• Les dehors de l'intime

    Yves CHARNET



    Petite chambre La table Ronde, 2005

    Voici un petit livre qui, dans l'itinéraire d'Yves Charnet, est, à proprement parler, un livre de transition. En rupture apparente avec le cycle autobiographique constitué par Proses du fils, Rien, la vie, Cœur furieux et Mon amour[1] il en est en même temps le prolongement. En effet, si la meilleure manière de sortir de soi c'est de s'occuper d'un autre, c'est, en même temps ne cesser de revenir à soi, puisque l'autre est toujours au cœur même de l'identité.
                L'autre, ici, s'appelle Maurice de Guérin. Invité pour un résidence d'un an dans le Tarn, au Cayla, la demeure où Maurice vécut sa brève existence avec sa sœur Eugénie, Yves Charnet va, au fil des saisons, de ses lectures, de ses rêveries, tracer le portrait évasif d'un écrivain intempestif et presque oublié, dans lequel il reconnaît sa propre angoisse, sa propre solitude, ses propres énigmes. D'entrée, donc, la couleur et la tonalité sont annoncées : la note bleue, celle du blues ou, ce qui revient au même, du spleen romantique : « Je suis venu retrouver dans votre faux château ma part romantique. L'origine perdue de notre lyrisme. A chacun sa quête. La mienne est fraternelle. Maurice de Guérin, je vous parle. Dans ce bouquin de bric et de broc. »
                Entre romantisme et tauromachie, mélancolie et violence, dehors et dedans, intempestivité et modernité, élan et rupture, prose et poésie, Yves Charnet avance sur le fil ténu de ces pages intermittentes, vers son propre inconnu. Dans cette missive à voix basse traversée des couleurs de saisons, de bribes de lectures, de désoeuvrement méditatif, il trouve et ne trouve pas Maurice de Guérin, comme il se trouve et ne se trouve pas. Rien qui le rassemble, qui l'unifie. Ou alors si peu. Des bribes, des chutes. De « bric et de broc », oui.
                Or, c'est justement ce bric et ce broc qui fait l'intensité particulière de Petite chambre. A côté de notations sèches, quasi banales d'un journal du désoeuvrement, les évocations fragmentaires d'une nature toujours saisie dans le retentissement physique, humoral, qu'elle a sur le sujet, comme dans ces superbes notes sur l'été, qui sont, à travers une sensualité à fleur de peau, une véritable érotique du paysage : « Des seins dans le bleu. des hanches-collines. La source des yeux. Cette odeur de vase. Tout près du sexe. Un lavoir contient l'origine du monde. La langue bouge comme une herbe folle. Chaque paysage est dans le corps. Comme la mémoire d'une femme imaginaire. Les tempes du bleu donnent envie de mordre. d'écorcher la peau du ciel. Les fougères font doucement ondoyer dans la lumière leur forme fessue ». Cette intensité, elle est aussi dans une manière d'effleurer en passant, un détail concret, un texte, une vérité, peut-être. Sur l'autre et sur soi-même : « Il n'y a pas d'identité. // Juste un changement perpétuel. Rien qu'un sujet modifié par l'effet que, sur ses sensations, produit l'univers. Au jour le jour ». Ou encore : « La poésie passages de l'inconnu dans le langage. Comme Maurice en fait l'expérience -- constatant le 5 avril 1833 que ce qu'il éprouvait « serait assez difficile à formuler ». Avec, en écho : « Ce que j'éprouve serait assez difficile à formuler. // Des papillons, parfois. // Presque rien. »
                Aux lisières. Ni prose ni poésie (« Vers, proses. Désaffubler cette fausse différence. ») Ou les deux à la fois. D'où le charme de cette écriture rythmique, « jazzée » ou de contre-temps en syncopes, quelque chose, tour à tour, se fait jour  -- « L'intime est dehors. / Les vaines barrières de la personne sont enfin renversées. / L'extérieur est au-dedans de nous » -- et se retire : « Chacun est -- pour soi-même, pour les autres... -- une chambre close ». Mais si l'extérieur est au-dedans, il n'y a plus de chambre. Encore moins de chambre close. Seule une immensité qui n'en finit pas de s'ouvrir. Selon les intermittences de la vie, de la chance qu'elle nous offre à chaque instant : « Tous les musiciens sont des intermittents de la chance. Tous les poètes ». Et Yves Charnet avec eux.

















    [1]  Tous parus respectivement en 1993, 1994, 1998 et 2001 aux éditions de la Table Ronde.



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