• LA VOIX DE SON MAITRE[1]

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    La langue que nous parlons n'est pas un instrument mais l'air que nous respirons. Elle nous habite aussi bien que nous l'habitons, elle fait nos pensées nos valeurs, nos discours alors même que nous croyons la maîtriser et l'utiliser. Francis Ponge parlait de « tous ces grossiers camions et monuments qui constituent bien plus que le décor de notre vie », autrement dit, de tous ces lieux communs, de tous ces modes de penser et valeurs instituées qui nous parasitent à notre insu.. Et, à peu près à la même époque, dans son analyse de la langue du Troisième Reich,  LTI, Victor Klemperer écrivait : « Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, de formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Et il ajoutait que si le Troisième Reich n'a forgé que très peu de mots, il a « changé la valeur des mots et leur fréquence [...], assujetti la langue à son terrible système, gagné avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. »



    Cette longue citation qui ouvre le livre d'Eric Hazan,  LQR, titre explicitement démarqué de celui de Klemperer, annonce qu'il va s'agir de montrer également en quoi la Langue de la Cinquième République (Lingua Quintae Republicae), des années 60 à nos jours, n'a cessé de nous conformer, de nous conditionner et, donc, de nous adapter au capitalisme ou néo-libéralisme dominant dont elle est l'émanation et l'instrument. Non pas pour nous fanatiser, comme celle du nazisme triomphant, mais pour nous anesthésier et ainsi nous couler en douceur dans le moule du système dont il s'agit de masquer le substrat conflictuel et la violence permanente.



    Ce recensement qui aurait pu prendre la forme d'un dictionnaire contemporain « des idées reçues « , dont Eric Hazan dit qu'il a abandonné le projet, se présente comme une analyse en trois temps ou trois parties du fonctionnement de la LQR.



    Sont d'abord passés en revue les procédés sur lesquels se fonde cette langue, eux-mêmes classés en trois catégories : « l'euphémisme », le « renversement de la dénégation freudienne » et « l'essorage sémantique ». Si l'euphémisme (on ne dit plus « chômeurs » mais « demandeurs d'emploi », « clochards » mais « sans domicile fixe », etc.), vise soit à « éviter » la désignation de certaines réalités trop crues par des termes ou formules acceptables, soit à évacuer le sens de certains mots pour en dissimuler le vide (« réformes » toujours entreprises, jamais abouties, « croissance » toujours incontrôlable...) ; si le « renversement de la dénégation freudienne » consiste à se féliciter de ce qu'on n'a pas (dans un monde de solitude on parle de « dialogue », d' « échange », de « vivre ensemble » ; au milieu de l'opacité régnante on fait l'éloge de la « transparence » ; pour masquer la xénophobie et le racisme ambiants il n'est question que de « métissage », de « multi » ou « pluri culturalisme », de « diversité ») ; avec « l'essorage sémantique » et son fonctionnement répétitif, certains mots comme « espace », « écologie » « citoyen » (devenu un adjectif utilisé  à toutes les sauces), « social » ou « modernité », finissent par perdre le peu de sens qui leur restait.



    Ensuite,  « l'esprit du temps »  envisage les valeurs véhiculées par ce discours anesthésiant. Ces valeurs bien entendu « universelles », celles de la « République », de la France « terre d'asile », fondées sur de « nobles sentiments » (« égalité des chances », « cohésion sociale », « écoute », « convivialité ») s'opposent avec « rigueur » et « fermeté » à cette vague « arabo-musulmane » (tous les immigrés même non arabes en font partie) creuset de ce « terrorisme islamiste » toujours suspect d'être lié à Al Qaida, « organisation tentaculaire et structurée [qui] n'existe évidemment pas ». D'où la violence verbale qui en découle et s'acharne sur ceux qui osent critique la politique des USA, sur cette « crispation américanophobe » dénoncée par les thuriféraires de la droite libérale,  qui ne contredit qu'en apparence le discours anesthésiant de la LQR, puisque dans une simple répartition des rôles, les « idéologues du nettoyage généralisé » utilisent « la langue publique la plus adaptée », celle de l'intimidation.



    Tout cela -- et c'est le thème de la troisième partie, « effacer les divisions » -- aura pour résultat de gommer les fractures toujours bien réelles ou à « recoller les morceaux » : on ne parlera donc plus de « classes » mais de « couches » ou de « catégories », plus d' « exploités » et donc d' « exploiteurs », mais d' « exclus » qui ne sont victimes que d'eux-mêmes puisque le mot d' « exclueur » n'existe pas, etc. Autrement dit, « la bonne vieille idéologie du patronat français » impose par le ressassement d'un langage du « consensus » (« ensemble », « rassemblement », « solidarité ») et de la « bien pensance » avec la prolifération de l' « éthique », l'illusion de le cité unie fondée sur la vieille morale des valeurs transcendantes et sacrées.



    Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il y ait là complot et calcul. La cohérence de la LQR repose plus simplement sur la « communauté de formation et d'intérêts chez ceux qui [en] ajustent les facettes » : membres des cabinets ministériels, directeurs commerciaux de l'industrie, chefs de presse, responsables de l'information télévisuelle. Tous sortent des mêmes écoles de commerce et d'administration où ils ont appris cette même langue. Et où ils ont compris que leur place dépend du maintient de cette guerre à bas bruit que la LQR est censée recouvrir tout en la maintenant vivace.



    Ce livre montre comment, à travers ce que Bernard Noël a, pour sa part, si bien nommé la sensure, s'opère cette « castration mentale »[2] ou privation de sens, par laquelle le pouvoir installe sa domination sans partage dans la tête de chaque citoyen, et à quel point, perception et pensée étant subordonnées à une écoute d'autant plus efficace qu'elle est inconsciente, nous sommes tous ventriloqués par la « voix de son maître ». A quel point, en somme, ce qu'on appelle « réalité » n'est qu'une description apprise qui dépend de la langue dans laquelle nous baignons. C'est pourquoi la « littérature » nous est si indispensable, elle qui est vie et survie d'un langage toujours plus menacé par l'entropie galopante et les forces de coercition qui le colonisent. Toute « poésie », au sens large, est donc politique, refus en acte de l'instrumentalisation ambiante qui fait de la langue un redoutable véhicule d'asservissement. Parole à l'état naissant, elle ouvre à l'inconnu, à cet espace indéterminé où les mots, retrouvant leur force originelle, ne sont plus des vecteurs de pouvoir mais des germes de mondes.

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    [1] LQR La propagande au quotidien,  Editions Raisons d'agir, 2006.


    [2] La castration mentale, POL, 1997.

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  • Le corps sonore

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Thierry Martin-Scherrer
    Le fantôme de Chopin
    Editions Lettres Vives, 2006
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         Après Le passage de Marcel [1], cette extraordinaire plongée dans l'intimité de celui qui, « demeuré » en deçà de toute description apprise, ne cesse d'éprouver le monde dans l'émerveillement et l'effroi, la stupeur et l'éblouissement de la première fois,  Thierry Martin-Scherrer nous offre aujourd'hui avec Le fantôme de Chopin, une seconde incursion dans le mystère de cet autre être d'exception, ce raffiné, dévoré par le mal de l'impossible retour et -- puisque la vraie vie c'est jadis -- de la conscience d'être déjà mort, qui n'auront fait que consumer sa courte vie. D'où ce « fantôme » qui, au sein du corps apparemment vivant tisse en fils sonores le cocon floconneux de son invisible présence : « Essence de la musique de Chopin : génie de l'après-coup, conscience du jamais plus, brûlure du trop tard. »

        
    D'entrée, on nous avertit. Ici, point de biographie, au sens courant du terme où l'écriture suivrait une chronologie toute extérieure, mais la fantasmographie de ce fantôme qui ne cesse d'habiter -- d'être -- Chopin et à travers laquelle, se révèle ce que seule, croyait-on, la musique pouvait faire entendre : « Pendant trente ans il a parlé à l'ombre de sa mort en un dialecte étrange, en deçà de tout mot ». Ce dialecte purement musical (« Son affaire : le son qui chuchote, le son qui rend le silence des choses. »), explique sans doute  sa méfiance vis-à-vis du langage ce «  son altéré qui prend les choses avec les pincettes du sens ». C'est pourquoi « le sens ne l'atteint pas » dans « sa passion d'éteindre les lumières pour ne voir que la vibration». 

        
    Or, tout le travail de l'écrivain –– du poète –– va être ici de faire passer cette vibration dans un texte qui en sera, en quelque sorte, la caisse de résonance. Car la poésie n'est pas non plus une affaire de sens  –– « Sous le toucher, un poème palpable tombe sous le sens, atteint aux choses, à l'image qui les brûle ». La poésie est, elle aussi, une affaire, non pas de son, mais de résonance [2]

        
    Ce qui fait la grande réussite de ce livre (comme celle de Le passage de Marcel avec lequel il forme un diptyque -- celui du simple et du complexe, du bas et du haut --, c'est qu'au lieu de décrire, de raconter, il nous fait entrer, il nous fait habiter, partager ce qu'aucun récit ne pourrait faire partager : le drame originaire qui est au fondement de toute l'œuvre de Chopin. Alors, autour de ce centre obscur,  tout se met à tourner, s'ordonner, et toute la vie avec ses pesanteurs, ses aléas, ses circonstances, prendre un sens : l'impossible retour, la solitude, la politesse comme une cage de verre, la maladie -- le feu intérieur qui brûle, la consomption, les amours (Marie, George...), l'ennui (« Est-il possible de s'ennuyer autant que je m'ennuie ? »), l'Histoire (« Il regarde la Garde Nationale, qui regarde Casimir Périer, qui regarde les ouvriers et leur fait tirer dessus »), les allées et venues, les déménagements continuels, parce que ça n'est pas ça, ça ne peut être jamais ça...

         Ce qui nous vaut, dans l'élan maîtrisé d'une écriture à la fois sensuelle et réflexive, transparente et opaque, d'intenses aperçus comme autant d'allumettes craquées dans les ténèbres à jamais inaccessibles d'un destin : « Une autre fois, sa portée vierge offerte à l'aube, à un signal du jour. Il est mangé par la fenêtre qui l'invente encore. La barre étincelante de la mer, une sphère d'oiseaux dans un arbre en boule, un souffle de torrent glouton, il est dans des espaces étranges, il est une ébullition stable d'eau et de chant lumineux. Parfois il ferme les yeux, un non-voyant auquel sa canne à lui, le rubato, tient lieu de trouvaille pour tâter la nuit. Bartomeu Ferra écrit : « Le pli d'une feuille de roses, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner. » George Sand écrit : « Frais comme la rose et rose comme un navet ».Ou ce portrait encore et son terrible clair-obscur : « Le visage, ainsi : Les yeux sombres, mais les yeux bleus. Vient-il à scruter le ciel des vivants ? On l'appelle depuis la cave. Les yeux bleus, mais les yeux gris. Le périscope des pupilles au milieu d'une eau calme. Les yeux tendres, mais les yeux fiévreux. On veut parler, on est sur écoute. Le nez droit, mais le nez busqué. On se tient entre deux proies. La bouche est fine, la bouche est épaisse. Un sourire de chat, des rêves de fauve. La présence est courtoise, l'indifférence est affichée. On est là, on est ailleurs. Horla. L'expression est fière, l'expression est fuyante. Le regard est doux, il est dévorant. On porte courtoisie comme une discipline. On bat froid aux amis de la veille. Au milieu du salon on ronronne. Un quart d'heure après, on fulmine. »
    Il fallait être à la fois un musicien et un poète -- un poète doublé d'un musicien -- pour nous faire toucher, au sens le plus physique du terme, pour nous faire éprouver le mystère de Chopin, de cette musique, de ce « corps sonore » qui ne cesse, à travers le temps, de nous revenir comme le parfait fantôme de ce corps physique, rongé de phtisie, qu'il aura passé sa vie à surmonter : « Le fantôme Chopin : ce qui a survécu à la faillite biologique décrétée par la naissance. »




    [1] Lettres Vives, 2001.
    [2] « Il y a quelque chose dans la poésie qui est plus important que le sens : la résonance. ». Marina Tsvetaeva

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  • Philippe Rosset
    Trahisons du crépuscule
    Alidades, 2006

    Trahir la trahison


         La voix qui parle ici, quitte quelque chose. Avant tout, peut-être, ces voix dont elle vient et d'abord celle d'un Rimbaud et celle d'un Trakl dont on entend encore les échos et dont elle recueille l'entêtant  chromatisme: « La goutte dorée terminait le chemin. La flaque bleutée saigna de l'amour. Un filet de diamant coulait dans le lit des rivières. L'ascension s'abîma dans la rigole ». D'où ce ton aujourd'hui pour nous intempestif et qui, justement, nous fait dresser l'oreille. On écoute. C'est tout un passé qu'abandonne cette voix : celui d'un certain expressionnisme fin de siècle associé aux images lumineuses d'une Antiquité rêvée : « Parmi les figuiers, au-delà des mers et du ciel, il a marché le long des murs éboulés. Il a senti de près le temps écroulé. Il a touché l'âpre senteur des heures antiques ». Il y a là comme le rêve d'une éternité qui s'éloigne, la chute d'un paradis perdu (« Tant de ruines dans un monde neuf ») sans doute marqués par la distanciation du « il » et l'usage insistant des temps du passé. Et, bien entendu, par les larmes : « Il pleura, et la larme rendit hommage au crépuscule du minéral ».
       
     Pareille nostalgie, pourtant, s'accompagne d'une assurance inattendue. Car cette voix est sûre d'elle-même, malgré ses tâtonnements. Elle a le sens de la formule et de la vision : « En plein jour il a vu déjà la trahison. Les astres comme lui ne mentent guère au zénith ». Tout empreinte du crépuscule de ce dont elle peine à se déprendre, elle fait signe, en même temps vers quelque chose qui pourrait bien être une autre lumière : « Moi – trahi par le crépuscule, je me réfugierai dans la chaleur de l'aube, désormais certain de trouver la foi ».
        
    Foi dans la vie ? Dans l'ouverture du temps et du monde ? Ce que cette voix cherche elle l'ignore. Mais c'est cela qui l'aimante. Et c'est ce qu'on aime en elle : ce retournement qui la pousse, en lui donnant forme dans ces poèmes, à quitter la fascination de l'autrefois -- à trahir la trahison, puisque, nous est-il dit au terme de ce parcours, « La trahison trahie dit une vérité sur l'homme. »


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