• La tendresse

    OBEISSANCE AU VENT IV 


     



     La tendresse (1983-1984), Le Mont Analogue, 1997.



     


    Un travail du noir


    tu n'as pas de visage et sans doute est‑ce pourquoi mes mots s'en vont vers toi, cherchant à cerner l'om­bre que tu es, un chien aboie, des voix parlent, le silence est toujours si fragile, cette solitude où pour la première fois tu viens au monde, où peut‑être tu mourras aussi, je ne te connais pas, tu n'es rien que l'obscur de ma phrase, cet appel soudain, au volant, conduisant sur une route en pente, le soleil à gauche éclairait les collines et j'ai su que de quelque façon tu devais exister, ombres, visage négatif, tu étais là, sans corps, sans nom, en moi ce présent et, de nouveau, le fleuve, la mer, ses flux et ses reflux, l'horizon qui recule, les labyrinthes de mémoire, qui suis‑je dis‑tu par ton silence, j'écoute le bruit de la plume sur le papier, je regarde la femme que j'aime, il est cinq heures du premier jour de l'année, encore et encore je recommence mais c'est toi qui parle maintenant, le sang, la bouche d'ombre, intermittent tu clignotes entre les mots, combien d'heures, de jours pour te dire, je regarde ma main couvrir la page, un piano joue à côté, je regarde des enfants, leurs visages, leurs silhouettes à contre‑jour sur un chemin, le grand et le petit, riant, courant, tu es là entre eux, flottant dans mon regard, sans forme et je t'aime déjà, bruit de feuilles et de sang, le ciel est d'un bleu sombre et pur sur les toits, viens, c'est moi maintenant qui t'appelle, le temps s'ouvre, je vois la page, la lumière de la lampe que je viens d'allumer, les ombres de chaque objet, je touche mon visage, il est lisse comme un oeuf, il s'efface, buée sur la vitre mauve, bientôt ne restera que la nuit, la boule en moi de ta présence, et que saurai‑je qui ne t'appartienne, mon coeur bat plus fort, le temps a pris nos visages, il les quitte comme des masques et ils pourrissent dans la terre, mais sans visage comment t'atteindrait‑il, mes mains s'entrouvrent, se tendent vers ton absence, je te sens comme une eau à travers moi, glissant, apaisant l'urgence, délivrant les heures qui maintenant me laissent mon visage, je respire mieux, tu vas venir, je le sais, qu'importe le jour et l'heure, désormais mes gestes seront plus calmes, balayer, faire glisser la poussière dans la pelle, regarder des choses înfimes, miettes, poils de chien, fil blanc, noyau d'olive dans une tache de soleil, les nommer, simplement, parce que tu seras là, elles seront là, mais ce soir, te cherchant, je souhaite peut‑être ne pas te trouver, pas encore, pour que longtemps tu aimantes mes jours, tu sois leur profondeur, leur avenir et comment vivre sans ce désir, image, image à l'infini dédoublée, mais image ou quoi que tu puisses être, je mets le feu à la phrase, j'attends qu'il prenne illumi­nant un instant ton visage qu'emportera la nuit, des syllabes étincellent, des mots entiers s'embrasent, un pan de texte s'écroule où j'ai cru te voir et je me retrouve à fouiller la cendre avec l'angoisse de t'avoir perdu, gestes, paroles vides, je fais un signe que nul ne voit, l'île est déserte où j'ai cru te trouver et je suis seul<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> 

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    mais tu reviens, c'est un autre soir avec sur la vitre l'arbre labyrinthe, le reflet d'une main, cette solitude qui soudain ne pèse plus, j'écoute ta rumeur, la pléni­tude obscure de ce vide où mes mots s'en vont comme sur une eau dessiner des cercles aussitôt effacés et pourquoi ce désir de t'écrire toi qui n'es pas, y trou­verai‑je ainsi à exister moi‑même enroulant ma phrase autour du ventre d'ombre, y poursuivant ce sens que tu voiles et révèles, une autre nuit tombe en gris et mauve, j'écoute les voix familières, la basse continue du vent sous les bruits simples, un rire, un pas dans l'escalier et cette chose venant de toi, muette, informe quelque part, je fixe le trou noir de ton visage, chaque syllabe le découvre, le recouvre, je chancelle au bord du vide, un feu clignote dans le soir tel un signe très vite disparu tandis que mon corps devient attente, s'ouvrant doucement, s'abandonnant à tes flux obs­curs, cherchant à se faire femme pour te sentir en lui, gonflant jour après jour, t'accueillant dans sa pa­role d'eau, glissements, frôlements, clapotis noir, je parle pour que tu vives tissant autour de toi l'amnios d'une phrase sans fin, traçant ce creux de temps où tu vas advenir, j'ausculte ton silence, guettant ton coeur inaudible, la nuit s'est refermée sur la vitre où se noie mon visage avec l'éclat faible d'une seule lampe comme alors, sur la rue vide, traçant entre veille et sommeil des lignes évasives, et maintenant, que dire d'autre que la durée de cette attente, les objets et leurs ombres nettes sous la lumière, les voix des vivants qui semblent désigner le lieu de ta venue, t'appeler comme je t'appelle dans l'obscure marée de la phrase, comment continuer avec ce poids mort des heures qui te recouvrent et qu'il est dur de les repousser, tenter d'être ton rythme d'eau, ne pas me perdre dans l'encre de ton signe au matin avec la neige légère sur la grisaille des murs quand je voudrais que mes mots soient comme les flocons, lents et rapides à la fois, révélant en la couvrant ton absence si proche, je suis seul à présent sous la clarté pâle de la fenêtre secouant mon stylo à en tacher la page, combien de minutes pourrai‑je encore tenir le fil, remonter peu à peu vers toi, quelle image viendra soudain déranger l'ordre de la phrase, au moment du plus grand abandon, quand je sens que tout m'échappe, que je vais lâcher prise, cette lueur, est‑ce toi ou mon désir, j'écoute le silence, les rumeurs du jour, le grésillement du radiateur, un bruit vague dans l'escalier, presque rien, je flotte comme une bulle, un flocon parmi d'autres qui un instant remonterait un peu désignant le ciel avant de se perdre dans l'anonyme blancheur et peut‑être es‑tu cette force qui malgré tout m'habite, je te sens qui pousses ma main, m'offrant cette énergie qui ne m'appartient pas, je t'appelle, je cherche ton corps à tâtons dans les débris de ma vie, on marche au‑dessus, le plancher craque et j'imagine que c'est toi, que tu vis là, tout près, qu'il me suffirait d'ouvrir la porte pour te trouver, je poserais la main sur tes cheveux, tu entrerais, quelle heure est‑il, je te donne un visage mais il s'efface comme un nom sur le sable, un autre le remplace aussi labile, j'essaie de te retenir, reste encore, encore un peu, mais déjà tu n'es plus que cette chose obscure en moi comme un coeur qui bat faiblement sous le mien, plus lentement aussi, cette poche, d'ombre que je voudrais crever, mais chaque mot s'émousse avant de l'atteindre, s'y absorbe ajoutant à sa nuit et, j'ignore pourquoi, j'ai peur, ça n'est pas toi, l'informe fuse comme une encre, je le re pousse, je regarde des choses simples, je les nomme à haute voix, chaise, table, j'écoute le son de ma voix, je répète, chaise, table, la neige a cessé, le soir s'installe<o:p> </o:p><o:p> 

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    de toutes parts l'indéfini, ce triangle en haut à gauche sur la fenêtre, cette ombre, ta présence peut‑être sous la patine des heures, cet inconnu cerné de mots qu'il absorbe comme l'encre le buvard, mais je n'abandonne pas, tu quittes le néant, je le sais, et pour toi cette fois je recommence l'inventaire, je désigne les murs, chaque objet, le paysage sur la vitre avec l'attente blanche de la montagne, l'horizon invisible, peur et espoir mêlés, tout ce que mes yeux ne voient que dans ma phrase, l'envers du décor, braise des villes au soir, rues noires, corps entassés au petit jour, la peur comme une poussière sale, je crie non, ne viens pas, mais tu insistes, tu pousses en moi, je frotte mes deux mains froides essayant de te deviner derrière mes yeux et j'ai beau les fermer je ne vois pourtant que le noir taché de plaques claires, jaunes d'abord puis vertes, rouges, brunes, tu es ailleurs, en‑deçà, dans l'entre‑deux, ni ombre ni lumière, ni silence ni mot et comment dire cela, le non visible, je ronge la peau morte de mes doigts autour des ongles, consciencieusement, te perdant soudain, incapable de te rejoindre, en panne, immobile, fixant la page où ma main s'est posée, guettant les bruits du jour, passage d'un camion, caquètement bref, oiseau peut‑être ou quoi, voix mêlées, indistinctes, chocs métalliques, sifflement joyeux et sans t'avoir cherché, je te retrouve, présence presque autour de moi, invisible au regard mais là tout de même, quelque part, mon corps se tasse, mon souffle se ralentit, s'approfondit, je sens l'air me traverser, je tends la main comme pour toucher la tienne mais seuls mes mots peuvent encore t'approcher, un à un ils s'en vont vers toi, te halant imperceptiblement, je t'imagine un jour, ruisselant, sanglant, je te regarde, invisible à travers des couches de temps, j'écoute ma phrase, elle vient de loin et ne m'appartient pas, elle me traverse emportant un peu de ma vie, cet instant, toujours unique, le froid aux pieds, l'attente, encore me dis‑je, encore, la souffrance autour comme une mer, des voix partout et même si je ne veux pas les écouter elles me pénètrent, leurs paroles m'habitent, elle hurle on m'a trompé, on m'a trompé, je la vois tordue sur le lit, main entre les jambes, pleurant à présent, doucement, secouée de sanglots, sous les rideaux la lumière est obscène comme les rires dans la rue, je ferme les yeux, je voudrais chasser l'image mais elle persiste, confondue avec toi et malgré tout, malgré les cris, la peur, je sens battre ton ombre, coeur noir sous la main, tu m'appelles, je dis attends, laisse‑moi encore le temps de m'habituer et comment rendre cette vie supportable, les bouches mangent, luisantes, inhumaines vues de près, les corps déféquent, je vois une rue poussiéreuse, des baraquements, un enfant pleure boite de conserve en main, il est maigre, ses yeux me fixent, ce pourrait être les tiens, je répète attends, attends encore, ma voix résonne étrange dans le silence, avant je veux savoir, nommer pour toi, recommencer, je dis, le jour, le mur, je dis, je suis vivant, je dis silence, je répète, silence, j'aime ce mot, sa bulle où tu viens te loger, c'est le nom que je te donnerai, pour toi je décris la pièce où j'attends, vaste mais sombre, au fond un canapé, deux matelas super­posés forment un lit le long du mur de gauche troué par la fenêtre près de laquelle je suis assis, je m'arrête, décrire n'est pas donner, j'efface tout, ne laissant que le vide de l'heure, une tache de soleil sur la table, il est midi et tu pourrais venir<o:p> </o:p><o:p> 

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    joue posée contre le poing gauche, regardant ma main droite tracer ces lignes où tu n'es pas, cherchant à remonter vers toi, mes yeux se sont fermés et, les rouvrant, très vite, taches sombres, claires, je ne re­connais rien, c'est comme un mur sans profondeur avec presqu'aussitôt les choses en perspectives, leurs noms inscrits en moi, chaise table lampe, je les vois, je veux les effacer, retrouver cette vision, chasser la pro­fondeur, je baisse les paupières, je les relève, ma vue n'est que mon savoir, plus rien ne bouge et entre ces images fixes, où te trouver, tâtonnant, pris dans un geste qui m'épuise, écheveau, bourbier, je continue pourtant, tressant mes fils, l'espace et le temps d'une parole où, sans crier gare, un mot peut‑être viendra se prendre transmettant à la phrase une vibration infime, un bougé d'ombre pareil à une nuit soudain troublée de l'intérieur, crispée sur elle‑même, comme cher­chant à se ressembler, à trouver ses limites, compacte peu à peu, forme, geste noir, à mon tour je tressaillirai guettant en moi cette montée de l'impossible, fixant sans les voir un livre une tasse des ciseaux, écoutant sans l'entendre un bruissement métallique, chaînes ou clés remuées, monnaie comptée, au bord du sommeil, refusant de sombrer sans t'appeler encore, scrutant la profondeur insoupçonnée, ton silence naissant, mais les voix sont confuses et celle qui parle n'a que la noirceur de la vitre face à moi entaillée de lumière comme d'un signe auquel, aveugle, je me raccro­cherais, te poursuivant dans le vertige immobile, t'écrivant malgré tout, voyant ton vide prendre forme, la poche d'ombre s'animer, jeter son encre sous mes yeux, m'aveugler d'une lenteur noire et battante, coeur dans les bruits dérisoires, je te sens, tu es là, bientôt tu vas monter, l'obscur dessinera l'ovale d'une tête, l'échancrure des jambes, les bourgeons des doigts, je te vois maintenant, je te parle pour ne pas me perdre et, ce soir, c'est toi qui m'enfantes, un instant j'échappe à ma mémoire, au ressassement de mon étroitesse, de mes peurs, de mes désirs, je me lève sur les débris des heures, l'encre brille, un train m'invite au voyage, demain le jour naîtra, ce sera ton visage

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