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Jorge Luis Borges: QUELQUES POEMES
Jorge-Luis BORGES
QUELQUES POEMES
L'autre, le même, 1964
Spinoza
Elles taillent les translucides mains
Du juif, dans la pénombre, les cristaux.
Le soir est peur et froid en son déclin.
(Au soir qui vient chaque soir équivaut).
Ses mains comme l'espace de jacinthe
Qui aux lisières du Ghetto pâlit
Existent peu pour l'homme qui construit,
calme, le songe clair d'un labyrinthe.
La gloire ne l'émeut pas, cet espoir
De songes au songe d'un autre miroir,
Ni le craintif amour des jeunes filles.
Métaphores et mythes, il les oublie
taillant son cristal: la carte infinie
De Qui dans toutes ses étoiles brille.
*
Œdipe et l'énigme
Quadrupède à l'aurore, droit à midi
Puis au vain espace du soir errant
Sur ses trois pieds, c'est ainsi qu'elle vit
La sphynge éternelle son frère fuyant,
L'homme, et avec le soir un homme vint
Qui, pris d'épouvante, dans le miroir
De la monstrueuse image put voir
Le reflet déclinant de son destin.
Éternellement, Œdipe c'est nous,
La longue et triple bête, c'est nous, tout
Ce qui de nous sera et nous a fui.
Nous serions écrasés de voir l'immense
Forme de notre être; avec sa clémence
Dieu nous offre succession et oubli.
Pour les six cordes, 1965
Milonga des deux frères
Que la guitare nous rapporte
Des histoires d'acier qui brillait,
De jeux de cartes et d'osselets,
De courses et de verres au bistrot,
De la Côte Sévère un couplet
Et du vieux Chemin des Troupeaux.
Allez, une histoire d'hier,
Qu'apprécieront les moins malins;
Pas d'harmonie pour le destin
Nul ne le lui reprochera —
Cette nuit à ce que je vois
Du Sud le souvenir revient.
Voici donc, messieurs, une histoire,
Celle des Iberra, les deux frères,
Des hommes d'amour et de guerre,
Devant le danger les meilleurs,
La fine fleur des ferrailleurs,
Ils sont aujourd'hui sous la terre.
Les hommes se perdent souvent
Par l'orgueil ou par l'avarice:
Le courage aussi devient vice
Pour qui nuit et jour s'y soumet —
Des deux le plus jeune devait
Le plus de morts à la justice.
Lorsque Juan Iberra découvrit
Qu'il faisait moins bien que son frère
Il fut aveuglé de colère
Et un piège lui prépara
D'un coup de feu il le tua
Là-bas vers la Côte Sévère.
Sans traîner et sans se presser
Il le déposa sur les voies
le livrant au train de passage.
Le train le laissa sans visage
Car lui, l'aîné, il voulait ça.
Ainsi de manière fidèle
J'ai tout conté jusqu'à la fin ;
Toujours l'histoire de Caïn
Qui vient tuer son frère Abel.
La monnaie de fer (1972)
Baruch Spinoza
Brume d'or, le Couchant pose son feu
Sur la vitre. L'assidu manuscrit
Attend, avec sa charge d'infini.
Dans la pénombre quelqu'un construit Dieu.
Un homme engendre Dieu. Juif à la peau
Citrine, aux yeux tristes. Le temps l'emporte
Comme la feuille que le fleuve porte
Et qui se perd dans le déclin de l'eau.
Qu'importe. Il insiste, sorcier forgeant
Dieu dans sa subtile géométrie ;
Du fond de sa maladie, son néant,
De ses mots il fait Dieu, l'édifie.
Le plus prodigue amour lui fut donné,
L'amour qui n'espère pas être aimé.
La rose profonde, 1975
Moi
Le crâne, un cœur avec sa vie secrète,
Les chemins de mon sang dissimulés,
Et les tunnels du rêve, ce Protée,
Les viscères, la nuque, le squelette.
Je suis ces choses. Et, je ne peux y croire,
Je suis aussi un épée, sa mémoire,
Celle d'un soleil seul et déclinant
Qui se disperse en or, ombre, néant.
Je suis celui qui voit les proues, du port ;
Je suis ce peu de livres, de gravures
Fatigués par le temps et son usure.
Je suis celui qui jalouse les morts.
Et, plus étrange, l'homme qui assemble
Des mots chez lui, dans un coin de sa chambre.
Les conjurés, 1985
Les fleuves
Nous sommes temps. Nous sommes la fameuse
parabole d'Héraclite l'Obscur,
nous sommes l'eau, non pas le diamant dur,
l'eau qui se perd et non pas l'eau dormeuse.
Nous sommes fleuve et nous sommes les yeux
du grec qui vient dans le fleuve se voir.
Son reflet change en ce changeant miroir,
dans le cristal changeant comme le feu.
Nous sommes le vain fleuve tout tracé,
droit vers sa mer. L'ombre l'a enlacé.
Tout nous a dit adieu et tout s'enfuit
La mémoire ne trace aucun sillon.
Et cependant quelque chose tient bon.
Et cependant quelque chose gémit.Extrait de La Proximité de la mer, 99 poèmes de Jorge Luis Borges, à paraître en octobre 2010 aux éditions Gallimard.
Tags : poèmes, Borges
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Commentaires
Ces poèmes de Jorge Luis Borges sont vraiment captivants et riches en sens. Chacun d'eux semble être une méditation profonde sur des thèmes variés, allant de la philosophie à l'amour en passant par la mémoire et l'identité. Le poème "Spinoza" offre une réflexion sur la gloire et l'amour, mettant en avant la quête intellectuelle et la créativité de l'homme. Borges évoque l'idée que l'homme peut tailler son propre destin, comme un artisan sculptant un cristal. Le poème "Œdipe et l'énigme" revisite le mythe d'Œdipe de manière poignante, soulignant la nature complexe et contradictoire de l'humanité. Borges suggère que nous sommes à la fois la question et la réponse à notre propre énigme, pris dans un destin que nous ne pouvons échapper. La "Milonga des deux frères" raconte une histoire tragique de rivalité fraternelle. C'est un rappel poignant des conséquences de la jalousie et de l'orgueil humain. Le poème "Moi" semble être une introspection profonde de l'auteur sur sa propre identité et sa relation avec le monde qui l'entoure. Il explore la dualité de l'existence humaine, à la fois physique et spirituelle. Enfin, "Les fleuves" évoque la notion du temps qui passe, de la mémoire qui s'efface, mais aussi de quelque chose d'indomptable qui persiste malgré tout. Ces poèmes de Borges m'invitent à réfléchir sur des questions essentielles de l'existence et de la condition humaine. Ils capturent l'essence de la pensée philosophique et de la poésie profonde de cet auteur exceptionnel.
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Vos traductions de Borges sont simplement admirables. Je les répercuterai sur mon propre blog. Merci pour ces moments de beauté !