• Le lieu et la lecture

    Le lieu et la lecture


                
                Que reste-t-il des livres lus? Des histoires, des idées, des raisons de vivre? Moins, beaucoup moins. Et, paradoxalement, beaucoup plus peut-être: une émotion incarnée dans une atmosphère, un lieu qui sont ceux-là mêmes de la lecture. Oui, ce qui souvent, pour moi, reste d'un livre, ce n'est ni des informations, ni des péripéties ou des personnages, ni des réponses à des questions mais, simplement, une expérience. Dans un espace déterminé (cuisine, chambre, rue, métro, jardin...), un saisissement soudain: celui de cette intensité de vivre que refuse à la littérature ce vieux réflexe selon lequel il y aurait les livres et la vie, le langage et le monde. Car lire c'est vivre. Et même vivre plus intensément parce qu'une vraie lecture entraîne une unité de la personne — une plénitude de même nature qu'un acte de création ou d'amour.
                Combien de livres devenus l'emblème d'un lieu — le nom donné (qui est leur titre) à un moment de vie intensément vécu? Pages lues à minuit à la lueur du réverbère d'en face, pour tourner l'interdiction familiale de veiller: cloches sombres et premiers émois — Résurrection; coin de jardin en mai: tiédeur bleue et vert pâle sous le tilleul — Le serpent d'étoiles; salle-à-manger obscure aux meubles lourds et sombres: la lumière de l'été filtre à travers les persiennes (des voix, des pas): Espagne, Badalona — L'évolution créatrice. Précipité d'atmosphère ambiante qu'il ne me faut aucun effort pour retrouver, alors que le contenu du livre s'est évaporé... Soupente alsacienne — Eugénie Grandet; chambre étroite, mal éclairée d'un hôtel des Pyrénées — Les Possédés; pinède aux cigales bruissantes — Sous le soleil de Satan; métro bondé entre Gare de Lyon et Châtelet — Absalon, Absalon ...
                L'énumération pourrait être interminable. Proust rêve sur les noms de lieux, de villes. Je rêve sur des titres qui sont des lieux. Mais non pas imaginés, revécus. Comme s'il suffisait au passé du substrat matériel le plus infime pour resurgir (Proust n'est pas venu par hasard...) Telle serait, pour moi, la fonction première des livres aimés: marquer comme les cailloux du Petit Poucet le chemin de la vie.
               
                On pourrait s'interroger sur les raisons du phénomène. Pourquoi le livre qui nous emporte dans d'autres temps, d'autres espaces — qui est, comme on dit, un vecteur d'“évasion” — a-t-il cette étrange capacité de nous faire mieux vivre le moment présent? Serait-ce parce que, suspendant le cours de l'existence qui nous oblige à ne nous concentrer que sur les actes, les paroles immédiatement utiles, il libère en la captant notre faculté d'attention? De même que les exercices respiratoires, les postures yogiques ou autres visent à nous libérer de la radiophonie intérieure qui ne cesse de nous parasiter jusque dans notre sommeil et qui constitue le plus souvent ce qu'on appelle “identité” ou “moi”. Lecture: espace de méditation, composition de lieu, comme l'écriture dont elle est l'envers inséparable? Je lis, je m'absorbe dans ces pages fascinantes et le décor quotidien s'évapore. Celui de la vie active. Car une frange d'attention ne cesse, en un constant va-et-vient, de tisser un réseau de fils ténus entre l'acte en cours et le lieu où il s'accomplit. Mais une attention distraite, pareille à cette pratique de la vision périphérique qui, en libérant la personne de la vision centrale et donc utilitaire, modifie le régime de la perception. Lisant, je ne suis plus là et j'y suis plus que jamais. Mais non plus comme un “moi” encombrant, gonflé de sa propre importance, obscurci de ses préoccupations et affects, mais comme transparence active où vient s'incarner l'espace où je me trouve. En cela, le vrai lecteur serait, comme le poète selon Wallace Stevens, “la transparence du lieu où il se trouve”. Alors, lecture et poème se confondent. Tous deux sont à l'origine d'un effacement et d'un surgissement: effacement du moi et du monde qui lui est associé; surgissement d'un foyer d'énergie à travers lequel la réalité n'est plus perçue comme constituée mais comme en train de se faire. L'expérience poétique réaliserait ainsi les conditions d'une véritable lecture. Ne racontant rien, ne décrivant rien, ne disant rien d'autre que sa propre apparition, le poème conserverait en quelque sorte vivante cette frange lumineuse qui, auréolant toute lecture, marque le souvenir au point de s'y substituer et qui n'est autre que la vie présente  intensément vécue au moment même de son surgissement.                                                  

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :