• A Schubert et autres élégies  (1989-1997),
    Paroles d'aube, 1997 
                                                                            


    Elégie II

    Yannis Ritsos, i.m.

       La splendeur, disait-il. Le ciel maintenant s'était dégagé
       et le regard portait si loin, par-delà les collines étincelantes,
       qu'on voyait l'infini. A l'intérieur, les bruits familiers
       étaient devenus étranges: les volets ouverts sur l'air vif
       qui prenait les visages dans es paumes de neige, le tintement
       des couverts contre les assiettes posées sur la table avec son soleil répandu
       qu'on aurait bien été en peine d'éponger, le ronronnement
       de l'aspirateur à l'étage ou l'eau qui coulait dans la salle de bains
       tout ressemblait à un rêve plus réel que la réalité.
       Et pourtant, disait-il encore en hochant la tête, et pourtant...
       Ses yeux se perdaient ou pâlissaient et nous entendions un fracas de bottes traverser la lenteur du jour.

       Très loin, nous savions qu'il venait de mourir, lui que nous aimions sans l'avoir connu
       pour ces livres qui nous arrivaient comme des oiseaux ou des anges
       aux ailes pleines de cette rumeur du monde que nous percevions mal.
       Nous écartions les pages et les mots s'échappaient,
       papillons, lucioles, étincelles qui tournaient autour de nous,
       venaient heurter la lampe, la commode ou les murs
       (depuis le rouge d'un tableau ne s'est plus éteint)
       et finissaient par tomber au pied des vitres comme les mouches d'été en grésillant longtemps.
       Alors, nous les avons ramassés, jetés dans la flaque de soleil de la table
       et ce fut comme si tout brûlait plus encore d'un feu inépuisable,
       et la voix disait: "Toujours l'amour, le commencement et la fin", ou bien:
       "Ah si j'étais soleil", ou encore (on l'entendait à peine): "Ne néglige pas
       la patte avant gauche de cette fourmi" et tant d'autres choses si simples, si profondes
       que le monde était devenu un immense miroir soudain recomposé
       où la lumière sans fin se regardait.
                                                                                                          novembre 1990

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  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>OBEISSANCE AU VENT IV</o:p><o:p> 

    </o:p>
    <o:p>La tendresse (1983-1984), Mont Analogue, 1997.

    </o:p>
    accroupi face au lézard immobile tu sembles fasciné, puis tu t'éloignes, sautant sur un pied, nu dans la chaleur matinale, et comment te rejoindre toi aussi à travers tant d'images, seuls les mots, parfois, te rapprochent un peu, désignent un instant ta silhouette à contre‑jour dans le soleil, un geste, ta main tendue montrant un coquillage, je lève les yeux, le matin écrase sa lumière sur les pierres, un léger vent agite le laurier, hasard, labyrinthes traversés, la phrase frôle ton visage, n'en trace que le contour, ovale léger lueur ou lune hors de la nuit sans fin, avec l'air, son va et vient soyeux à tes narines, ta bouche entrouverte mais l'image est brouillée, comme je peux je la recompose, je l'invente même, c'est à présent une chambre obscure, je marche, tu pleures sur mon épaule, je sens contre moi cette chaleur terrible, je te parle doucement, je ferme les yeux, cela pourrait‑il se passer de mots, cette émotion, souffles croisés dans l'ombre, si loin pourtant, ces années entre nous, tu gémis, je ne sais plus, cigales et vent, un jour de plus pour te chercher, nous sommes dans l'eau, tu nages en riant, tu t'agrippes à moi, tu cries scélérat je te tiens, comment dire le plein de ce contact, il y avait aussi ce livre lu en te berçant, l'obscurité a empli la chambre c'est à peine si l'on peut distinguer la blancheur du lit, le temps n'est‑il que cette nostalgie, ce jardin où tu dormais, ailes et cris, j'écrivais l'instant, tu n'en étais qu'une facette, elle brille aujourd'hui, occupe l'espace et je m'arrête, guettant les signes, gifle d'air soudaine, une voix d'homme fait oooh, porte claquée, et encore oooh, ronflement têtu d'un moteur, chaise, géraniums rouges, neige mouvante des lauriers, cet autre instant, le même toujours, tu es ailleurs mais je te parle, où sommes‑nous, je tends la main, tes doigts touchent les miens, mes mots t'appellent, tu m'échappes, mon corps se crispe, tire du vide un lambeau d'images, bleu blanc, rien, puis tu titubes sur tes jambes, je crie bravo, une mouette passe sur la montagne rose, je me souviens, cette joie soudaine, toi debout dans la lumière déclinante, mais c'est la nuit encore, j'habite un instant l'élan de la phrase vers toi, vagues sur vagues, présent d'une table où j'écris, l'ombre de ma main accompagne mes mots, un moucheron tournoie, je souffle, c'est quand je t'oublie que tu m'es le plus proche, ta voix revient au soir dans une salle de bain, tes yeux brillent, la parole t'enchante, notre histoire à peine transposée, le père, le fils, devenue gags, bruits d'eau, éclats de rire, combien as‑tu de dents, le savon glisse et m'éclabousse, je n'y vois plus, je t'ai perdu, c'est toujours la nuit, l'odeur de l'insecticide, la cha­leur, je flotte sans pouvoir t'atteindre, torse nu sous la lampe, la lune est un oeil jaune contre la vitre, j'en­tends ta voix dans la pièce voisine et comment vivre ensemble ce même instant, je reste comme en équili­bre cherchant à reprendre pied, t'approcher un peu, peupler l'espace autour de toi d'une phrase si dense que seul resterait le vide de ta présence, je touche ta peau sans pouvoir la toucher, le comprendrai‑je ja­mais, nous jouons, je te jette en l'air, tu retombes dans une gerbe d'écume, tu cries, encore, encore, je te lance vers le ciel, corps instantané disloqué dans l'espace, je voudrais garder cette plénitude mais tout est trop rapide, c'est le matin, je t'ai quitté pour mieux te retrouver dans cette phrase inachevée, amnésie du présent, images intermittentes, assis sur mes genoux montrant la page tu disais dessine un oeuf ou, sur mon épaule encore et moi marchant, guettant ton sommeil, écoutant les vagues sombres de malher, la longue plainte interminable, ton souffle paisible main­tenant, ta chaleur immobile, là, soudain, près de ma joue, mais les mots m'abandonnent, chaque objet semble me guetter pour retrouver son pouvoir, aiman­ter mes gestes, chaise panier stylo, me remplir d'oubli, mes ongles craquent sous mes dents, j'essaye de ne pas me perdre, je t'appelle en silence, je jette ma phrase à bout de mots comme une ligne sur l'eau immobile, je tire le fil, quelque chose résiste, s'abandonne, résiste encore, tes yeux toujours, cette émotion devant ton corps fragile, ce désir inconnu de te prendre contre moi, te protéger, cela bougeait très loin, bouge encore aujourd'hui, un peu moins cependant avec le temps, ton rire traverse les heures, me poursuit tel après‑midi maussade où je ne sais plus te parler, m'accroche au passage un soir d'hiver, me laisse seul, émerveillé, ce jour d'été, obstiné à comprendre l'évidence de ton mystère, ce genoux replié, ce pied nu sur le bord d'un fauteuil, ce doigt suivant les lignes d'un livre, contemplant longuement tes coquillages étalés, conques roses, ormeaux nacrés, débris rouges des coraux, porcelaines, ovales d'ivoire, galets, étoiles desséchées spirale laiteuses, y cherchant quel sens ignoré de ma vie et pourquoi m'obstiner à aimer ce qui toujours m'échappe, la fuite bleue du matin vers le soir, ton sommeil léger, le morse du grillon, la lune rose et plus pâle ce soir sur la fenêtre, l'aube perle où flottent, fantomatiques, barques et rochers comme naissant du vide, de ce sommeil qui t'habite encore pendant que le jour monte, éblouissant, chaque geste devient plus simple, couper du pain, verser du lait, chaque chose plus nette, plus ferme sous les doigts comme ta peau que je touche à présent, ma main glisse sur ta poitrine, tourne, fait pénétrer la crème, perçoit les côtes, très vite ton coeur rapide, monte le long du cou vers ton visage, tu fermes les yeux, redescend sur ta nuque, plus lente, plus insistante, duvet doré, épaule sous la paume comme un fruit dur, fesses lisses, ventre émouvant, sérieux tu me regardes, tu demandes, il y a combien d'étoiles dans une galaxie, des milliards et des milliards, et les trous noirs, dis, ça peut avaler la terre, bien sûr, je vois tes cils battre, très longs sur ton profil, tes lèvres entrouvertes tandis que tu médites ma réponse, et c'est plus grand que le soleil un trou noir, oh oui beaucoup plus grand, ah bon, plumes étincelles, la lumière touche tes yeux pensifs, cette nuit, fais‑tu encore, j'ai rêvé à des trous noirs qui étaient des fourmis, il a en avait partout alors j'ai crié, ta main s'est posée sur ma cuisse, je passe doucement les doigts sur tes phalanges, tu crois qu'il y en a beaucoup des trous noirs dis, sûrement mais on ne sait pas combien, ah bon, j'ai oublié l'heure, les cigales, la chaleur plus forte maintenant, ta main se retire, tu te retournes et je reste un moment interdit, un chien aboie, tout n'est qu'instantané, comment te retrouver à présent, je fouille ma mémoire, je m'étonne du peu de souvenirs qui me restent de toi, un an, deux ans, je ne vois rien, visages perdus, les photos ne sont que formes figées, sourires insignifiants, trois ans peut‑être, chandail bleu, bonnet rouge, je me vois te porter, est‑ce nous, ombres et lumières, je te regarde, tu joues près de moi, ta main plonge en grésillant dans le bocal aux coquillages, tu ronronnes, chuchotes, une voix dit, il fait trente et un, l'après‑midi est un miroir aveuglant, tu me touches le bras, tendresses minuscules, tu comptes, t'exclames, tu t'éloignes, ne restent que les mots qu'aucun souffle n'anime sauf, peut‑être, ces traces de ta présence, miettes grains de sable coquille mauve légère comme un pétale cuiller verre vide sandale unique livre ouvert, tout ce que tu fais vivre sans le savoir, je m'essuie le visage, je tire le volet, ferme une porte avec ta voix encore, sonore, muette, laissant le silence au ronronnement d'un avion qui peu à peu s'éloigne, ta fraîcheur traverse la phrase, fil courant d'un mot à l'autre, m'entraînant malgré ma fatigue, main hésitante, corps incliné, et c'est elle sans doute que je traque sachant bien que jamais je ne l'atteindrai, tu cries ou tu te tais, je dois t'oublier, perdre ce que je sais de toi pour qu'enfin. tu surgisses, plus vivant peut‑être qu'en ta proximité, m'appelant d'un geste énigmatique, passant sur la pointe des pieds, dansant, comme m'invitant à te suivre, à t'inventer plus vrai que nature, à travers un chemin où, perdus, nous nous retrouverions sans l'avoir voulu, tiens c'est toi, accroupi tu contemples un lézard, le temps n'a pas bougé, éclair, silence, nos deux mains se touchent, rien d'autre, peut‑être, qu'une plage au matin où nous marchons dans la lumière, nous sommes seuls, le vent souffle et nous cherchons des coquillages, l'écume glisse, frôle nos pieds, nous réunit un instant, étincelante

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  • OBEISSANCE AU VENT IV 


     



     La tendresse (1983-1984), Le Mont Analogue, 1997.



     


    Un travail du noir


    tu n'as pas de visage et sans doute est‑ce pourquoi mes mots s'en vont vers toi, cherchant à cerner l'om­bre que tu es, un chien aboie, des voix parlent, le silence est toujours si fragile, cette solitude où pour la première fois tu viens au monde, où peut‑être tu mourras aussi, je ne te connais pas, tu n'es rien que l'obscur de ma phrase, cet appel soudain, au volant, conduisant sur une route en pente, le soleil à gauche éclairait les collines et j'ai su que de quelque façon tu devais exister, ombres, visage négatif, tu étais là, sans corps, sans nom, en moi ce présent et, de nouveau, le fleuve, la mer, ses flux et ses reflux, l'horizon qui recule, les labyrinthes de mémoire, qui suis‑je dis‑tu par ton silence, j'écoute le bruit de la plume sur le papier, je regarde la femme que j'aime, il est cinq heures du premier jour de l'année, encore et encore je recommence mais c'est toi qui parle maintenant, le sang, la bouche d'ombre, intermittent tu clignotes entre les mots, combien d'heures, de jours pour te dire, je regarde ma main couvrir la page, un piano joue à côté, je regarde des enfants, leurs visages, leurs silhouettes à contre‑jour sur un chemin, le grand et le petit, riant, courant, tu es là entre eux, flottant dans mon regard, sans forme et je t'aime déjà, bruit de feuilles et de sang, le ciel est d'un bleu sombre et pur sur les toits, viens, c'est moi maintenant qui t'appelle, le temps s'ouvre, je vois la page, la lumière de la lampe que je viens d'allumer, les ombres de chaque objet, je touche mon visage, il est lisse comme un oeuf, il s'efface, buée sur la vitre mauve, bientôt ne restera que la nuit, la boule en moi de ta présence, et que saurai‑je qui ne t'appartienne, mon coeur bat plus fort, le temps a pris nos visages, il les quitte comme des masques et ils pourrissent dans la terre, mais sans visage comment t'atteindrait‑il, mes mains s'entrouvrent, se tendent vers ton absence, je te sens comme une eau à travers moi, glissant, apaisant l'urgence, délivrant les heures qui maintenant me laissent mon visage, je respire mieux, tu vas venir, je le sais, qu'importe le jour et l'heure, désormais mes gestes seront plus calmes, balayer, faire glisser la poussière dans la pelle, regarder des choses înfimes, miettes, poils de chien, fil blanc, noyau d'olive dans une tache de soleil, les nommer, simplement, parce que tu seras là, elles seront là, mais ce soir, te cherchant, je souhaite peut‑être ne pas te trouver, pas encore, pour que longtemps tu aimantes mes jours, tu sois leur profondeur, leur avenir et comment vivre sans ce désir, image, image à l'infini dédoublée, mais image ou quoi que tu puisses être, je mets le feu à la phrase, j'attends qu'il prenne illumi­nant un instant ton visage qu'emportera la nuit, des syllabes étincellent, des mots entiers s'embrasent, un pan de texte s'écroule où j'ai cru te voir et je me retrouve à fouiller la cendre avec l'angoisse de t'avoir perdu, gestes, paroles vides, je fais un signe que nul ne voit, l'île est déserte où j'ai cru te trouver et je suis seul<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> 

    </o:p>
    mais tu reviens, c'est un autre soir avec sur la vitre l'arbre labyrinthe, le reflet d'une main, cette solitude qui soudain ne pèse plus, j'écoute ta rumeur, la pléni­tude obscure de ce vide où mes mots s'en vont comme sur une eau dessiner des cercles aussitôt effacés et pourquoi ce désir de t'écrire toi qui n'es pas, y trou­verai‑je ainsi à exister moi‑même enroulant ma phrase autour du ventre d'ombre, y poursuivant ce sens que tu voiles et révèles, une autre nuit tombe en gris et mauve, j'écoute les voix familières, la basse continue du vent sous les bruits simples, un rire, un pas dans l'escalier et cette chose venant de toi, muette, informe quelque part, je fixe le trou noir de ton visage, chaque syllabe le découvre, le recouvre, je chancelle au bord du vide, un feu clignote dans le soir tel un signe très vite disparu tandis que mon corps devient attente, s'ouvrant doucement, s'abandonnant à tes flux obs­curs, cherchant à se faire femme pour te sentir en lui, gonflant jour après jour, t'accueillant dans sa pa­role d'eau, glissements, frôlements, clapotis noir, je parle pour que tu vives tissant autour de toi l'amnios d'une phrase sans fin, traçant ce creux de temps où tu vas advenir, j'ausculte ton silence, guettant ton coeur inaudible, la nuit s'est refermée sur la vitre où se noie mon visage avec l'éclat faible d'une seule lampe comme alors, sur la rue vide, traçant entre veille et sommeil des lignes évasives, et maintenant, que dire d'autre que la durée de cette attente, les objets et leurs ombres nettes sous la lumière, les voix des vivants qui semblent désigner le lieu de ta venue, t'appeler comme je t'appelle dans l'obscure marée de la phrase, comment continuer avec ce poids mort des heures qui te recouvrent et qu'il est dur de les repousser, tenter d'être ton rythme d'eau, ne pas me perdre dans l'encre de ton signe au matin avec la neige légère sur la grisaille des murs quand je voudrais que mes mots soient comme les flocons, lents et rapides à la fois, révélant en la couvrant ton absence si proche, je suis seul à présent sous la clarté pâle de la fenêtre secouant mon stylo à en tacher la page, combien de minutes pourrai‑je encore tenir le fil, remonter peu à peu vers toi, quelle image viendra soudain déranger l'ordre de la phrase, au moment du plus grand abandon, quand je sens que tout m'échappe, que je vais lâcher prise, cette lueur, est‑ce toi ou mon désir, j'écoute le silence, les rumeurs du jour, le grésillement du radiateur, un bruit vague dans l'escalier, presque rien, je flotte comme une bulle, un flocon parmi d'autres qui un instant remonterait un peu désignant le ciel avant de se perdre dans l'anonyme blancheur et peut‑être es‑tu cette force qui malgré tout m'habite, je te sens qui pousses ma main, m'offrant cette énergie qui ne m'appartient pas, je t'appelle, je cherche ton corps à tâtons dans les débris de ma vie, on marche au‑dessus, le plancher craque et j'imagine que c'est toi, que tu vis là, tout près, qu'il me suffirait d'ouvrir la porte pour te trouver, je poserais la main sur tes cheveux, tu entrerais, quelle heure est‑il, je te donne un visage mais il s'efface comme un nom sur le sable, un autre le remplace aussi labile, j'essaie de te retenir, reste encore, encore un peu, mais déjà tu n'es plus que cette chose obscure en moi comme un coeur qui bat faiblement sous le mien, plus lentement aussi, cette poche, d'ombre que je voudrais crever, mais chaque mot s'émousse avant de l'atteindre, s'y absorbe ajoutant à sa nuit et, j'ignore pourquoi, j'ai peur, ça n'est pas toi, l'informe fuse comme une encre, je le re pousse, je regarde des choses simples, je les nomme à haute voix, chaise, table, j'écoute le son de ma voix, je répète, chaise, table, la neige a cessé, le soir s'installe<o:p> </o:p><o:p> 

    </o:p>
    de toutes parts l'indéfini, ce triangle en haut à gauche sur la fenêtre, cette ombre, ta présence peut‑être sous la patine des heures, cet inconnu cerné de mots qu'il absorbe comme l'encre le buvard, mais je n'abandonne pas, tu quittes le néant, je le sais, et pour toi cette fois je recommence l'inventaire, je désigne les murs, chaque objet, le paysage sur la vitre avec l'attente blanche de la montagne, l'horizon invisible, peur et espoir mêlés, tout ce que mes yeux ne voient que dans ma phrase, l'envers du décor, braise des villes au soir, rues noires, corps entassés au petit jour, la peur comme une poussière sale, je crie non, ne viens pas, mais tu insistes, tu pousses en moi, je frotte mes deux mains froides essayant de te deviner derrière mes yeux et j'ai beau les fermer je ne vois pourtant que le noir taché de plaques claires, jaunes d'abord puis vertes, rouges, brunes, tu es ailleurs, en‑deçà, dans l'entre‑deux, ni ombre ni lumière, ni silence ni mot et comment dire cela, le non visible, je ronge la peau morte de mes doigts autour des ongles, consciencieusement, te perdant soudain, incapable de te rejoindre, en panne, immobile, fixant la page où ma main s'est posée, guettant les bruits du jour, passage d'un camion, caquètement bref, oiseau peut‑être ou quoi, voix mêlées, indistinctes, chocs métalliques, sifflement joyeux et sans t'avoir cherché, je te retrouve, présence presque autour de moi, invisible au regard mais là tout de même, quelque part, mon corps se tasse, mon souffle se ralentit, s'approfondit, je sens l'air me traverser, je tends la main comme pour toucher la tienne mais seuls mes mots peuvent encore t'approcher, un à un ils s'en vont vers toi, te halant imperceptiblement, je t'imagine un jour, ruisselant, sanglant, je te regarde, invisible à travers des couches de temps, j'écoute ma phrase, elle vient de loin et ne m'appartient pas, elle me traverse emportant un peu de ma vie, cet instant, toujours unique, le froid aux pieds, l'attente, encore me dis‑je, encore, la souffrance autour comme une mer, des voix partout et même si je ne veux pas les écouter elles me pénètrent, leurs paroles m'habitent, elle hurle on m'a trompé, on m'a trompé, je la vois tordue sur le lit, main entre les jambes, pleurant à présent, doucement, secouée de sanglots, sous les rideaux la lumière est obscène comme les rires dans la rue, je ferme les yeux, je voudrais chasser l'image mais elle persiste, confondue avec toi et malgré tout, malgré les cris, la peur, je sens battre ton ombre, coeur noir sous la main, tu m'appelles, je dis attends, laisse‑moi encore le temps de m'habituer et comment rendre cette vie supportable, les bouches mangent, luisantes, inhumaines vues de près, les corps déféquent, je vois une rue poussiéreuse, des baraquements, un enfant pleure boite de conserve en main, il est maigre, ses yeux me fixent, ce pourrait être les tiens, je répète attends, attends encore, ma voix résonne étrange dans le silence, avant je veux savoir, nommer pour toi, recommencer, je dis, le jour, le mur, je dis, je suis vivant, je dis silence, je répète, silence, j'aime ce mot, sa bulle où tu viens te loger, c'est le nom que je te donnerai, pour toi je décris la pièce où j'attends, vaste mais sombre, au fond un canapé, deux matelas super­posés forment un lit le long du mur de gauche troué par la fenêtre près de laquelle je suis assis, je m'arrête, décrire n'est pas donner, j'efface tout, ne laissant que le vide de l'heure, une tache de soleil sur la table, il est midi et tu pourrais venir<o:p> </o:p><o:p> 

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    joue posée contre le poing gauche, regardant ma main droite tracer ces lignes où tu n'es pas, cherchant à remonter vers toi, mes yeux se sont fermés et, les rouvrant, très vite, taches sombres, claires, je ne re­connais rien, c'est comme un mur sans profondeur avec presqu'aussitôt les choses en perspectives, leurs noms inscrits en moi, chaise table lampe, je les vois, je veux les effacer, retrouver cette vision, chasser la pro­fondeur, je baisse les paupières, je les relève, ma vue n'est que mon savoir, plus rien ne bouge et entre ces images fixes, où te trouver, tâtonnant, pris dans un geste qui m'épuise, écheveau, bourbier, je continue pourtant, tressant mes fils, l'espace et le temps d'une parole où, sans crier gare, un mot peut‑être viendra se prendre transmettant à la phrase une vibration infime, un bougé d'ombre pareil à une nuit soudain troublée de l'intérieur, crispée sur elle‑même, comme cher­chant à se ressembler, à trouver ses limites, compacte peu à peu, forme, geste noir, à mon tour je tressaillirai guettant en moi cette montée de l'impossible, fixant sans les voir un livre une tasse des ciseaux, écoutant sans l'entendre un bruissement métallique, chaînes ou clés remuées, monnaie comptée, au bord du sommeil, refusant de sombrer sans t'appeler encore, scrutant la profondeur insoupçonnée, ton silence naissant, mais les voix sont confuses et celle qui parle n'a que la noirceur de la vitre face à moi entaillée de lumière comme d'un signe auquel, aveugle, je me raccro­cherais, te poursuivant dans le vertige immobile, t'écrivant malgré tout, voyant ton vide prendre forme, la poche d'ombre s'animer, jeter son encre sous mes yeux, m'aveugler d'une lenteur noire et battante, coeur dans les bruits dérisoires, je te sens, tu es là, bientôt tu vas monter, l'obscur dessinera l'ovale d'une tête, l'échancrure des jambes, les bourgeons des doigts, je te vois maintenant, je te parle pour ne pas me perdre et, ce soir, c'est toi qui m'enfantes, un instant j'échappe à ma mémoire, au ressassement de mon étroitesse, de mes peurs, de mes désirs, je me lève sur les débris des heures, l'encre brille, un train m'invite au voyage, demain le jour naîtra, ce sera ton visage

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  • OBEISSANCE AU VENT III 

     

    La silence des chiens (1980-1982) Ubacs, 1990. Réédition: publie.net, 2009 et publie.papier, 2012.

     

     tu fermes les yeux, la mémoire est faible, une image parfois, instantanée, ou une odeur, le pain grillé peut‑être, mais trop brève, reste l'ampoule, le vasistas noir maintenant, la vieille qui geint à côté, le bruit des pas ou de ton coeur qui saute, portes claquées, cris d'homme, piétinements, cliquetis, combien de temps, demain n'existe pas, aujourd'hui est blanc, l'épouvante sans visage, les minutes mortes, à chaque seconde la même terreur, le noir en pleine lumière, l'horreur banale, comment tu t'appelles, tu habites où, comment s'appelle ta mère, chaque jour, chaque nuit, les hurlements, le corps perdu, brisé, désarticulé, ton corps, humilié, dépossédé, tas de viscères, salive larmes, sueur, urine sang, vomissure, excréments, l'énumération, incessante, la même, toujours, portes, couloirs chambre, lit, moteur, cris, silence, cris, noir, puis doucement l'ampoule le vasistas, souviens‑toi, des deux mains tu cherches à le retenir, mais doucement il se dégage, souviens‑toi, il t'embrasse, il s'éloigne, il te fait signe des gens passent dans la rue, ils n'ont pas de visage, quelle heure est‑il, tu as mal, je voudrais sortir, sortir, tu cries, ça va pas demande une voix, la pièce danse, se balance de droite à gauche, la fièvre, tu grelottes, quelqu'un dépose sur toi un sac de plastique, des heures ont passé, des jours peut‑être, c'est la nuit, encore, l'ampoule allumée, éteinte parfois, il te sourit, son corps nu luisant un peu dans la chaleur, il se penche, son visage est noir, tu vois le plafond, la fenêtre à gauche, deux rayons de soleil filtrent par les persiennes, il reste immobile au-dessus de toi, mains posées près de tes tempes, bras tendus, il te regarde, tu l'attires à toi, tu ne veux plus le voir, tu veux sentir sa chaleur, son poids, son odeur, n'être plus que ce mouvement, rythme des vagues, rappelle‑toi, comment était‑ce, la tristesse est immense, tu pleures, il y a comme des algues, elles t'étouffent, tu te débats, tu ne veux pas mourir avec, au fond, cette odeur, urine ou merde ou autre chose, tu ouvres les yeux, tu vois l'ampoule, les poutrelles du toit, tu as vomi, il faudrait se lever, aller au lavabo, se laver, mais tu ne peux pas, tes jambes sont si lourdes qu'elles te paraissent énormes, maintenant tu ne pleures plus, tu as fait un effort terrible et tu es debout, les choses tournent, tu as mal, tu es couchée par terre, penché sur toi, il y a un visage puis une main t'essuie le front avec un chiffon taché de sang, tu voudrais dire merci mais la porte s'ouvre, une voix dit ton numéro, on te soulève sous les bras, tes jambes traînent sur le sol, couloirs, lumières, corps couchés sur des portes, gémissements, rien, tu flottes sur du gris, c'est comme dans un bateau, avec la brume et le bruit du moteur, tu vois le lit, tu hurles, tu tapes, tu griffes, tu ne sais plus, le noir est rouge, il éclabousse toute la pièce, tu voudrais savoir d'où viennent les voix, l'une se rapproche, tu vas la comprendre, tu fais un effort douloureux, calmez‑vous, là, là, calmez‑vous, il y a un silence puis tu sens une vive brûlure à l'avant‑bras gauche, une forme bouge au‑dessus de toi, une femme en blouse blanche, elle t'ausculte, elle a l'air effrayée, laissez‑là, dit‑elle, elle ne résistera pas, des mains t'emportent, tu flottes de nouveau, les couloirs ondulent comme de l'eau où dansent des lueurs, tes oreilles se sont mises à bourdonner, il y a des jours et des nuits dans cette rumeur, une douceur incroyable, comme du clair qui coulerait de toi, tu penses, la vie est simple, les deux enfants marchent sur le chemin en se donnant la main, l'aîné se penche vers le cadet, le soleil du soir les cerne d'un liseré étincelant, il les suit, mains dans les poches absorbé par le sol pierreux où son ombre le précède, de temps à autre, il lève les yeux, regarde ses deux fils, le vide bleu de la montagne, s'arrête au pied d'une haie, ramasse une noisette, la brise, le vent fait un léger bruissement dans les feuilles, reste, reste encore, l'image devient floue, s'efface, tu voudrais l'habiter, tu marcherais aussi, simple­ment, tu respirerais l'air tiède, un peu plus frais dans le soir proche, tu fermerais les yeux, ou tu serais assise dans la grande pièce lumineuse, lisant ou écrivant avec une dernière mouche sur le clair de la vitre, des voix d'enfants tout près, silencieuse, écoutant, touchant le velours du canapé, regardant le tapis, les fauteuils, la fenêtre, et tout serait si merveilleux, cette vie simple, reste, tu sourirais versant du lait dans un pot de faïence blanche, tu serais assise, tu mangerais, sans rien dire, attentive au bruit des fourchettes, au craquement du pain qu'on coupe, aux voix autour de toi, il serait midi et quart à la pendule sur le mur ou sept heures et demie sous l'abat‑jour blanc avec la nuit déjà contre les vitres, des lampes ça et là, la vie, simplement, la vie


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  • OBEISSANCE AU VENT III

     

    La silence des chiens (1980-1982) Ubacs, 1990, réédition publie.net, 2009 et publie.papier, 2012.

     

     chaque soir, tu entends, ça recommence, visage et mains croisées, ombre d'une tête et froissement de pages, chaque soir dans l'approche de l'automne ou du printemps, entre deux heures indécises, quand la saveur des jours s'estompe, revient ce bruit, écoute, sur la lueur du ciel près de s'éteindre, sur le silence, cette déchirure, ce bruissement, appel peut‑être ou angoisse ou pur volume sonore simplement, n'existant que pour lui‑même, tu tressailles malgré toi, tu n'y prêtes apparemment aucune attention mais ça te pénètre, descend quelque part pour remonter un jour, résurgence inattendue comme ces souvenirs insignifiants, tu sais, le bruit, soudain, de son bracelet tintant lorsqu'elle s'habillait ou ce rouleau compresseur gris sur le bord du boulevard, tu regardes tes mains, tu écoutes la nuit, son frôlement de chose épaisse, tu n'entends plus rien, tu vas dormir maintenant, mais il y a cette chose, cette voix sans voix avec ton coeur qui bat sur l'oreiller, attendant le sommeil, l'éboulement obscur, ou parlant sans savoir, mot à mot, suivant ce mouvement de phrases en toi comme le coeur, pulsations, images blanches, respiration lente, sinueuse, sans le vouloir, parce qu'il le faut, dans l'étirement du temps, un jour encore mais les mêmes gestes la même lampe la nuit toujours, un drôle d'insecte qui se débat, long corps bleuté, luisant, ailes transparentes, heurtant l'abat‑jour, bruit sec, désordonné, tombant sur la table, courant un instant, accompagnant le mouvement de la main qui écrit, un verre vide où se reflète la lumière, l'énigmatique visage de shakespeare sur un livre dans l'ombre, les craquements du bois, un bruissement de mouche, l'odeur de la pomme et du sang, le froid du cuir et du métal, les couleurs voilées, les lettres, tout ce qui fait cet instant infini avec ce bruit encore, ce cri dehors, peut‑être, dedans, tu ne sais pas, écoute, tu dois l'entendre, ta main se lève pour prendre les ciseaux, un couteau, un crayon simplement et reste immobile, coupée dans son élan, cet appel, oui un appel, avec pourtant quelque chose de plus sauvage, une violence, tu vois, très vite, bleu, oeil fixe et trouble en même temps, doigts crispés, tu penses, qu'est‑ce qui m'arrive, debout, immobile, soir ou matin, heure quelconque du jour, trois heures dix par exemple, cinq heures vingt‑cinq, tasse et soucoupe, lit, fauteuil, reflet de l'ampoule électrique sur les faïences bleues de la salle de bains et peut‑être, alors, cet appel, de nouveau, si proche qu'il en devient intolérable, tu dis, mais enfin qu'est‑ce que c'est, ou alors presque rien, au contraire, un murmure vague mais continu, comme la vibration d'une corde qui ne s'éteindrait pas, même de jour dans la lumière un peu jaune de septembre, un après‑midi calme avec des vaches, un chien couché dans l'herbe, la tiédeur encore de l'air, tu l'entends, comme une basse lointaine, une ombre sous les heures où, malgré la beauté, la vivacité des choses, quelque chose semble toujours finir, ne jamais commencer non plus, rester à ce point de violence brute et calculée à la fois que ne cessent de couvrir mots, phrases, pages, livres, images accumulés, tu ne vois plus rien que du gris, tu n'entends plus que cette rumeur, ce cri parfois, le même sans doute traversant des jours lisses où soirs et matins se confondent, où tu restes seul à te regarder les ongles, assis dans une grande pièce vide, à te demander ce que tu fais là et vivre à quoi ça rime etc., tandis que le matin se lève en rose et cendre sur les toits avec des voix, des portes claquées, un moteur, la radio quelque part, des mots qui flottent, s'effacent, reviennent, mais autre chose te retient maintenant, les deux bords mal joints du papier peint créant un hiatus désagréable dans la rangée de fleurs de la tapisserie que tu regardes longtemps, jusqu'au vertige, autre chose encore, bruit de bouche, salive, ou simplement goutte à goutte d'un robinet, grincement du parquet sous les pas, cela remonte de très loin, tu cherches à percer la pellicule, l'instant, ses perspectives infinies, fuyantes, tu t'es perdu, tu regardes tes ongles, il n' y a pas d'instant, un avion passe, interminablement, et derrière son vrombissement tu entends encore, cette espèce de cri, appel, enfin cette chose à laquelle tu voudrais bien donner un nom, et tu le trouverais, rassurant, au détour d'une phrase, ah ce n'était qu'un chien, et tout rentrerait dans l'ordre, et tu poserais ton stylo, il n'y aurait plus rien à dire, mais c'est le vide, le noir, façon de parler, bien sûr, comment dire, ce bruit, ce, ce, tu ne sais pas, alors tu continues, tu découvres un chemin, pas très nouveau, un peu insolite, peut‑être, à cause de cette incitation sonore, l'est‑elle vraiment d'ailleurs, n'est‑elle pas muette, purement intérieure, ombre portée d'angoisse ou de désir, tu l'ignores, mais il te semble l'entendre très nettement, malgré la distance, déployant un espace toujours plus vaste où, soudain, tu as peur de te perdre, et sans doute vas‑tu te perdre, quelle importance, puisque tout continuerait, les villes, leurs vapeurs mauves, les arbres seuls sur le couchant, les fourmilières, la chaîne de sang des corps tressés, le ressac, les fonderies étincelantes et rouges, la fatigue, le jour le jour, le vent ondulant sur un champ d'herbes hautes, la chasse d'eau qui chuinte, l'étoile dans l'embrasure, demain, hier, aujourd'hui, tout se qui bouge et bougera sans toi, cette mouche sur la vitre que tu n'écouteras plus comme en cet instant où chacun de tes gestes semble dicté par une force obscure et cependant précise, cette voix peut‑être, ce chuchotement maintenant, écoute, derrière le bruit des pages tournées ou des assiettes ou d'un marteau têtu, cette plainte, plutôt, pareille au grognement de l'estomac rétif, tu sais, tu es assis, tu lis, vivant les phrases qui t'emportent et, imperceptiblement, c'est revenu, grincement discret, persistant, d'abord tu ne remarques rien mais peu a peu tu perds le fil, tu relis les mots sans les comprendre, tout se passe ailleurs, plus bas, un peu au‑dessus du nombril, gargouillis, couinement liquide, obstiné, grognement plus grave, tu écoutes à présent, tu guettes, dans les silences intermittents, un signe, un autre, un autre encore, tu deviens le corps de l'attente, de l'écoute aussi, et c'est bien ça, précisément, cette sorte d'appel, au fond, au loin peut‑être, il n'y a plus que lui, tu le cherches sans le vouloir sous la rumeur du jour, le ronflement d'une bétonneuse, par exemple, dans le clair un peu jaune du matin qui commence, le brusque froissement d'un journal ou la voix de l'enfant qui chantonne, dans le silence de la nuit, tu t'étonnes d'être seul à l'entendre, écoute, dis‑tu, immobile, doigt en l'air, écoute, tu retiens ton souffle ou, au contraire, tu t'enfouis la tête sous les draps, sans savoir pourquoi, tu as peur, tu ne veux pas, mais même quand tu n'entends plus rien, que tout semble rentré dans l'ordre, c'est là, toujours, et, soudain, aux moments les plus intenses, dans l'amour, par exemple, corps polis, luisants, noeuds de silence, cette sorte de plainte, musicale presque, plus douce, peut‑être, mais tout aussi terrible, tu vois une chambre, une ampoule électrique suspendue à un fil, des ombres crues, des taches brunes sur le carrelage au pied d'une chaise, d'autres aussi sur les murs nus, d'un beige sale, quelqu'un, sans doute, va entrer ou vient de sortir, la pièce est vide mais il y a cette chose, comme un hurlement coupé net, éclaboussé contre les murs, le radiateur, les montants de la fenêtre aux stores baissés, un râle muet qui suinte du plafond, du sol, tu sens une odeur de plâtre, d'ozone et d'urine, c'est une attente visqueuse, intolérable comme ce cri, parfois, tu allumes la radio, la télévision, toutes les lumières, tu t'assoies dans un coin, tu ne bouges plus, tes mains deviennent moites pendant que tu écoutes les voix, que tu regardes sans les voir les images, leur lueur bleue sur la nuit de la vitre où tournent les phares, le noir vivant avec le souffle égal dans la pièce à côté, les livres empilés que tu ne comprends plus, il pleut, dis‑tu, ou, il est tard, les choses sont coupantes, tu restes immobile de peur de voir ton sang, son éclat sous la lampe ou ton visage dans la glace, inconnu à force d'habitude, la fleur de chair, les dents, la salive luisante, les yeux qui brillent, fixent les yeux, cherchent la profondeur, goutte d'encre au centre du cercle où tu pourrais tomber, mais tu restes là, accroché au rebord du lavabo, des nuits passent, des jours, les saisons tournent, tu n'as pas bougé, tu écoutes toujours, plainte ou râle, miaulement, peut‑être, grondement, couleur d'un temps qui n'a plus de couleur, signal obstiné, ligne invisible vers ailleurs, tu flottes, tu t'éparpilles, hors de tes gestes, de ta mémoire, hors du jour quand c'est le jour, de la nuit quand c'est la nuit, il n'y a plus rien, seul cette sorte d'appel comme s'engendrant lui‑même, ce cri pour personne, cette rumeur, éboulis où tout retombe et disparaît, passé ou avenir, ton visage, ton corps, tes mains aussi, tendues vers le vide, qui dessinent en fuyant un geste mélodieux...


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