• Tromper sa faim

    Tromper sa faim

     Vahé GODEL
    Le sang du voyageur
    (Editions l'Age d'homme)
       

                Dans le panorama de la poésie contemporaine de langue française, l'œuvre de Vahé Godel est à la fois visible et invisible, proche et lointaine, parfaitement situable et pourtant insituable. A cheval sur les frontières physiques (entre l'Arménie, pays de sa mère et la Suisse, pays de son père), existentielles (ici / là-bas, le centre / la périphérie, l'étrange / le familier), littéraires (rigueur et baroque, prose et poésie) elle ne cesse, par l'abolition de ces dichotomies qui structurent notre vision du monde, de nous plonger dans un égarement ébloui qui est, sans doute, l'une de ses principales vertus.

                Livre de livres -- choix de textes savamment composé par l'auteur -- Le sang du voyageur est une parfaite introduction à cette entreprise littéraire qui, depuis une quarantaine d'années poursuit sans relâche une exploration des marges, de l'errance, de ce vide sur lequel, sans le savoir, nous construisons nos châteaux de sable.

                Cette anthologie se présente comme un prisme où l'unité de la démarche se diffracte en quatre facettes -- quatre sections. « La langue des profondeurs » évoque les origines -- l'enfance ; « Faits et gestes », l'inquiétante familiarité du monde qui est le nôtre ; « Le sang du voyageur » (qui donne son titre à l'ensemble) l'identité éclatée qui se cherche dans le vertige de l'espace et du temps ; et « Le charme des vestiges », à travers l'interrogation d'une écriture foncièrement fragmentée, l'incertitude qui constitue, finalement, notre seule certitude.

                L'intérêt de ce coup d'oeil rétrospectif, c'est de montrer que cette œuvre (toute œuvre ?) se développe moins chronologiquement que circulairement autour d'un centre vide et fascinant. Le sujet de l'écriture creuse, s'enfonce, fouille, cherchant dans l'épaisseur têtue et la nuit de la matière une ouverture lumineuse vers l'autre côté : « à travers le mur de la cave / je vois un arbre millénaire ». Et plus il creuse, fouille, s'enfonce, plus il creuse en lui-même (« un inconnu s'enfonce dans ses propres entrailles »), se défait, tel Orphée et Osiris ces deux figures tutélaires qui, dans leur démembrement même, annoncent une possible résurrection : « ... quelqu'un nous abandonne, se consume dans le noir, se résorbe peu à peu, immobile, cloîtré, tuméfié, éventré, criblé, démembré, n'en finit pas de se vider, de se dissoudre imperceptiblement dans les vapeurs d'un silence insulaire -- seule retentit la voix du sang, sinueuse, séditieuse, seul émerge ce corps de cire barbouillé d'encre noire, cette parole perdue, ce mot de passe qui perle sur des lèvres soudées, cette main blanche qui oscille dans l'abîme, perdant de l'altitude, cette mémoire déplumée, cette tête coupée flottant sur une eau morte ... »

                Tous les livres de Vahé Godel rejouent ce drame : celui de la pénétration par rues, chambres et couloirs, de l'enfoncement, de l'éparpillement à travers boyaux, puits et cryptes vers l'impossible centre (le ventre maternel ?) qui est celui d'une plénitude toujours fuyante, toujours entrevue. D'où cette écriture de l'énumération, de la répétition, ces litanies ou rhapsodies qui, nous prenant dans leur rythme obsessionnel, nous plongent avec virtuosité dans l'infinie prolifération du réel :

     SEUL
    sous le seuil sous l'auvent
    sous la langue du fleuve
    sous les meules du vent
    sous l'œil des ossements
    sous le chant des glaïeuls
    sous l'aveu du chiendent
    sous l'épieu sous la sangle
    sous le linceul sanglant
    sous l'éteule du temps
    sous le serpent du lieu
    sous la rumeur du sang
    sous le ventre poreux
    sous la dent de l'aïeul
    sous le banc sous les feuilles
    sous le feu sous la cendre
    sous l'encre de l'aveugle
    sous la tumeur du sens
    sous le milieu du chancre
    sous le nœud sous le centre
    du centre
                   – seul
                                vivant
     

               

            Qu'il prenne la forme du poème, du récit, de l'essai, c'est le même mouvement pulsionnel qui nous emporte, brisant nos certitudes, brouillant les pistes, effaçant les frontières, confondant l'un et l'autre, l'autre et l'un dans un vertige sans commencement ni fin. Car –– et ce ne peut être que le mot de la fin (de la faim), sur lequel s'achève sans s'achever ce parcours évasif, «  une écriture n'existe qu'aussi longtemps qu'elle demeure insatiable. Ecrire c'est, tout ensemble cultiver son désir, prolonger son errance et se nourrir de sa perte -- autrement dit tromper sa faim. »


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