêtre à gauche, deux rayons de soleil filtrent par les persiennes, il reste immobile au-dessus de toi, mains posées près de tes tempes, bras tendus, il te regarde, tu l'attires à toi, tu ne veux plus le voir, tu veux sentir sa chaleur, son poids, son odeur, n'être plus que ce mouvement, rythme des vagues, rappelle‑toi, comment était‑ce, la tristesse est immense, tu pleures, il y a comme des algues, elles t'étouffent, tu te débats, tu ne veux pas mourir avec, au fond, cette odeur, urine ou merde ou autre chose, tu ouvres les yeux, tu vois l'ampoule, les poutrelles du toit, tu as vomi, il faudrait se lever, aller au lavabo, se laver, mais tu ne peux pas, tes jambes sont si lourdes qu'elles te paraissent énormes, maintenant tu ne pleures plus, tu as fait un effort terrible et tu es debout, les choses tournent, tu as mal, tu es couchée par terre, penché sur toi, il y a un visage puis une main t'essuie le front avec un chiffon taché de sang, tu voudrais dire merci mais la porte s'ouvre, une voix dit ton numéro, on te soulève sous les bras, tes jambes traînent sur le sol, couloirs, lumières, corps couchés sur des portes, gémissements, rien, tu flottes sur du gris, c'est comme dans un bateau, avec la brume et le bruit du moteur, tu vois le lit, tu hurles, tu tapes, tu griffes, tu ne sais plus, le noir est rouge, il éclabousse toute la pièce, tu voudrais savoir d'où viennent les voix, l'une se rapproche, tu vas la comprendre, tu fais un effort douloureux, calmez‑vous, là, là, calmez‑vous, il y a un silence puis tu sens une vive brûlure à l'avant‑bras gauche, une forme bouge au‑dessus de toi, une femme en blouse blanche, elle t'ausculte, elle a l'air effrayée, laissez‑là, dit‑elle, elle ne résistera pas, des mains t'emportent, tu flottes de nouveau, les couloirs ondulent comme de l'eau où dansent des lueurs, tes oreilles se sont mises à bourdonner, il y a des jours et des nuits dans cette rumeur, une douceur incroyable, comme du clair qui coulerait de toi, tu penses, la vie est simple, les deux enfants marchent sur le chemin en se donnant la main, l'aîné se penche vers le cadet, le soleil du soir les cerne d'un liseré étincelant, il les suit, mains dans les poches absorbé par le sol pierreux où son ombre le précède, de temps à autre, il lève les yeux, regarde ses deux fils, le vide bleu de la montagne, s'arrête au pied d'une haie, ramasse une noisette, la brise, le vent fait un léger bruissement dans les feuilles, reste, reste encore, l'image devient floue, s'efface, tu voudrais l'habiter, tu marcherais aussi, simple­ment, tu respirerais l'air tiède, un peu plus frais dans le soir proche, tu fermerais les yeux, ou tu serais assise dans la grande pièce lumineuse, lisant ou écrivant avec une dernière mouche sur le clair de la vitre, des voix d'enfants tout près, silencieuse, écoutant, touchant le velours du canapé, regardant le tapis, les fauteuils, la fenêtre, et tout serait si merveilleux, cette vie simple, reste, tu sourirais versant du lait dans un pot de faïence blanche, tu serais assise, tu mangerais, sans rien dire, attentive au bruit des fourchettes, au craquement du pain qu'on coupe, aux voix autour de toi, il serait midi et quart à la pendule sur le mur ou sept heures et demie sous l'abat‑jour blanc avec la nuit déjà contre les vitres, des lampes ça et là, la vie, simplement, la vie


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