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    OBEISSANCE AU VENT II

    La mémoire des visages (1978-1980) Flammarion, 1983 


    Le jour que tu es

    je recommence, j'essaie encore de te toucher, mettre mes mots sur ton corps, te caresser de syllabes fuyantes, t'étreindre un peu d'une phrase incertaine mais tu t'effaces, tu ris, tu parles, j'écris, tu n'es plus là, entre les jours parfois tu brilles, j'approche la main, quand je sens ta chaleur tu es déjà mémoire, tu t'éparpilles, les lettres dansent, ton visage plus je le vois moins je le connais, les mots le cernent, le trouent, cette ride légère au pli de l'oeil, ce mouvement de la bouche qui se serre, ça n'est pas toi, il pleut dehors, je voudrais que cet instant au moins t'atteigne, l'humide, le ciel de cendre, comme toi ils se dispersent, je continue pourtant, j'épelle ton nom, une fois encore, très vite j'ai cru sentir cette chaleur, ta cuisse contre la mienne, mais même te touchant je glisse, bonjour dis‑tu ou bonsoir, ta voix me frôle, je te cherche, ton corps sombre, hanche épaule cou, je descends un escalier, tu sors, je te vois de dos qui t'éloignes, tu lis, je n'entends plus ta voix, ma main s'arrête, j'écris très lentement, peut‑être ainsi pourrais‑je t'approcher mieux, t'atteindre sans y penser, carrefour de syllabes, appel d'air, je flotte, monte une image mais floue, coloration plutôt, rouge‑blanc, très lumineuse, des mots passent, château pouvoir cheveux voyage pétale ou ville, je ne te vois pas pour autant, le delta du texte s'ouvre, je m'y perds, j'avance quand même, comme tu m'inventes je t'invente, nous sommes une photographie, tu souris, j'ai l'air ailleurs, un peu gêné, je dis, c'est pas possible tout ce temps déjà mais je souris aussi, je viens de finir un livre de ritsos, je suis heureux, comment te dire, tout, comme lavé soudain, neuf, les hommes, l'histoire, le ciel, les choses, petites, infimes, un moustique à l'oreille du nouveau‑né, un mégot, un morceau de coquillage, une goutte étincelante que tu regardes s'évaporer à midi sur le corps aimé, les grandes aussi, c'est le nom qu'on leur donne, la politique, la guerre, les drapeaux, mais vues de loin, aussi insignifiantes, prises dans le tourbillon, l'inépuisable, l'inépuisable, l'inépuisable, dit‑il, de grands pans de bleu me tombent sous les yeux, je te cherche, je continue, tu t'approches, le soir vient, je sais qu'en te voyant je ne vois que ta trace, ce sillage laissé par ton passage, cette main tenant une tasse, un livre, ta voix au téléphone, tu souris, tu es ailleurs déjà, je me surprends à écrire à ma manière la voz a debida, le soleil illumine la table, mon ombre se dessine sur le blanc, elle bouge un peu, quelqu'un parle à côté, je regarde des ciseaux qui brillent, des crayons de couleur, le mur de l'enfance aux milliers de visages, quelque chose monte, le vide, le corps dans la chute des cils, petit jardin à pâques, cinéma du samedi, rougeole et compas du délire, lecture syllabe après syllabe, pe tit cha pe ron rou, plume de l'édredon, riant à en pisser dans mes culottes, un jour de plus dans une pièce claire, je ne t'ai pas trouvée, tu es là pourtant, tu écris, tu te ronges les ongles, ils craquent par moments, tu tournes une page, je voudrais te toucher, je te touche, je ne touche qu'un nom, l'intervalle, l'inévitable, même si tu ne veux pas, l'instant, la plume, là, ici, l'encre brille, s'éteint, tu écris que tu as écrit, tu bouges, ta chaise grince, je suis perdu, je sens ton corps derrière moi, je me retourne, tu n'es plus là, des rayons sur le mur, un peu de soleil éclaire un titre, argentina, l'eau siffle dans les tuyaux, je m'étire, je regarde la fenêtre, n'es‑tu que mon propre oubli, j'écris pour t'effacer, te trouver soudain dans la lumière d'un instant suspendu, l'enfant s'approche en sautillant, vos deux images se confondent, il rit, ses yeux brillent, quelqu'un froisse un journal, ferme une porte, je continue toujours, barrio de santa cruz, tu marches sous les fleurs en cascade, elles sont jaunes je crois et blanches peut‑être aussi sur la visière obtuse d'un policier harnaché moustaches lunettes fumées, comme lui, derrière son bureau, parlant, céline, proust, l'avalanche de dossiers s'était un instant arrêtée au‑dessus de sa tête, mai soixante‑huit, la révolution, qu'est‑ce que tout ça voulait dire, vacarme à peine de loin, brouhaha estompé, cris vite couverts par la rumeur des vagues, le sable vu de près, cataclysmes minuscules, révolutions infimes, les mots crissent, s'entrechoquent en silence, s'immobilisent, plus rien ne bouge, la transparence, le monde entier, l'équilibre, la primevère, le bois empilé, le boulevard de la villette de nuit troué de réverbères, l'aéroport de tokyo, les cris du stade, villa devoto, les computers, la mer qui fume au loin son bleu d'hier, la limace sur une feuille après la pluie, tu énumères et rien de plus, jamais tu n'en n'auras fini et voilà que tu souris, c'est le soir, j'écoute la voix d'antonio porchia, son bruit de source, moi je bégaie dans mon ruisseau bourbeux, je te souris aussi, cavafy me regarde énigmatique derrière le double zéro de ses lunettes, fonctionnaire irréprochable mais non pas au‑dessus de tout soupçon, l'adolescent traverse la rue ailes repliées, cernuda agonise d'amour dans un train via san francisco, il ne pleut plus, le corps s'ouvre aux présages, des cloches peut‑être traversent le noir, signes, virgules, rognures d'ongles, taches de sperme, haleine du bébé dans l'ombre de la chambre, le vol genève‑le caire effrange le silence, je voudrais en cet instant voir ton visage, voir les heures le laver, le polir jusqu'à te reconnaître, ton bras frôle la page, je lève les yeux, tournevis stylos crayons livres, tournée vers moi tu lis, une feuille dans la main gauche, cherchant l'assentiment, tout entière dans la phrase qui te porte, disant qu'en penses‑tu, ou moi, un autre jour, tu m'écoutes distraite entortillant une mèche autour de ton index, un train passe, il semble t'emporter, je suis seul, le ciel est clair, je t'entends marcher, au matin un oiseau chante, la page commence, on pourrait croire à la vie, mêmes objets mais différents dans la lumière, le tournevis, l'éclat des ciseaux, le crayon abandonné sur quelques mots tracés, je te touche, le pollen auréole la phrase, la fleur du corps s'ouvre, les images s'effacent, maintenant commence, pour un instant n'en finit pas, tes mains dessinent mes limites, les détruisent, fureur, tendresse, caresse de l'eau qui coule, la phrase, les tourbillons de l'encre, les syllabes dispersées, la page étale, lenteur, reflet à peine d'une branche qui bouge, toit, soleil, silhouette d'un homme inclinée sur la terre, neige rose de la montagne, je t'écoute écrire, le bruit du stylo sur le bois, ta chaleur m'habite, des larmes font trembler ton image, assise sous la fenêtre tête sur ciel immobile, mais très vite ce froid comme une vitre où mes doigts glissent, tu es derrière, ma gorge se serre, quel jour sommes‑nous articule ta bou­che, quelle heure, ton index pointe vers ta montre, ma bouche s'ouvre à son tour, mes lèvres bougent en silence, il faudrait, je ne sais plus, je me lève, je tourne sur moi‑même, j'ima­gine, le ciel bascule, j'y retrouve en bleu cavafy qui me regarde impassible, je tends la main, la voix de l'enfant traverse le silence, il tousse, il prononce mon nom, tu es là, rien n'a changé


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  • OBEISSANCE AU VENT II

    La mémoire des visages (1978-1980), Flammarion, 1983.

    la pluie froide, la neige soudain sur la mon­tagne, écrivant, le grognement de l'enfant va­cillant, la lumière pâle sur les livres, un bruit mouillé de phrases, écrivant, la nuit tombée avec les lampes, l'instant comme la vitre au soir, éclair noir sur le chemin où ils passaient qui pouvait vivre là écoutant le silence, ce mot toujours redit, prononcé à voix basse parfois, écrivant, liquide glissant entre les doigts un soir de vent plaintif secouant les volets, sous la lampe, guettant les visages infimes, leur ger­mination lente, leur mort brève, à peine une légère nostalgie impossible à saisir dans le minu­tieux compte des syllabes, n'allez surtout pas croire que ce sont des vers disait‑il, de crainte qu'on ne le prenne pour ce qu'il était, écrivant, perdu à mi‑chemin entre l'encre et le sang avec la plume intermittente qui grignote le temps, le corps vibrant à tous les signes, parti pour le voyage, l'aventure clandestine, l'ouvert dans les phrases, écrivant, chemin, perte du sens coulant vers la nappe ignorée qui par moments affleure, un mouvement léger, une goutte tintant sous des voûtes profondes et le noir bouge sous le silence, écrivant, un trou de ciel où son corps tombe et s'éparpille en mille aiguilles de lumière, un champ d'herbes, écrivant, qui flotte sous le vent à chaque pas,  qui  s'ouvre comme une paume sans limite

    la pluie toujours, le vent, la solitude instantanée, une porte qui claque, un moteur dans la nuit, écrivant, silhouette vague comme naissante, l'attente, le ventre un peu noué de ce qui le traverse, corps incliné, le froid qui monte des chevilles, la laine qui picote, les cheveux dans les yeux, une main bouge maintenant, une autre, l'ongle de l'index droit est cassé, rumeurs dans la rue noire, écrivant, guettant, immobile un instant, visage pressenti, hésitant à se répéter tant les jours se ressemblent avec à chacun pourtant sa manière de tomber, sa couleur indéfinissable, la lumière un instant à travers le ciel bas, l'éblouissement feu et neige, montagne encore, soudaine sur le gris, peut‑être aurait‑il voulu garder cette splendeur, rose de givre, cette soirée, écrivant, l'ombre portée d'une tête sur le mur, l'imperceptible bruissement sang ou silence comme d'un fleuve lointain emportant ses images mêlées, miettes sur une assiette, homme au béret croisé un soir de brume, affiche déchirée, ces fleurs rondes et mauves comment s'appelaient‑elles, tournevis sur une table de cuisine où le couvert est mis, assiettes et soupe froide, reflet, mais qui es‑tu corps transparent dilué sur la vitre, ombre des mots ou buée grise du silence

    qui, paupières lasses dans la succession des heures, main grésillante au pouce taché d'un peu de sang, éclat d'une bague et corps passant, cheveux, dos, fesses, pas traînant sur le carrelage, chuintement tenace, le même qu'il entendait le voyant arriver à peine voûté dans sa robe de chambre bleue, les cheveux blancs encore drus, un peu clairsemés sur la nuque pareille à celle du bébé assis froissant un papier, riant soudain de ses deux dents, tout entier dans son rire, étincelle, parle‑moi, l'angoisse souvent est la plus forte, la solitude, cette peur de mourir qui le submerge, vertige qu'il préfère oublier dans chaque geste répété, une assiette, deux, trois assiettes, couteaux cuillères, le lait qui commence à bouillir, la soupe à réchauffer et la pluie dehors en fumée sur les toits où passent deux corbeaux dans le silence du regard un instant immobile

    pâleur naissante, balance à l'aube, cil réfracté, et les deux corbeaux silencieux, comme fixes, les yeux levés vers le ciel noir encore sous la buée des vitres, écartant le rideau, frottant un peu le verre du bout des doigts, tête penchée vers la rue et le temps qu'il fera, une fois encore le goût de la lumière, peut‑être l'avait‑il pensé, près de la vitre, scrutant maintenant le ciel puis tapotant le baromètre, rites simples, la main s'arrête, le front se lève, écoute‑t‑il le bruit du sang à chaque seconde l'approchant de sa mort un matin ou un soir ou à une heure quelconque du jour ou de la nuit, le fil cassé, l'angoisse, l'haleine gelée aux lèvres sèches bougeant encore un peu comme pour dire un mot, le dernier, approche‑toi, écoute, seul, seul, et l'immensité grise, 1a brume qui tombe derrière la vitre, seul, la lune est là, le ciel est toujours noir, le jour va se lever


    alors, pour ne pas mourir, il parle, sa main trace dans l'air un signe dérisoire, le sang borde toujours son ongle mais il ne le voit pas, il parle, il faudrait tout changer, la vitre est bleue ou noire, son image s'y reflète, ses gestes, comme lointains sous la tache étoilée, il parle dans l'aube grise des fenêtres regardant devant lui un point inexistant, semblant montrer parfois quelque chose sur le mur où le jour efface son ombre, le grincement des corps, l'aiguille des secondes, recommençant toujours, minuscule au matin dans une cour luisante, lampes encore allumées, marchant, assis, souriant ou grave, plus faible à chaque mot, plus fort, plus aveugle, mains tendues, il parle du fond de sa voix, ignorant son visage, dépliant un journal, seul, sans personne pour l'écouter, égaré dans ses phrases, bafouillant, cherchant l'issue au prochain mot de hasard, il parle mais ne sait plus pourquoi, peut‑être une habitude si ancienne que son corps maintenant ne pourrait s'en passer, il parle pour entendre sa voix, parfois lumière et nuit parfois, bruit de feuilles ou de vent, marteaux chiens et rires, il parle, sa tête s'incline vers le sol, cm n'entend plus ses mots,  seul  le  son de sa voix,  ce rythme seul encore avant de disparaître


    encore et encore, la lumière grise à la fenêtre, les cris, il ouvre les yeux, rien n'a changé, un peu de ciel blanc se lève sur les toits, ses mains tremblent, il regarde la débâcle, comme au ralenti, gestes, objets, journaux, cartons, pommes, livres, pare‑chocs tordu, rouille, branche, pierre, asphalte, costume, enclos, bière, silence, oubli, terrier, sexe, tous, il écoute, touche la table, le mur, ne trouve plus ses mots, ouvre la bouche, se redresse comme s'il allait parler, prononcer un discours, silence, une moto passe, un chien aboie, quelqu'un tourne une page, mais non, ses lèvres se referment, son dos s'est à nouveau voûté tandis qu'un vent léger balance doucement quelques feuilles restées dans l'enchevêtrement des branches, quelques mots oubliés aux phrases décharnées, stylo posé sur le papier, mains sur le visage comme s'il pleurait, ou priait, immobile longtemps avant de se lever pour traverser la pièce qui reste vide, tiède encore de sa présence, piles de livres aux étagères, table encombrée de pages d'écriture, chaises, canapé sous la fenêtre, fatigué, ciel de cendre encore et encore
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>          

    visage dissous dans l'ombre, baisers ou bouches dévorantes, langue liant la langue, salives, sueurs mêlées dans l'écroulement des formes, l'érosion des caresses au bord du cri silence, la caverne sans fond, errant, bulle gonflée du temps, double image dansant, dédoublée, confondue, éclat soudain, désordre des membres dénoués, cheveux épars, douceur et non tristesse, lenteur de l'heure doucement remontée comme une eau emportant les gestes oubliés sur la berge, et lui se lève, nu, encore, seul malgré la tendresse, ramassant un vêtement tombé, visage étranger sous le néon violent d'une salle de bains quelconque, carreaux bleus ou jaunes, le bruit de l'eau qui coule, tant de fois, ignorant de lui‑même, images vagues à peine perceptibles, un soir, le sperme sur les doigts, cherchant à comprendre cette brûlure du temps devant son ombre sur le mur, onze heures sonnant, écoutant quelque chose, sans savoir quoi, le bruit du sang peut‑être ou la mer qui bat, lointaine, écrivant au cercle lumineux, espace ouvert et si fragile sur la blancheur avec peine conquise de mots gluants qui ne sont plus d'amour, à chaque instant voyant sa mort, son masque à son visage peu à peu qui se forme, voyant son nom qui le dévore, entendant sonner l'heure très loin dans l'ombre de la chambre et sa respiration paisible, marchant encore dans cette rue qu'il ne reconnaît plus un soir avec les lumières froides, les voitures, les visages, montant un escalier, ouvrant une porte, la refermant, prononçant des mots comment vas­-tu tournant des pages sans les lire, comptant les jours, disant jusqu'à quand ou quand était‑ce ou combien nous reste‑t‑il, dépliant ses doigts un à un, les écoutant craquer, s'arrêtant, regard perdu peut‑être dans les  peupliers  sans  feuilles  griffonnés  sur  le  ciel  qui  doucement s'éclaire

    ou couvert, soudain, flocons par milliers tombant sur son visage, tournoyant, grésillant à ses cils, couvrant très vite le sol, les traces de ses pas, tissu serré dont il n'est qu'un motif diffus, marchant sans fin dans le silence et dans le blanc, perdu en son errance, traversant la même cour interminable sous le chuchotement léger, une rue, une place déserte avec, au centre, sur son socle, la fière statue équestre gommée de neige, une page, chute de signes clignotant, poudroiement illisible, rythme sans commencement ni fin, surplombant la blancheur, cherchant comme les silhouettes lentes dévorées par le soir la danse jaune des réverbères, toujours, entre ses gestes abandonnés, pensif, éclair soudain, parc et nuit blanche, était‑ce vraiment ça, passé soudain présent sans date, les ombres dissipées, ce bruit de pas sur la neige, pressées, étouffées, ce grincement, il neige disait‑elle et la rue devenait sa légende<o:p> </o:p><o:p> </o:p>          

    un autre jour encore, cherchant, les toits, l'hiver, le silence et le cri, blancheur diffuse, nervures, lignes brouillées, hachures, fils, signes au loin, ciel, voyage du regard, oiseau bref, immeubles crénelés, murs, murailles, murmures, ses doigts résonnent sur la table battant un rythme monotone, longtemps, comme s'il ne devait jamais s'arrêter, puis il se lève, a peine perceptible, ombre frôlant les objets, s'y attardant un peu, s'arrête devant un miroir, regarde son visage, se touche des doigts le front, glisse l'index sous l'oeil gauche suivant la fine ride au pli de la paupière et soudain, grimaçant, dilate les narines, retrousse les lèvres, montre les dents, tire la langue, gonfle les joues, lâche un bruit mouillé, masque éructant, riant, lèvres luisantes, méconnaissable, qui es‑tu que je vois et qui portes mon nom, puis retrouvant son  visage  d'homme  tranquille,  encore  jeune,  encore, bien sûr, encore un peu

    seul, immobile, guettant les mots, l'éjaculation noire, cherchant à la comprendre, désordre, danse, clignotement, signes, quelque chose tombe, chocs dans la cour voisine, toux, chaise grinçant tout près, choc, silence froissé, levant les yeux, regardant le mur sale, porte‑manteau, cherchant en lui cette rumeur, l'usure toujours présente en sa chaleur, glissements furtifs, grognements, clapotis, le chaos silencieux, le noir visqueux, bile, bave, glaire, chocs, coups sans cesse plus rapides comme illustrant l'écroulement muet, l'infime tourbillon, la dérive du feu, le sperme bleu, la roue vertigineuse, spirales fixes en dérive, traces, gerbes, flaques, traînées, salive lumineuse, la page n'est pas le ciel et rien ne s'y reflète que ce poids du corps frileux emmitouflé qui tousse, se tasse, tousse, tousse encore, se tait, un instant sans bouger, île tiède dans le fracas, plâtre et tuiles froids qui maintenant ne cessent de tomber

    ou les flocons mouillés sur le visage encore criblant les yeux touchant la peau de leur frôlement froid, tombant droit en un bruit de salive sur la boue des trottoirs, striant les corps courbés cherchant abri chaleur, il traverse la rue plus gris que le ciel bas, monte un escalier un peu plus essoufflé, ce temps est déprimant, piétinant sur le paillasson, depuis que ça dure, auréolé d'un cliquetis de clés, tâtonnant un moment, disparaissant, la neige tombe, une pluie presque maintenant laissant aux pelouses une lèpre blanchâtre sous les premières lampes, mains dans les poches, longeant les façades humides, errant, croisant les visages sans yeux, sans but, doigts crispés, genoux sensibles, marchant toujours, effacé par la nuit, réapparu très vite dans la clarté d'une vitrine, cheveux collés au front, plus voûté peut‑être, jaunâtre, taché de rouge, jeté au tunnel immobile, un bruit de pas répercutés, très loin, plus proche parfois, plus hésitant, un peu traînant, comme la pluie bruissant

    la plume, stylo perdant, tachant la page, les doigts, allons bon, poète prends ton, crachant, poète prends ton, mince alors, regardant son ombre sur le mur, une fois de plus, écoutant le bruit de la plume, discret, clandestin presque, se passant les doigts sur la joue, grattant barbe et papier, soupirant, tournant à la noria des phrases, inépuisable, mot après mot, portée en file indienne derrière la plume mère, filant tout droit, dévidant la quenouille, tirant à la ligne, sans vergogne, sur la corde qui ne veut jamais rompre, tirant, congestionné, fesses serrées, muscles bandés, du moins ce qu'il en reste après tant d'heures assis, soufflant, hors d'haleine, tirant, comme acharné sur tel bouchon récalcitrant, dents serrées bordel de dieu, parti soudain à la renverse dans un jet de mousseuses paroles, ah ah, arrêtez, arrêtez, bonde lâchée, haletant, à toute vapeur, locomotive bielles et piston coïtant, coïtant, sûrement ce qu'il aimait à cinq ans fasciné dans la fumée des gares, passant les pognes, main courant sur la page, débordant, éructant ses images, écumant, sexe ou plume dégoulinant d'une encre intarissable

    ou bouche grande ouverte bâillant dans la lumière de midi voix passant froissement ballon chaise grinçant cri, frottant ses yeux, reniflant, recommençant, recommençant toujours, quelqu'un chuchote à côté, sa main tremble un peu, l'horreur présente, hurlement et nausée, peut‑être y pense‑t‑il, beau visage écorché vif, muscles à nu, ses yeux brillent, le viol, le coeur battant, sang giclant, les coups, la picana, lui qui bien sûr voudrait aimer, porter partout cette lumière simple, prononcer des mots calmes où chacun poserait son corps, siffler en passant dans la rue, sourire, comme ça, pour rien, crier que la vie est belle, regarde les feuilles dans le soleil, regarde, ruche de fleurs, belle et sans raison, le soir puis le matin, parole stagnant en de grands marais de culture, mots grouillant qui peut‑être seront un jour haleine, visages, corps, sillages au silence qui s'ouvre, la voix s'est tue, il bâille encore, écoeuré de sa propre routine, se parodiant lui‑même, incapable de vraiment commencer, renifle, cherchant à tâtons un mouchoir chiffonné, se mouche bruyamment, renifle encore, fait craquer ses phalanges glissant mollement dans une longue mélancolie 

    tombant au puits soudain, barbotant dans les phrases, remontant un sentier inconnu, une rue, serrant des mains, disant des mots sans les comprendre, sortant dans la lumière, son vide étincelant, regardant, écoutant, touchant le bois d'une table, sentant un rythme imperceptible, celui du coeur peut‑être habité par sa mort, illuminé de neige, disparaissant dans le silence et la blancheur, surgissant à l'autre bout d'une phrase comme lavé, souriant, parlant encore, mots inaudibles, lèvres comme bougeant derrière une vitrine, criant, convulsé, rouge dans l'après‑midi calme et ses bruits simples moteurs cuillères chiens, ses landaus, ses badauds, ses oiseaux au fil ténu de l'air, disparaissant encore, réapparaissant le soir, peut‑être, écrivant sous la lampe avec le goutte‑à‑goutte d'un robinet, regardant la nuit, une voix qui parle toujours, regardant la nuit, bougeant les pieds, les frottant l'un contre l'autre, rongeant la peau morte de ses doigts, poursuivant comme il peut le trajet évasif avec le bruit des gouttes, son reflet lumineux sur le noir de la vitre, visage rongé d'ombre, image du destin le plus commun, celui pourtant qu'il voudrait accepter, portière claquée, la table qui craque où il s'appuie pour se curer le nez à défaut d'autre chose, détachant de ses deux doigts frottés une mince croûte sèche qui tombe sur la page avec un bruit léger et sec

    assis toujours, face aux tours sur le ciel, grues et béton, immobile, une mouette traverse ses yeux vagues, quelques branches, un visage point s'ouvre, pâlit, un jour d'été pierres et cigales, très lointain, comme une miniature qui coule au double puits sans fond, un ciel nocturne où clignotent les astres, un sexe, deux corps, une autre salle de classe, des dessins sur les pupitres, la neige bleue, les cils balayent les images, la tête bouge, debout maintenant mains sur le radiateur où s'écaille la peinture, pied droit battant un léger rythme, bouche fredonnant why don't you swing, vingt ans bientôt les grues tournent, sweet chariot, la pluie commence à tomber, le pied toujours, les gouttes crépitent sur la vitre, tête en arrière, rock me low, doigts claquant, jambes, jambes souples, rock me low, fléchies, jambes, ses yeux brillent soudain, ses dents, chantant maintenant à tue‑tête, chantant, éclaté, I've got a home, dispersé, on the other side, heurtant les murs, passé soudain par la fenêtre ouverte, planant, léger, on the other side, glissant longtemps, toujours, I've got, glissant bouche fermée, my home<o:p> </o:p><o:p> </o:p>                          

    puis revenu de loin, courant parmi des arbres nus, silhouette floue visible à peine, plus nette de temps à autre, sans qu'on voie son visage, passant entre deux rangées d'immeubles montés très haut, cachant le ciel, ses yeux luisent maintenant, s'éteignent, un peu de vent agite ses cheveux, il monte un escalier comme si rien n'avait changé, sonne, son cartable à la main, sourit, longe un couloir qui grince, passe près d'un lit dont on distingue mal la couleur, y pose son manteau, s'assied devant la table et se met à écrire, sa main trace sur un cahier des lignes illisibles, les soirs et les matins se succèdent, le temps brille parfois lumière intense, son ombre tourne sur le mur, dédoublant, effaçant son corps seul, imperceptible, dérivant, le fleuve coule sous les fenêtres, sous la chambre, sous le lit, l'eau passe silencieuse, ruisselle de ses yeux, il ne pleure pas, ses gestes sont des rides, quelques bulles, une brindille tournoyante sur le gris coulant, imperturbable, emportant son image, la diluant, l'éparpillant entre les berges qui reculent, bientôt mêlées au ciel ce gris où plus rien ne demeure villes forêts montagnes celle même qu'il avait aimée s'efface aussi on n'entend plus que l'eau qui coule une rumeur de plus en plus lointaine un écho à peine comme l'écume éclair évaporé sur une plage de silence

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     OBEISSANCE AU VENT I


     L'incessant (1974-1977) Flammarion, 1979


    saluer la lumière comme le grec sur le seuil, planté dans son ombre, avec la blancheur éblouissante, le bleu fumant des oliviers et des collines, la mer proche, lointaine, bouche d'éclairs, un oiseau siffle depuis longtemps déjà, son chant glissant par les raies lumineuses des persiennes jusqu'à nous, corps de pénombre, et lorsque le visage entre dans la fraîcheur, plume, lumière, silence, tout flotte même si la mort habite la cime de l'instant, même toute beauté n'est que blessure, le grec, les mains touchent un métal froid, mais pour nous depuis des siècles égarés dans l'ombre de ces premiers mots blancs, que chercher d'autre quand s'effondre le futur, un moteur ronde cependant qu'au verger clair siffle l'oiseau entêté, la plume grince sur le papier, poussant ses mots, poussée par eux, hésitant, s'arrêtant, bougeant encore, les mains suivent le trajet, les yeux aussi lourds de la nuit proche, le rythme naît, s'éteint, renaît, cette vitesse de la pensée, du corps jeté sur la page qui se cherche, veut se dire, mais toujours ce vide, ces poses, la lumière comme eau touchant les livres, une mémoire lointaine, une brume, présence absence indissolubles quand les bruissent au silence où tout s'écrit, le matin, la douceur elle parle à son fils, lumière et cette voix qui lui répond qui traverse le corps, l'émerveillant, le temps des dieux les premières images, pas même images, les doigts effleurent la pierre au soleil, cette chaleur éblouissante, et tout n'était que pierre de soleil, peuplier de cristal, chemin de noisetiers, et lui coupait la branche de son couteau à sept lames dans l'ombre ocellée de la haie, l'odeur verte, lumière, les mots roulent, scintillent, s'éteignent, une voix parle encore très doucement, le grec, l'enfant aux trois mains jouant, jetant les dés, jouant, jouant, dans l'écume éclatée de son rire                            

                                                                                                                     
    et le corps glisse son signe sur le ciel entrevu un instant par la fenêtre ouverte, métamorphoses instantanées, tes lèvres, ta chevelure, tes seins, tes cuisses, un fleuve de silence coule au‑dessous de nous, un froissement de feuilles, flammes, femmes, frissons, fine fourrure, fourreau, four, tu es ce cyprès de braise planté dans l'heure immobile, ce voyage des cils éclaboussés de sang, je te regarde, ma salive sur ta peau inaccessible touchée, perdue, retrouvée, autre, toujours autre, la mer levée n'est que le même appel, un feu bleu que reflète ton corps, vision aveugle, ta main sur ma poitrine cherche un sens perdu comme la mienne à travers phrases te cherchant, te touchant presque à l'instant de ta disparition, je te ferai un corps de phrases immobiles, mais tu ris et tout éclate, des ombres bougent sur le sol, des voix parlent tout près mais le geste ne s'achève pas, déjà mes doigts, ma bouche dans ta chaleur humide comme ce soir où les murs coulaient jaunes, les corps glissaient, s'échappaient, s'éparpillaient sans cesse, seul restait ce goût d'ail sur la langue, l'écume bleue déjà d'une nuit labourée, retournée de fond en comble, mottes d'ombre écrasées sur les membres enchevêtrés, le temps en crue débordant, recouvrant de son eau les gestes, le noeud gordien qu'il faut toujours trancher, puis s'apaisant, surface étale, dernier  éclair  des dents, miroir, noire  transparence    peu  à  peu  remontent  les visages

                                                                                                                      
    après ces jours du corps sensible souffrant dans sa sueur séchée, avec tant de silence entassé sous les mots qui s'écrivent un peu sans qu'on sache vraiment et pourtant si, bien sûr, on le sait, quand s'écrit le mot ciel, sa cascade figée, cassée sur les toits de tuile grise, avec un vent léger brouillant les feuilles, on le sait bien ce qu'écrire veut dire, quand par la fenêtre ouverte entre le crissement d'un pas sur le gravier, des cris d'oiseaux, qu'au loin gronde un moteur sous un horizon gris d'arbres et de chaleur et que remonte après dîner un fort renvoi d'oignon, écrire, poser des mots, s'oublier, les laisser faire, aller, venir, tracer leurs chemins qui mènent toujours à quelque chose, à ces quelques objets par exemple laissés là sur la table, livres, stylos, kleenex, clefs, épingle de nourrice, et la sueur perle sur les lèvres, salée quand passe la langue, aux aisselles aussi, on a beau s'épiler ça repousse si vite, comme ces mots toujours, qui montent, ne cessent de monter, gommant en les disant ces choses qu'on ne voudrait pas perdre, qui sont là, immobiles, sous l'averse, les signes du soleil, les taches errantes des nuages glissant à l'arrière‑saison sur la montagne et sa pierre encore chaude, ses traces qu'on regarde toujours sans comprendre, coups de fouet, blessures, cicatrices, éclairs gris figés soudain, comme ces mots encore, quand on ne voudrait dire que cela, ce silence de la mémoire, la lumière filtrait au soir sous la porte et le lit grinçait tant qu'il fallait se boucher les oreilles pour ne pas entendre ce qu'on savait très bien, qu'on ne voulait pas savoir, ce bruit des corps, ces chuchotements, ce bruit, toujours le même, ce froissement lorsque s'estompent, s'évaporent les visages, ce silence pour finir, avec des voix éparses qui montent de la rue, des images qui recouvrent les mots, coulant encore un peu, quelques lignes, une phrase de plus, une encore, un mot encore, un autre, gagnés sur le mot de la fin

                                                                                                   
    roulant, roulant encore sur la page, roulant sur la pente du sang, portés par la lumière, les cris éparpillés, les ailes, froissements brefs et tout n'était que son corps nu sous les blés balancés, crépitement de flammes écrasées, caresses, sueur, sexes mêlés et le monde immobile quand tombe l'ombre sur la table une voiture passe sur la petite route silencieuse couvrant un instant le grésillement du réfrigérateur, mouche tournant, grinçant avec la plume sur le papier, seule, filant sa toile imprévisible, les choses restant en deçà cependant, au‑delà, de part et d'autre du fin réseau, inaccessibles, frôlées de mots glissant, mots blancs, mots noirs, mots ectoplasmes, tronc où l'écorce dessine ses chemins, un peu de poudre sur les doigts, herbe traversée de vent jaune, ciel pur, feuilles bougeant et sa main lissait longuement ses cheveux avant de les poser sagement sur ses genoux, pourquoi parler de souvenir si rien déjà ne lui appartient plus, mémoire à chaque mot inventée, à chaque phrase, appel du grillon levé soudain au coeur du temps, signe ténu, cime immobile, évaporée, comme à chaque instant l'instant recommencé, son ombre sur le champ de blés taché de coquelicots, portant son fils dans les bras, enveloppé de vent, auréolé du dernier soleil, de la rumeur du monde, la tête touchant presque l'ombre de la montagne, mur bleu que ses yeux suivent un moment avant de retomber sur le papier où ne reste qu'un peu de clair, la bague brillant à sa main gauche, frôlant la surface lisse, la caressant, puis tendue vers une pêche au bord de la fenêtre, celle qu'il aimait, oiseaux ciel et feuillages, deux tomates brûlent sur une assiette et la lumière pâlit à peine, voilée imperceptiblement de son proche déclin

                                                                                  un peu pâle ce matin, sous le même parasol délavé, face à un horizon blanc où la mer trace une ligne d'argent gris et courbe si nette qu'elle semble surplomber un abîme où tomberait le ciel, tandis qu'au bord, les vagues se succèdent, traînant sur les galets leur raclement, râle d'écume, sperme écumant, sursauts d'on ne sait quel orgasme lointain dont il ne resterait que ce clapotis clair où passent des profils, têtes, bras s'éclaboussant, et ces silhouettes toujours comme arrêtées, aujourd'hui, hier, demain, face à face, se regardant sur fond d'eau calme où glisse une voile, et toujours la main jouant dans les galets, les mots, les ramassant, les écoutant rouler, billes dés, rires dents, choisissant l'éclat, l'écho, la couleur, la jetant sur la page, une ombre se dessine à l'instant où fraîchit le vent rappelant l'automne, les feuilles, le feu perdu, le temps, la fête froide, mais la tempête est loin dans le jour bleu elle se coiffe tenant son miroir, sourit, habite son corps dans la tiédeur de l'heure, ses mains remontent sur ses cuisses, les caressent, lissant avec la crème la lumière, la faisant pénétrer, comme chassant la mort, corps de lumière que les mots cernent sans atteindre, disant la nuque, les lèvres, les mains, le ventre, les seins, l'éparpillant, le rejoignant soudain, lampe légère, vacillante, et la voile est devenue rouge, lente, allant, venant, tel le sang tissé et sa rumeur de mer sous la rumeur des mots



     


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  • OBEISSANCE AU VENT



                    I



    L'incessant (1974-1977)
    Textes/Flammarion, 1979




    poème, grêle rose du pêcher au jardin, sous l'arceau blanc du pommier avec la chaleur un peu humide, quel temps mondieu, quel temps, de ce soleil de fin d'avril qui rappelle avec peine ce qu'il était il y a dix ans sur les blés verts et sur les ventres, dans le froissement de tiges des membres tressés un peu comme ce panier acheté dans une boutique de v ou, peut‑être aussi, ces phrases qu'on essaye de laisser venir dans le mouvement sans trop les contrôler, le poème, il faut le lire pour savoir, devenir floraison d'éclats ou d'heures, passage d'un oiseau rapide comme voudrait l'être la plume qui s'épuise vite hélas à poursuivre le jour, lueurs, échos, odeurs, comme hier à l'orée de l'averse, quand montait des pelouses ce parfum d'herbe humide trop fugace cependant pour évoquer l'enfance, le lire oui, pour voir couler le ruisseau des mots évasifs mais toujours aimantés par ce sens impossible à connaître avant qu'ils n'aient séché morts sur la page, pendant qu'à la cuisine tinte l'éclair des couverts et que les cris dehors rappellent que nul n'est seul, que tout doit entrer dans le poème, même l'inconnu, les pansements criblés de mouches, l'orage sur les rizières, la boue noire où s'enfoncent les yeux, la lumière d'au‑delà des mers, violette peut‑être comme certains soirs d'été lorsque bruissent les hannetons dans les feuilles des marronniers, ou le silence de ce village et sa bulle de temps gonflée autour de nous qui revenions déjà au labyrinthe des actes vides, des phrases comme des montres remontées qui tictaquent à l'oreille, toujours semblables, çava, çava, des roues des jours dont on ne sait quand ils commencent ou finissent, sauf à voir tomber le soir, mais n'est‑ce pas nous plutôt qui tombons jusqu'au matin effacé par l'horaire, huit douze, du bétail, des p'tits soldats, et au bout, les visages fermés, les corps durs, les paroles taries, les longues soirées à chercher la cause de l'angoisse tandis que tout autour le silence s'épaissit, poisse, comme le texte à bout de course, à bout de souffle, qui se perd dans les sables et dans tout ça, le poème, et pour quoi faire, on se demande, remplir le temps comme une bouteille, vivre la vie, se compenser quand rien ne va plus, vider le trop­-plein, remplir, vider, frotter les mots pour s'y voir mieux avec tout le paysage, avec l'enfant qui vient vous tirer par la manche, le crépitement des pommes de terre sautées, les titres à la une, les vieux papiers qui traînent, poème, miroir où un instant les fragments se rassemblent, ombre portée du pays intérieur, piège à mots piège à temps, piège, chemin pas à pas suivi entre les haies de pins noirs, les labours couleur de brique, frôlés de ciel, crevés du cri des pierres sous l'ombre verte des bois traversée de lumière oblique, avec toujours l'espoir de ne jamais en voir le bout, de découvrir autre chose, un vallon solitaire où vivre quand tout toujours débouche sur la route du même, poème bien sûr, la promenade toujours s'achève, le corps ne trouve plus ses mots, dernier regard posé sur le jour, sur le jardin secret encore un peu et son frémissement d'herbe où brille la rosée, ses treillis d'ombre tachés de jaune, le silence des feuilles sur le crépi du mur touché du doigt comme en l'enfance où la lumière du soir pose des profils tremblants, avec ses bruits de pas, ses rires, les fleurs de son printemps, duvets, flocons, neige qui monte, givre, haleine, paupières transparentes, lueurs du sang, lèvres, sueur de sève, goutte rouge immobile, roulée contre l'écorce, perles des cris, ciel, averse des couleurs, mémoire de soleil, figure de l'absence, poème

    1974


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