• Antonio Colinas

    Antonio Colinas
     

     

     LE LIVRE DE LA MANSUÉTUDE
     JEAN DE LA CROIX SOMMEILLE DANS LA PINÈDE D'ALMOROX


           D'abord, la fatigue du chemin le terrassa,
    le brasier du soleil sur les cimes.
    Ensuite, la pureté de l'air l'éveilla
    et, entrouvrant les yeux, il vit là-bas, très haut,
    un vol de cigognes.
    Plus tard, la prière s'ouvrit un chemin dans son esprit
    comme l'eau s'ouvre un chemin
    entre deux grossiers sillons.

          (Des années plus tôt il était passé dans ces mêmes montagnes.
    C'était alors l'hiver.
    On l'emmenait les deux mains liées
    d'une corde de sparte,
    et les yeux bandés,
    mais comme il sentait l'odeur de la neige!)

          A présent, quel été!
    les grillons l'endorment, les cigales,
    et il ne sent presque plus son corps entre les pins.
    Et, pourtant, comme elle est réelle la terre,
    comme elle est douce la pierre qu'il a pour oreiller,
    cette tombe d'oubli dans la pinède de la persécution.
    Comme il comprend bien le monde dans cette paix sublime!

          Il attendra la nuit
    pour sentir de nouveau la soif des chemins,
    cette profonde soif du non savoir sachant.
    Pour découvrir le sentier égaré
    ses yeux s'enfonceront dans l'obscur
    comme dans un buisson d'épines.


     NOCTURNES

        I

          Me voici marchant de nuit dans les rues
    d'une ville ancienne et secrète.
    Je marche et, en même temps, je me perds
    comme dans un labyrinthe de pierre et de nostalgie.
    Me voici marchant entre deux femmes.
    L'une a les cheveux très noirs.
    L'autre a les yeux très bleus.
    Mais je ne pense qu'à celle qui dort
    avec le parfum des narcisses,
    entre brumes et phares,
    là-bas sur l'autre rive de la mer des dauphins.

     II

          Maintenant tu dois être là, près de la place
    de mon enfance, celle des rêves certains;
    maintenant que c'est l'hiver et qu'il n'y a plus
    les acacias d'alors, les musiques d'alors.
    Mais tu pourras voir encore les mêmes ciels
    froids et d'un bleu phosphorescent
    sur les mêmes coupoles et les mêmes tours.
    Et la fontaine, pleine de neige ou de givre,
    reflétera peut-être des étoiles profondes
    comme toi et lointaines
    comme moi.
    ce sont les mêmes qu'alors, celles glacées
    et pures de ton enfance et de mon enfance.
    En elles reconnais-toi, en elles
    reconnais-moi maintenant que je ne suis pas là;
    Nous autres
    nous sommes ici à jeter le temps
    --
     la place et sa fontaine, la neige des astres--
    dans le brasier de ton absence.

     III

          Perdons-nous plus loin, plus loin encore,
    dans les collines aux pierres de bronze,
    dans les montagnes noires de septembre,
    et leurs vallons où
    bientôt les peupliers vont lever leurs brasiers.

          Perdons-nous ou laisse-moi me perdre
    en toi, ou peut-être derrière les murets,
    de bronze aussi,
    de ce tout petit jardin.
    Derrière je vois un noyer
    et à son ombre nous pourrions trouver
    ta paix et la mienne.

          Emmène-moi, amène-moi, ou perds-moi
    dans cet amer et doux pays qui est le nôtre,
    mais en ce crépuscule d'été moribond
    ne me chasse pas du labyrinthe sans issue
    de tes yeux.

     IV

     Tu dors comme dort la nuit:
    avec du silence et des étoiles.
    Avec des ombres aussi.
    Comme les montagnes sentent le poids de la nuit,
    tu sens aujourd'hui ces peines
    que le temps nous réserve:
    doucement, paisiblement.
     Les ombres ont plu sur toi,
    mais tu es là, étreignant sur l'oreiller
    (dans une nuit noire)
    toute la lumière du monde.
    Je pense que la nuit, comme la vie, cache
    misères et terreurs,
    mais tu dors à l'abris,
    car dans ton cœur tu portes un brasier d'or:
    celui de l'amour qui brûle de plus d'amour.
     Grâce à lui poussera encore dans le monde
    la forêt de la douceur
    et les planètes continueront à tourner
    doucement, très doucement, sur tes yeux,
    faisant cette musique
    qui sur ton visage efface l'idée de la douleur,
    chaque douleur du monde.

          Tu reposes dans le blanc
    comme dans le blanc tombe paisiblement la neige.
    Tu dors comme dors la nuit
    sur le visage serein de cette fillette
    qui ignore encore
    cette douleur qui l'atteindra
    quand elle sera une femme.

          Une autre nuit,
    la neige de ta peau et de ta vie
    reposent miraculeusement près
    d'un éclat de flammes,
    de l'amour qui brûle de plus d'amour.
    Celui qui te sauvera.
    Celui qui nous sauvera.

     LA FLAMME

            Aujourd'hui je commence à écrire comme qui pleure.
    Non de rage, ou de douleur, ou de passion.
    Je commence à écrire comme qui pleure
    comblé de plénitude,
    comme qui porte une mer dans son cœur,
    comme si l'œil contenait toute
    cette immense ruche qu'est le firmament
    dans sa brève pupille.

          Je m'enflamme pour des plénitudes passées
    et pour celles d'aujourd'hui je me tais.
    Je pleure parce que j'ai près de moi une femme,
    pour l'eau d'une montagne
    qui bruit entre les cyprès quelque part en Grèce;
    je pleure parce que dans les yeux de mon chien
    je trouve l'humanité, pour l'emportement
    d'une musique que peut-être nous ne méritons pas,
    pour avoir dormi tant de nuits en un calme profond
    sous l'icône et dans son éclat d'or,
    et pour la mansuétude de la bougie,
    qui n'est que cela, une flamme.

          Je commence à écrire et l'écriture elle aussi
    pleure, parce qu'elle respire et brûle, parce qu'elle passe.
    Quel plaisir de me sentir
    moi-même ce mot qui brûle.
    (Car moi aussi je brûle, moi aussi je passe.)

          Je contemple une flamme très douce dans la pénombre
    de paisibles jardins,
    aux rives d'une mer calme et ancienne,
    peu à peu je m'enflamme du bonheur
    de savoir qu'il n'y a pas d'autre vérité
    qui ne soit cette flamme, c'est-à-dire
    celle de l'amour qui donne et qui condamne.

          Les mots sont des flammes et les yeux sont des flammes
    qui pleurent sans pleurer pour l'être que je fus
    (ce feu las qui tremblait auprès
    d'autres jardins d'une autre mer)
    et pour l'être qui à présent reste à regarder
    fixement une flamme
    et qui, en solitude, est la flamme la plus joyeuse.

     

    Né an 1946 à La Bañeza, (province de León). Il est l'auteur d'onze livres de poésie. En 1975, il a obtenu le Prix de la Critique pour Sepulcro en Tarquinia -- “Sépulcre de Tarquinia” -- et, en 1982, le Prix National de Littérature pour l'ensemble de son œuvre poétique. Romancier, narrateur, essayiste, biographe, il est aussi traducteur des grandes voix de la poésie italienne (Leopardi, Lampedusa, Quasimodo, Sanguinetti) et, en français, de Rimbaud (Les Illuminations).

                    Considéré avec Pedro Gimferrer et Jenaro Talens comme l'un des principaux représentants de la génération des années 70, son long trajet d'écriture l'a conduit à la simplicité maîtrisée de son dernier livre, Libro de la mansedumbre-- “Livre de la mansuétude”-- (1997) où la parole poétique, inscrite dans la grande tradition européenne de la méditation, nous conduit, à travers le bruit et la fureur de cette fin de siècle, à l'expérience improbable et fragile de la sérénité



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  • Commentaires

    1
    fabreg
    Jeudi 8 Mars 2007 à 19:20
    La forêt de la douceur
    merci de me faire découvrir de tels poètes, je connais assez bien la poésie italienne et grâce à vous la poésie espagnole contemporaine lentement me rejoint. Quel moment de grâce, de mansuétude oui, et dans la violence du monde comme cela fait du bien de se souvenir et de sentir cet amour qui brûle dans les mots, le paysage et l'âme. Amitié Sylvie Fabre G. Grâce à lui poussera encore dans le monde la forêt de la douceur...
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