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VIENT DE PARAÎTRE

ODE AU RECOMMENCEMENT

Editions Lettres Vives




    Je reviens, j’ai été absent des semaines, le vent pourtant n’a cessé de souffler et la lumière d’éclairer les visages

    je reviens le ciel retombe sur mes yeux avec une lenteur d’enfance, je ne sais plus si c’est bien moi

    qui parle ou si de moi ne reste que ce peu de paroles éparpillées que je ne reconnais plus

    mais je reviens, écoutez, le monde me traverse toujours, il a des flaques de sang, des mouches, une douleur trop grande pour être dite   

    le monde est noir et il fait mal, le monde, il a des petits yeux méchants, ils vous regardent, vous épient

    vous entrez dans une histoire sans queue ni tête, on dit c’est la vie, elle vous regarde de loin déjà, elle vous mange

    alors comment revenir comment dire c’est moi regarde c’est moi encore je suis là

    pour la montagne et pour l’herbe, pour le cri de la corneille, le chêne et la clôture

    pour tout ce que j’ignore, mais qui réclame un peu de place entre mes mots, un fil luisant entre feuille et pierre

    un peu de terre sous la semelle, ce numéro de téléphone sans visage et sans voix, trop de feuilles sèches pour la saison

    je reviens, mais qui m’a attendu, les pièces sont vides, quand j’y entre je ne trouve qu’un peu de poussière au bord des fenêtres

    et les taches pâles des tableaux absents sur les murs, le jour est un désert trop encombré de phrases et d’objets

    les vaches broutent dans nos chaussures

    leur souffle chaud fait une buée où nos yeux s’évaporent




Je reviens, mais j’ai déjà perdu le fil, les oiseaux passent comme des flèches destinées au soleil et je regarde à mes pieds ce qui reste du temps

les bruits divers du jour m’assiègent et tous les titres des journaux réunis font une boue dans laquelle je patauge sans pouvoir en sortir

je regarde devant moi l’invasion invisible, l’âge couvert de tiques, de toiles d’araignées, de taches d’excrément, et la matière

pullule tout autour, me submerge de son grouillement sans fin

j’ai dans les yeux des images perdues qui remontent comme du fond d’une cave où elles auraient attendu la porte ouverte, les pas dans l’escalier

je reviens, mais je ne sais d’où ni où j’arrive, j’avance dans une confusion telle que je ne sais plus si j’avance ou si je recule

il y a une soirée d’été pareille à tant d’autres, insectes, cloche lointaine, ronflements sur l’horizon, avec le brusque croassement d’une corneille pour confidence

il y a une ville, sirènes, gratte-ciels et maisons basses, une pharmacie au coin d’une rue, des caisses de soda, des rires

il y a tout ce que je ne dirai pas et qui m’accable, j’ouvre un cahier et j’écris autre chose, toujours autre chose que ce que je voudrais dire

le frisson lumineux de l‘herbe, par exemple, cette canette de bière vide roulée sur le trottoir ou, simplement, les quatre doigts de pied posés tout près et qui bougent un peu

il y a tout ce que je dis, tout ce qui est là, mais je n’entends rien et pourtant, oui, je sens ce passage muet, comme un frôlement

non, ce n’est pas le vent, c’est un souffle léger sous les mots, qui les porte, les pousse, les réunit et qui les laisse là

alors dire je reviens, c’est peut-être entendre simplement ce murmure, on dirait une voix, très loin et à la fois si proche que c’est comme si elle me sortait de la bouche

comme si c’était moi qui parlait dans ces images subitement tombées là, tout autour, et dans lesquelles je ne me reconnais pas

une rue trop obscure, une lune trop blanche, un lac, peut-être, des arbres, deux corps serrés et leurs mots qui se perdent

ou, bien moins, une craie, le mouvement d’une main écrivant sur un mur des lettres que je ne sais pas lire mais elles m’entrent dans les yeux, elle brûlent

je ne vois plus rien que leur trace de feu et même si j’y vois, je suis aveugle de tout ce que je ne verrai pas




Mais pourtant je reviens, je reviens dans la surprise des couleurs, jaunes rouges, violets pour des yeux égarés

les Bourses de partout s’effondrent et je regarde tomber la pluie, sous le fracas j’écoute le silence, je suis là et je n’y suis pas

à chaque fois un autre, Don Quichotte et Sancho, les yeux du chat dans la pénombre, l’odeur mauve des prunes sur le sol

un matin et un soir et Ramón dans ses trois gilets et ses deux manteaux (ou est-ce l’inverse ?), le feu de la pipe sur la langue à traquer l’aube et son secret

et côte à côte et cathédrale et temple aztèque, et main tendue, et rires, je suis l’éclat de l’eau

les craquements du feu, je suis ce caméléon dont parle Keats, l’immensité du Nil et la nuit de Borges, de partout

je reviens, j’ai dit que je ne parlerai plus et c’est vrai, ce n’est pas moi qui parle, ce sont tous ceux

que j’ai traduits en leur donnant ma voix, le chœur muet non seulement des poètes mais, c’est pareil, celui des voix sans visages

on les appelle des chiens, comme eux ils fouillent les décharges, montrent les dents, se déchirent, se taisent, et dans le tohu-bohu de la planète

leur silence est un fracas sans fin, une panne de son que personne n’entend plus




Je reviens, je vois de la poussière et des os, un bidon sonore où coule un filet d’eau, un tourbillon, ordures vent et oiseaux, leurs cris, oui, je les vois

ou une chambre minuscule, les doigts qui tapent sur la veine, le garrot et l’aiguille, je vois, montés, le plaisir et la mort, je vois l’éclair et la nuit

je vois tout ce que je ne vois pas et que je vois, des fleuves de fourmis, un visage qui n’est plus que ses yeux, un vertige multiplié de dunes

les bouches hurlantes de Wall Street, la peur qui suinte, le cul de sac de la misère, les mains et les yeux vides, le sachet éventré, le grouillement des vers

je vois ce qui m’aveugle, la cataracte où tout bascule et coule à pic et seul reste l’arc-en-ciel d’une buée déjà évaporée et son silence de fin du monde

je vois ce qui s’en va et ce qui vient et l’entre-deux qu’on ne voit pas non plus

je vois et je reviens

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