• Tromper sa faim

     Vahé GODEL
    Le sang du voyageur
    (Editions l'Age d'homme)
       

                Dans le panorama de la poésie contemporaine de langue française, l'œuvre de Vahé Godel est à la fois visible et invisible, proche et lointaine, parfaitement situable et pourtant insituable. A cheval sur les frontières physiques (entre l'Arménie, pays de sa mère et la Suisse, pays de son père), existentielles (ici / là-bas, le centre / la périphérie, l'étrange / le familier), littéraires (rigueur et baroque, prose et poésie) elle ne cesse, par l'abolition de ces dichotomies qui structurent notre vision du monde, de nous plonger dans un égarement ébloui qui est, sans doute, l'une de ses principales vertus.

                Livre de livres -- choix de textes savamment composé par l'auteur -- Le sang du voyageur est une parfaite introduction à cette entreprise littéraire qui, depuis une quarantaine d'années poursuit sans relâche une exploration des marges, de l'errance, de ce vide sur lequel, sans le savoir, nous construisons nos châteaux de sable.

                Cette anthologie se présente comme un prisme où l'unité de la démarche se diffracte en quatre facettes -- quatre sections. « La langue des profondeurs » évoque les origines -- l'enfance ; « Faits et gestes », l'inquiétante familiarité du monde qui est le nôtre ; « Le sang du voyageur » (qui donne son titre à l'ensemble) l'identité éclatée qui se cherche dans le vertige de l'espace et du temps ; et « Le charme des vestiges », à travers l'interrogation d'une écriture foncièrement fragmentée, l'incertitude qui constitue, finalement, notre seule certitude.

                L'intérêt de ce coup d'oeil rétrospectif, c'est de montrer que cette œuvre (toute œuvre ?) se développe moins chronologiquement que circulairement autour d'un centre vide et fascinant. Le sujet de l'écriture creuse, s'enfonce, fouille, cherchant dans l'épaisseur têtue et la nuit de la matière une ouverture lumineuse vers l'autre côté : « à travers le mur de la cave / je vois un arbre millénaire ». Et plus il creuse, fouille, s'enfonce, plus il creuse en lui-même (« un inconnu s'enfonce dans ses propres entrailles »), se défait, tel Orphée et Osiris ces deux figures tutélaires qui, dans leur démembrement même, annoncent une possible résurrection : « ... quelqu'un nous abandonne, se consume dans le noir, se résorbe peu à peu, immobile, cloîtré, tuméfié, éventré, criblé, démembré, n'en finit pas de se vider, de se dissoudre imperceptiblement dans les vapeurs d'un silence insulaire -- seule retentit la voix du sang, sinueuse, séditieuse, seul émerge ce corps de cire barbouillé d'encre noire, cette parole perdue, ce mot de passe qui perle sur des lèvres soudées, cette main blanche qui oscille dans l'abîme, perdant de l'altitude, cette mémoire déplumée, cette tête coupée flottant sur une eau morte ... »

                Tous les livres de Vahé Godel rejouent ce drame : celui de la pénétration par rues, chambres et couloirs, de l'enfoncement, de l'éparpillement à travers boyaux, puits et cryptes vers l'impossible centre (le ventre maternel ?) qui est celui d'une plénitude toujours fuyante, toujours entrevue. D'où cette écriture de l'énumération, de la répétition, ces litanies ou rhapsodies qui, nous prenant dans leur rythme obsessionnel, nous plongent avec virtuosité dans l'infinie prolifération du réel :

     SEUL
    sous le seuil sous l'auvent
    sous la langue du fleuve
    sous les meules du vent
    sous l'œil des ossements
    sous le chant des glaïeuls
    sous l'aveu du chiendent
    sous l'épieu sous la sangle
    sous le linceul sanglant
    sous l'éteule du temps
    sous le serpent du lieu
    sous la rumeur du sang
    sous le ventre poreux
    sous la dent de l'aïeul
    sous le banc sous les feuilles
    sous le feu sous la cendre
    sous l'encre de l'aveugle
    sous la tumeur du sens
    sous le milieu du chancre
    sous le nœud sous le centre
    du centre
                   – seul
                                vivant
     

               

            Qu'il prenne la forme du poème, du récit, de l'essai, c'est le même mouvement pulsionnel qui nous emporte, brisant nos certitudes, brouillant les pistes, effaçant les frontières, confondant l'un et l'autre, l'autre et l'un dans un vertige sans commencement ni fin. Car –– et ce ne peut être que le mot de la fin (de la faim), sur lequel s'achève sans s'achever ce parcours évasif, «  une écriture n'existe qu'aussi longtemps qu'elle demeure insatiable. Ecrire c'est, tout ensemble cultiver son désir, prolonger son errance et se nourrir de sa perte -- autrement dit tromper sa faim. »


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  • Le chant de la prose[1]


     L'écriture [...] avouait toute l'ambiguïté de sa nature : car elle occupait en l'homme la place entière du féminin -- voix et chant, souffle et rythme -- mais elle était en même temps travail du fils sur lui-même et persévérance d'être au sein de l'inépaisseur et de la fluidité.
             
    Claude Louis-Combet, Le recours au mythe.
      

    L'écriture de Claude Louis-Combet semble ne jamais s'arrêter. Et, de fait, elle ne s'arrête jamais, comme la vie. De livre en livre, une prose continue se développe par grandes vagues et volutes rythmiques, emportant le lecteur à travers le récit de destins singuliers -- personnages historiques légendaires ou mythiques -- dans une rêverie toujours reprise parce que jamais achevée, sur le mystère de la féminité.

                Dans le massif imposant de ce travail « mythobiographique », selon le terme de l'auteur [2], Les errances Druon est un livre en quelque sorte paradigmatique. Tous les ingrédients des œuvres précédentes s'y trouvent réunis dans un précipité d'une écriture dense et fascinante. Sentiment de la faute et du manque, quête de la pureté, itinéraire mystique ne cessent ainsi de converger vers ce centre irradiant de toute l'œuvre : le désir de retour au ventre maternel, au paradis intra-utérin, vers lequel mènent trois voies qui, en réalité, n'en font qu'une : l'écriture, l'érotisme et la sainteté.

                Si les deux premières s'ouvrent au « mythobiographe », la dernière lui est interdite, et c'est sans doute ce qui le fascine le plus dans l'aventure de cette figure populaire du folklore religieux du Nord, dont la légende remonte au XIIè siècle. Elle rapporte que Saint Druon, ayant causé la mort de sa mère à sa naissance, ce dont il conçut un sentiment de faute indélébile, quitta à l'adolescence le château où il était promis à un bel avenir pour, après avoir été berger six ans et avoir passé neuf ans en pèlerinages à Rome, revenir à son village natal s'enfermer jusqu'à sa mort, quarante ans dans une cellule. Sur cette trame édifiante, Claude Louis-Combet développe, en les tressant entre eux, plusieurs écheveaux d'écriture qui font toute la richesse et la profondeur du livre.

                Il y a, d'abord, le récit proprement dit, lequel, comme un long fil ondoyant, nous emmène du début à la fin, des « années préalables » aux « années recluses », en passant par « les années châtelaines », « les années bergères » et « les années pèlerines ». C'est ainsi que nous sont racontées la naissance de Druon dans le sang et la mort de sa mère, la fuite de son père, le « prêtre phallophore », puis son éducation par le moine bégard et sa prise de conscience d'être cause de la mort maternelle ; sa fuite jusqu'au domaine d'Elisabeth de Haire, chez qui il travaille comme berger ; la montée en lui, à l'adolescence, des puissances de la chair ; son désir de la châtelaine qui, devenue sa Dame, l'envoie à Rome gagner le paradis pour sa mère, pour elle et pour lui-même ; ses neuf voyages successifs à la cité pontificale, sa progressive dégradation physique qui ne vient pas à bout de son amour brûlant ; son retour enfin à Epinoy-en-Artois où il se lie avec Ghilbert, le prêtre impur et sensuel et avec Katje sa servante et concubine dont il ne parvient pas à condamner les ébats amoureux, parce qu'il voit dans l'exaltation de la chair une purification qui lui est interdite à lui le meurtier de l'amour ; ses vœux de vivre en ermite ; son enfermement, sa déchéance physique et sa mort finale dans l'incendie de l'église, merveilleusement enveloppé d'un manteau blanc avec, dans les bras, la statue de la vierge à l'enfant.

                Cette longue narration, qui obéit aux lois d'une temporalité essentiellement linéaire, n'aurait qu'un intérêt relatif -- documentaire, historique, hagiographique, peut-être --, si un second registre d'écriture, par le surgissement d'éléments obéissant à une autre temporalité, ne venait en perturber le cours somme toutes étale: celui de l'imaginaire dont, on le sait, la force de fascination tient à la charge corporelle et qu'il induit et qui nous plonge dans ce temps hors du temps des légendes, des mythes et des profondeurs inconscientes.

                Plusieurs images obsessionnelles scandent le texte qui toutes peuvent être subsumées sous celle, maîtresse, du sexe femelle, de la vulve, qu'elle soit animale, humaine ou même divine. Image ambiguë du péché et de la vie, elle ouvre le livre avec l'effondrement d'une gargouille de l'église figurant une diablesse entre les cuisses écartées de laquelle « magnifiées d'une plantureuse vulve, surgissait la face pointue d'un diablotin » et la naissance d'un veau qui aussitôt né tente de retourner au ventre maternel, tête enfouie dans la cougne de la vache qui vient de mettre bas, pour s'achever, après la vision du sexe sanglant de la mère morte ou de la découverte, plus tard, de la beauté d'une vulve de brebis, sur l'offrande faite au saint par la Vierge Marie de « sa somptueuse cougne virginale, maternelle, cosmique, théogonique, chrétienne et universelle ». Sans compter les images qui en dérivent comme celle, à peine voilée, du tumulus de terre sous lequel gît la mère morte couvert fleurs rouges et noires : miracle, maléfice ou les deux à la fois ? Porte de tous les mystères, le sexe féminin est, chez Claude Louis-Combet, l'image matricielle par excellence, puisqu'elle est à la fois celle du paradis perdu et celle du possible retour. On comprend donc, ici comme ailleurs, l'importance de l'érotisme constamment associé à l'expérience religieuse, selon une hétérodoxie qui nous vaut, au début du livre, un certain nombre de scènes hallucinantes comme celle des pertes sanglantes de la statue de la Vierge de la Pile, celle des flagellation et de l'orgie collectives inspirées par le moine bégard ou les rêveries sacrilèges du prêtre « phallophore qui voit son sexe lui apparaître comme une croix. D'autres scènes, moins noires, plus lumineuses et, toujours, à forte teneur d'un imaginaire tout médiéval ouvrent ça et là dans le cours du texte de vastes trouées fascinantes : comme cette barque qui remonte comme par enchantement le cours de la rivière, cette vision émerveillée de l'accouplement d'un bélier et d'une brebis, ou cette unique rencontre avec Elisabeth de Haire et du baiser qui, pour Druon, change le cours de sa vie, etc. Sans perdre de sa linéarité, le récit, devenu alors récitatif, ne cesse, comme un fleuve, de s'élargir, de se suspendre, de se creuser de profondeurs obscures, troubles ou lumineuses...

                A ce second registre, s'en ajoute un troisième qui, rompant lui aussi la linéarité narrative, vient nous signifier que ce que nous avons sous les yeux est moins un récit qu'une véritable biographie par personne interposée ou « mythobiographie ». A plusieurs reprises, en effet, mais seulement lorsque le lecteur s'est laissé prendre à la trame narrative c'est-à-dire dans la seconde partie du livre, le « mythobiographe », par une série d'interventions ponctuelles et distanciatrices, lui rappelle que, plus qu'une « histoire » avec tout ce que cela suppose de fiction, la lecture entre dans la vérité d'une expérience vécue : « A cet instant initial, je le vois très bien, Druon, je vois son ombre allongée dans la clarté du grand chemin, je rejoins son cœur plein de promesse. A l'aune de ma propre expérience, je peux encore mesurer ce qui pousse Druon vers l'horizon de la campagne pleine et immobile, et apprécier, comme un secret qui se passe de paroles, sa détermination à aller de l'avant, qui n'a d'égal que sa réceptivité à tous les possibles survenants. Par là je retrouve toute la jeunesse de mon désir d'absolution et de rénovation de mon âme lorsque, sur mes quinze ou mes seize ans, je marchais, sac au dos, en direction de l'église de Notre-Dame d'Orcival, quelque part en terre auvergnate tourmentée de volcans ». Or, paradoxalement, cette part vécue est  à l'origine de la part d'invention et d'imaginaire du texte : « Voilà du moins ce que le mythobiographe reconnaît pour sa part de création -- de fiction, autrement dit. Car cette histoire de vierge que l'on regarde comme une mère, et cette existence d'une mère que l'on voudrait abolir et absorber dans le culte de la Vierge, c'est toute une épaisseur de sa vie intérieure, dans les couches profondes de son enfance ».

                Plus, donc, il y a invention, projection de l'un dans l'autre, plus le texte prend littéralement corps et le personnage avec lui. Ecouter l'autre, nous dit Claude Louis-Combet, c'est s'écouter soi-même en lui. Mais un « soi-même » qui est déjà un autre. Cet inconnu qui en vous s'est mis à parler et qui est à l'origine de tout le mystère de l'écriture. C'est là que réside le quatrième et dernier registre du livre. Dans cette prose touffue, travaillée de forces obscures et qui, pourtant, ne perd jamais sa limpidité et sa mesure. Sous le récit, sous les images, sous les interventions conscientes du mythobiographe, qui parle ici ? Quelle est cette voix qui, à travers chaque livre de Claude Louis-Combet ne cesse d'être l'écho de l'altérité qui l'habite ? Et qui en sait toujours plus sur lui que tout ce qu'il peut en savoir ? Il faudrait là une longue étude du phrasé, de la rythmique singulière de cette écriture, laquelle, par-delà ou en deçà de toute figuration narrative, se présente essentiellement comme un chant. Tour à tour sombre, ténébreux même, puis clair ou transparent, ce chant ne cesse de se faire entendre au cœur de toute l'œuvre. L'exemple du chapitre initial de Les errances Druon, est à cet égard caractéristique, où l'évocation du défilé des flagellants et de l'orgie collective met en jeu une charge pulsionnelle qui n'a d'égale que celle de l'accouchement mortel de Marie d'Epinoy et son sexe sanglant, béant, d'où va naître Druon. Tout n'est ici que scènes hallucinées, images obsédantes, visions délirantes brassées dans une sorte de grand retour au chaos originel et, pourtant, tout est canalisé, ordonné par une syntaxe imperturbable qui, sur une vingtaine de pages régies par le double adverbe « tandis que/alors » confère aux deux scènes, dans la successivité inévitable de la prose, une étonnante simultanéité.

                Autrement dit, si ce livre de Claude Louis-Combet, comme tous les autres, est écrit sous l'empire du féminin. Jusqu'à la scène finale où Druon, à l'instant de mourir dans les flammes, invoque, en une paraphrase inversée des paroles du Christ à l'agonie, non pas son Père mais sa Mère, la Vierge qui s'avance vers lui -- « Mère, pourquoi t'avais-je abandonné ? » --, il semble pourtant que dans l'imperturbable tenue de la prose, de ce discours qui va tout droit -- orthodoxe, donc -- le masculin ne cesse souterrainement d'agir, d'ouvrir sur l'extérieur, interdisant le basculement irrémédiable dans l'obscure intériorité des forces maternelles et maintenant cette tension qui est à l'origine de toute l'œuvre. Tension jamais apaisée, toujours exacerbée mais qui, parfois, comme, ici, dans cette ouverture ou comme jadis dans le fulgurant chapitre initial de Marinus et Marina, trouve un miraculeux équilibre. Serait-ce le rêve de l'androgynie pour un instant enfin réalisé ? Peut-être. En tout cas, c'est ce qu'on appelle la beauté.

     



    [1] Claude Louis-Combet, Les errances Druon,  José Corti, 2005.
    [2] Sur ce travail, on lira en particulier les pages que lui consacre Claude Louis-Combet dans son autobiographie, Le recours au mythe (José Corti, 1998) et dans récent recueil d'essais, L'homme du texte (José Corti, 2002).

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  •    Clarté levante
      ...et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     « Aube », Arthur Rimbaud


     L'aube donne la certitude du temps et de la lumière, et l'incertitude quant àce que le temps et la lumière vont apporter. C'est la représentation la plus adéquateque l'homme puisse avoir de sa propre vie, de son être dans la vie, puisque l'être del'homme aussi toujours se fait jour.
    María Zambrano, Discours de réception du Prix Cervantès, 1988.


     Il y a longtemps... Je me souviens... J'ai quinze ans. C'est une fin de printemps, il fait chaud, déjà. C'est le matin, dans la salle à manger, avec les rumeurs du jour venues par la fenêtre entrebâillée ? Je regarde la page et son titre : « Aube ». Je lis, je relis. Et plus je relis, plus autour de moi tout scintille, malgré le noir de la façade d'en face, les bruits de la ville, tout brûle d'un éclat qui est celui de la jeunesse et de la poésie (je ne le sais pas encore). Est-ce pour cela que, depuis,  le poème a toujours été pour moi un grain de lumière naissante, une clarté levante dans les mots ?
    Je me souviens... « J'ai embrassé l'aube d'été ». Qui « je » ? Lui ? Moi ? Tout le monde ? Personne ? Dans cette première ligne, isolée, au seuil du poème dans un temps et un espace hors du temps et de l'espace, tout se tient, tout s'embrasse : le sujet et l'été (J'ai embrassé / été), l'étreinte et l'aube (embrassé / aube) dans les deux hémistiches de cet octosyllabes qui se répondent en miroir : « J'ai embrassé / l'aube d'été ». Oui, tout est là : le je naissant et l'immensité du monde qui commence, le dedans et le dehors, indissolublement, comme pour l'à peine adolescent que je suis.
    Car, ce qui suit –– le récit de cette rencontre amoureuse –– ouvre déjà sur l'infini de la vie, même si, dit le texte, « rien ne bougeait encore », puisque tout est dans l'attente : sujet naissant et choses immobiles –– palais, eau, route, bois –– se confondent aussi dans tout un miroitement d'assonances légères  comme   J'ai  /  été  /  bougeait  /  palais  /  étaient  /  quittaient ,  mais aussi  aube  et  eau ,   aube  et  ombreaube  et  bois ... Et le temps commence, avec la marche. Le poème est une marche, un élan verbal qui éveille le langage et, avec lui, le monde : « J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit ». La traînée d'échos se propage : « embrassé » / « encore » / camps  /  réveillant  /  sans , à quoi s'ajoute, dans le prolongement du [ε] de  j'ai et sa finale masculine , un réseau d'assonances féminines qui, mieux que toute image font l'imminence de l'ouvert :  réveillant  /  haleines  /  tièdes  /  pierreries  /  regardèrent  /  ailes  /  levèrent ... Tandis que le silence clôt ce premier paragraphe, ce silence de l'aube, son immobilité :   rien ne bougeait  / route du bois / sans bruit.
    Cette ouverture est bien un commencement. A  pierreries, à  regardèrent, à  levèrent, répond première . « La première entreprise » –– entre-prise ––, la première saisie réciproque du sujet et du monde, s'incarne ici dans la « fleur ».  Première intimité (« qui me dit son nom »), pendant que les réseaux d'échos se prolongent comme le [ã] de embrassé / encore / camps / réveillant / sans, se prolonge à travers entreprise / sentier / empli et comme  le [m] de morte / marché / première / empli / blêmes / me prolonge celui du même  embrassé. De l'étreinte initiale à la rencontre de la fleur on quitte l'ombre, l'immobilité, le silence pour la lumière, le mouvement, la parole. Processus dans lequel le sujet ne cesse d'être acteur : « J'ai embrassé », « j'ai marché », « me dit »...
    Alors c'est la jubilation et l'éblouissement. Je les ai connus aussi. A ma manière. Je me souviens toujours : les fleurs aussi sur le noir de la façade d'en face, la tapisserie verte éclaboussée de lumière, le scintillement du lustre et du vase de cristal, le clin d'œil rutilant du poisson de céramique... Le monde aussi était là. Et je riais, même si ce n'était pas au « wasserfall ». Et même si ce n'était pas « à la cime argentée » mais à l'étroit ruisseau du ciel, là haut, je reconnaissais aussi la « déesse »... Extase, oui. Minuscule, peut-être, mais extase tout de même. Et c'est Rimbaud qui m'y entraînait. Dans son rire il y avait une reconnaissance –– l'expérience d'une lumière merveilleuse. Car, tel un écho lointain d'aube et d'embrassé, le wasserfall est blond, et la cime argentée répond au même embrassé . Quant à la déesse, elle est dans ce wasserfall, elle est celle qu'on embrasse : l'aube d'été...
    De wasserfall à échevela puis à « je levai un à un ses voiles », voici que la jubilation de la rencontre se mue en quête érotique. Alors, de l'allée à la grand'ville en passant par la plaine, l'espace s'élargit, s'ouvre immensément, tandis que le mouvement qui le parcourt devient précipitation –– « en agitant les bras », « elle fuyait », « et courant [...] je la chassais » ––, un élan verbal qui, comme sur les pierres d'un torrent, saute de coq à clochers à courant et à quais, nous fait passer de la marche à la course, de la campagne à la ville, de la terre au ciel, vers, plus loin, cet « immense corps » entrevu. Tandis que tous les échos de l'acte initial (« j'ai embrassé l'aube d'été ») ne cessent de se propager : [ε]/[e] –– levai / plaine / l'ai / fuyait / quais / chassais ... allée / dénoncée / clochers ...[ã] –– en / dans / agitant / grand' /courant / mendiant ... [m] –– parmi / dômes / comme / mendiant / marbre...[o]  –– (aube) / dôme... Tout se répond et se correspond : l'étreinte de l'aube est partout présente, préfigurée ou rappelée, comme dans ces quais qui sont de marbre, parce qu'en chassant sa  esse, il l'embrasse déjà.
    En effet, si la rencontre se fait « en haut de la route, près d'un bois », n'est-ce pas aussi parce que c'est toujours l'aube qu'il embrasse ou qu'il entoure maintenant de « ses voiles amassés » et qu'il sent son « immense corps » ? Et, si j'y reviens encore, près de cinquante ans plus tard, n'est-ce pas que je l'ai également un peu senti, en ce lointain matin de mai avec, entrés par les fenêtres le soleil et les bruits du monde comme exaltés, transfigurés par le poème, cet extraordinaire multiplicateur ou intensificateur de vie ? Oui, pour moi, « aube » et la vie ne font qu'un : la vie qui commence, le matin, le printemps, Rimbaud, l'aube et l'été, tout se tient là aussi, comme dans le poème où la fusion amoureuse est si intense qu'elle dépossède le sujet de sa propre identité. Ce n'est plus je mais l' « enfant » qui étreint l'aube et qui « tombe au bas du bois ».  Le sujet du poème se dissocie et se voit, comme dans un rêve. Sans doute parce qu'à cet instant précis, il ne s'appartient plus et qu'hors du temps et de l'espace, il embrasse l'aube d'été, se confond à elle et s'oublie infiniment. D'où la chute et le sommeil après l'amour.
    Et là, comment ne pas évoquer un autre des grands poèmes de la tradition occidentale : la « Nuit obscure » de Jean de la Croix. Ailleurs, j'ai déjà rapproché les deux poètes –– le voyou et le saint[1] –– et une fois encore, ici, ils se rejoignent. De la nuit à l' « aube levée », du cheminement dans l'obscur et la solitude à la rencontre avec l'Ami, de l'union amoureuse (« l'aimée en l'ami même transformée ») à l'abandon « entre les fleurs des lis parmi l'oubli », de l'attente à l'exaltation puis de l'exaltation à la perte de soi, du bas vers le haut puis du haut vers le bas, tout dans les « chansons » du grand mystique espagnol[2] préfigure le poème d'Arthur Rimbaud. Où tout le spectre de l'expérience amoureuse est aussi parcouru  –– attente préliminaire, exaltation croissante, jubilation, extase et abandon –– avant le retour au temps des montres et de la vie des hommes : « Au réveil il était midi ». Ce réveil, comme on l'a dit un peu trop facilement, n'est pas celui d'un rêve. Rimbaud n'a pas rêvé (ni moi non plus), comme dans les mauvais contes fustigés par Breton. Non, ce n'était pas un rêve : c'était la vie, intensément vécue dans et par le poème. Si intensément qu'après tant d'années, les larmes m'en viennent encore aux yeux, d'autant qu'aujourd'hui, au moment d'achever ces lignes, il est exactement midi.
    (2003).



    [1] « Le voyou et le saint », Coup de soleil (Michel Dunand, 12, avenue du Trésum, 74000 Annecy) n°58, juin 2003, p. 26 à 33.

     
    [2] Pour une lecture de la « Nuit obscure », je renvoie à ma traduction des poèmes de Jean de la Croix dans : Nuit obscure Cantique spirituel, Poésie/Gallimard, 1997, p.50-53.

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  • Yannis Ritsos (Grèce, 1909-1990)
     L'INEPUISABLE


         Il y a dix-sept ans, disparaissait Yannis Ritsos et avec lui, l'un des poètes les plus considérables du XXè siècle. “Fils d'une grande famille ruinée par la tuberculose et la folie”[1], membre dès l'âge de vingt-cinq ans du Parti communiste grec, solidaire de toutes ces femmes et ces hommes qui luttèrent pour la liberté contre les Occupations successives de son pays, grand poète national ouvertement hostile au régime des Colonels (1967-1974) qui le lui firent payer par de multiples arrestations et internements, traduit et unanimement célébré à l'étranger de son vivant, il ne s'est laissé ni écraser par le poids de la notoriété  ni prendre au piège mortel de la “poésie engagée”. En effet, ce poète océanique des grandes causes est  en même temps  le poète de l'infini des petites choses –– de cette  “intrahistoire” où, dit Unamuno s'enracine l'Histoire, parce que ne cesse de s'y jouer, au jour le jour, pour chacun, et à chaque instant, tout le sens de l'existence.
    En ces temps de néo-libéralisme triomphant et de “mondialisa tion” mercantile, où la mémoire et le mystère du concret s'évaporent dans  la fascination du « temps réel » et autres labyrinthes virtuels, relire Yannis Ritsos c'est, dans l'immensité d'une œuvre dont, malgré leur nombre, les traductions françaises ne donnent qu'un aperçu visiblement très partiel, retrouver le souffle du large et le bruit des mouches, la cendre des oliviers et les statues vivantes, les couleurs, le bleu, l'argent, le rose, des fins d'après-midi d'été,  l'unijambiste et le clown, la corde à linge et le morceau de miroir d'où coule la nuit, l'autobus et les éboueurs, la chaise, la boite d'allumette, les ossements, les ailes, tout cet infini hors légende, où ne cesse de se défaire, de se faire cet inconnu toujours recommencé qu'on appelle la vie.


      L'étrangeté quotidienne
     Les choses d'abord, innombrables, témoins muets de l'existence quotidienne... Cela monte, pénètre par effraction la conscience close sur sa propre inanité. Parler alors est nécessaire, "vider son sac", comme le dit bien la langue. De cette nécessité participe toute cette poésie et, en particulier ses grands monologues dont Chrysotémis et Phèdre referment le cycle[2] : quelqu'un parle, parle, oui, très exactement, vide son sac; ce sac de l'intériorité qui n'est qu'une peau de chagrin ou une baudruche gonflée à en crever, si ne le remplit pas le poids du dehors:
     ... L'extérieur nous pénètre –– une acceptation générale comme le destin
    on se remplit soudain jusqu'à étouffer; on prend conscience du vide précédent ; ce vide
    n'est plus tolérable (et où trouver la plénitude? On étouffe).
    La sainteté du dénuement ––
    c'est ce que tu disais je ne me souviens plus bien : (que disais‑tu au juste: du dénuement ou du refus?); des paroles vraiment insensées[3]
     Dit‑elle... Phèdre ou le froid délire de la passion et, à travers elle, Yannis Ritsos ou l'amour, non pas d'un seul corps si beau fût‑il, mais de tous les corps, de toutes les choses –– du réel en son infinie diversité.
    Du réel, non pas de ce système conventionnel de références, trame de notre vie, de cet ordre dont nous ignorons qu'il n'est qu'une image parmi d'autres et que nous appelons réalité. Car le réel ne peut être déterminé d'avance. Il est, précisément, ce qui déborde l'image de toutes parts, la fait bouger ou même l'absorbe au coeur de l'imprévisible et de l'obscur. Comme dans les innombrables poèmes brefs, instantanés saisis au jour le jour (la mention des dates de composition est significative) qui, depuis Témoignages, Notes en marge du temps, en passant par Gestes, Le mur dans le miroir La Conciergerie, Papiers, Le Heurtoir et bien d'autres ne cessent d'explorer, parallèlement aux grands poèmes dramatiques, le mystère insondable de l'existence:
     Un prétexte
    les cages vides dans la cour
    les bouteilles vides sous l'arbre
    quand tombe le soir sur les hangars
    quand la statue noire
    assimilée aux ténèbres
    ne représente plus rien.[4]
      Ici, rien qui rompe apparemment avec l'habitude et le langage de communication immédiate. Le quotidien dans toute sa platitude. Un monde sans surprise. Mais, presque aus­sitôt, les derniers vers détruisent ce confort de lecture: la représentation s'achève en non‑représentation. Ecartant toute image ("Ah parler sans détour : la chose la mieux cachée du monde"), le poème entier est lui‑même image, mais image de ... rien; de ce que l'écriture ne peut que désigner négativement, comme présence invisible, à travers le révélateur de chaque objet, chaque geste, chaque situation particulière: « dis avec autre chose: ça, rien que ça. »[5]
    Subversion par et dans le langage de la “réalité” et son ordre figé, jeu introduit dans la mécanique de nos routines mentales –– "le monde entier est une inexactitude / le vrai poème une inexactitude” ––, le poème est le lieu d'une mise en perspective inattendue qui, déformant les cadres de la perception sans cependant les détruire, produit ce sentiment d'étrangeté quotidienne, cette expérience de l'instant présent qui, “en la moindre de ses exigences / est plus absolu que la mort":
     Puis ils sont partis.
    Le fond remonta.
    Un homme
    s'installa sur le canapé en plein air
    près d'un verre démesuré
    sa main transparente
    tient un rouleau de papier à cigarettes.[6]
     Précision et indétermination constituent le double fondement de cette poésie: s'arrêter aux détails, à cette poussière de choses et d'infimes événements qui font notre existence, les désigner, les fixer hors de toute référence, de toute explication et, par‑delà leur charge utilitaire, dans l'absolu de leur présence insignifiante, c'est montrer l'essentiel en l'omettant, le laisser pressentir en creux comme absence: “Pourtant l'essentiel, nous l'omettons –– l'éternel essentiel –– rendant bien manifeste l'omission.” L'essentiel: ce vide entre les objets, ce blanc entre les mots, ce silence entre les paroles, tour à tour matrice et bouche dévorante –– ce que plus haut nous appelions “réel” et que nous pouvons aussi nommer devenir. Tel ce sang qui nous habite, nous appartient sans nous appartenir, signe de cette tragique conjonction en nous de la vie et de la mort :
     Adosse‑toi au mur en regardant sur le mur d'en face le portrait à l'air sombre qu'on a brossé de toi avant ta naissance
    Et que tu as dû accepter ‑ que faire d'autre? Bien sûr, tu pourrais changer le cadre, ou remplacer la porte du fond par un arbre (il y avait deux barques sur le rivage sur l'une la serviette rouge oubliée, sur l'autre une guitare;
    ça, tu peux l'omettre ‑ peu importe). Mais le sang, par quoi le remplacer?
     le sang exigeant, le sang irréductible.[7]


      Je est tous les autres
                   Rien n'a de sens hors ce mouvement perpétuel qui nous fait, nous porte, nous défait, en un enchevêtrement inextricable d'être, d'actes, d'objets, de lumières et d'ombres. C'est ce qu'annonce l'ouverture de Le Sondeur, par exemple, avec Le Chef d'œuvre sans queue ni tête[8] sans doute l'un des textes les plus modernes de Ritsos:
     ... Deux jours? trois jours? Un seul tour du cadran? Une heure? Des siècles? Les paroles enchevêtrées, correspondances, éloignements, malentendus, suites fortuites­ surtout des monologues; –– paroles décousues, insignifian­tes, scrutatrices, sans réponse, indispensables [...] Tu as parlé? J'ai parlé? Personne. Tous. Et le fleuve qui engloutit tout, qui avance, qui avance...[9]
     Aucun fil pour réunir ces voix; pas même celui, narratif et dramatique, des grands monologues où la grandeur mythique du passé vient se confondre –– se banaliser et, qui sait, revivre en se rapprochant de nous –– avec la quotidienne déchéance du présent. Aucun fil, sinon peut‑être cette coulée de fleuve inépuisable, ce souffle unique et multiple à la fois, ancrant chaque voix dans le présent indéterminé d'une parole sans âge et qui fait de ces monologues discor­dants une extraordinaire polylogue. A travers les voix des deux fous, du jeune homme blond, du solitaire, de la fille triste, de l'ami invisible, du sondeur, de tant d'autres, celui –– celle –– qui parle, qui dit “je”, c'est toi, c'est moi, tous et personne. Plus qu'un “autre”, je est “tous les autres”.
    Si la main qui écrit n'est nulle part, la voix, elle, même immémoriale et sans lieu, est d'ici et de maintenant. Elle ouvre un espace et un temps ‑ ceux du souffle ‑qui engagent intimement tout corps qui la perçoit. Elle n'a pas de visage ‑ elle les a tous ou n'en n'a aucun; un masque, simplement, avec ce trou noir qui la profère, bouche de personne parce qu'elle est celle du devenir où le sondeur (le poète) est condamné, tant qu'il vivra, à lancer son fil interminablement:
     que de fois me suis‑je enroulé avec mon fil, que de fois l'ai‑je déroulé, l'ai‑je lancé tout au fond?
    je mesure, je mesure, je me rétracte, je me rends inutile, je m'empêtre, j'existe;
     je commence par le commencement; je me répète, je change, je ne veux pas de la fin; il n'y a pas de fin.[10]


      II


      Un témoignage universel
     Poésie politique, la poésie de Yannis Ritsos n'en évite pourtant pas moins l'écueil de la poésie politique: celui de la rhétorique partisane, à laquelle d'autres poètes communistes d'envergure comme Neruda ou Aragon, n'ont pas su échapper. Ce qui est politique dans son oeuvre, ce n'est pas la défense d'une cause (facile à deviner, au demeurant) assortie des dénonciations et panégyriques de rigueur autrement dit, la présence d'un discours constitué d'avance comme point de départ et fil conducteur de l'écriture mais une tentative inlassablement reprise d'écouter et de dire intégralement ce qui toujours échappe : l'ici maintenant, l'infini constamment méprisé du quotidien :
     ... j'insiste; je ne rends pas les armes;
    j'ai dit: le champ de marguerites par un matin de printemps avec les cloches sur les collines
    j'ai dit: le parapluie rose, renversé, ouvert, plein de lumière dans les épis
    j'ai dit: baiser, pain, raisin, poitrine, ancre, femme,  liberté
    j'ai dit aux morts: attendez; rien ne finit...[11]
     “J'insiste”, “je résiste”: l'écriture est un combat. Contre tout ce qui entrave, détourne, tue la parole: routine, fatigue, paresse, peur, bêtise, aveuglement idéologique, pesanteurs de tous ordres aussi bien extérieures qu'intérieures. Ce qui est politique, c'est donc ce désir de témoignage universel; ce refus de se taire, de laisser s'installer le silence de l'Histoire qui ne connaît que l'événement et les grands nombres, quand ce qui la tisse à chaque instant, c'est ce poudroiement, cet infini de matières, d'objets, de corps, de voix, d'actes infimes où l'horreur, le cauchemar, côtoient le simple, le banal, où “l'oursin de la peur”, “la peau écorchée” d'Electre Apostolou, militante communiste torturée à mort par les Allemands en 1944, se mêlent à la beauté d'un geste, à la lumière du matin sur une feuille, aux travaux invisibles des jours : tout cela qui, toujours, pour peu qu'on s'en avise, pourrit déjà sur la décharge de l'oubli. Ce qui est politique –– ou mieux : ce qui fonde le politique, comme d'ailleurs le poétique, mais, à ce niveau, y‑a‑t‑il une différence? –– c'est ce sentiment du réel, de cela qui déborde, qui brise cadres et cages, et monte du coeur du quotidien, l'éclairant parfois d'une lumière intense : “cet illimité qui fait s'arrêter les marins le dos tourné à la vitrine de sous‑vêtements pour dames, / et le croquemort qui pisse contre le mur oublie de pisser, lève la tête, regarde, prête l'oreille, écoute... ”
    D'où une écriture répétitive, accumulative ne cessant, à travers tant de livres, de nous communiquer cet appel de “l'inépuisable” qui n'est pas seulement la prolifération du multiple impossible à réduire à la simplification de l'un, mais l'épaisseur infinie du moindre objet singulier : “J'ai toujours eu peur comme toi de ne pas avoir le temps pour toutes choses / car toutes choses ont une durée immense malgré leur mouvement rapide...” La poésie de Ritsos travaille simultanément dans l'instant et dans la durée, dans l'expansion et dans la concentration. Elle dit toutes les choses et chaque chose. Elle n'est pas faite d'idées mais de mots, d'objets, de corps, d'actes, qu'elle sauve de l'oubli. Ce quotidien, ce vertige de choses, de gestes, si banals qu'on ne les voit pas, ce sont aussi l'Histoire, la politique, mais sans auréole, pompeuse ou tragique selon le cas, dont on les pare comme pour nous faire oublier que nous en sommes non pas les spectateurs mais les acteurs.
    “Car la tragédie peut vivre aussi dans des meubles ordinaires, chaises, fauteuils, avec des choses ordinaires, mouchoirs, encriers, livres journaux, casseroles”, écrit Antoine Vitez[12], où s'entend souvent, en écho, la voix du poète grec. Et il n'y a pas meilleur commentaire de la démarche constante de Yannis Ritsos: rapprocher de nous la légende, le mythe; nous montrer qu'ils n'appartiennent pas à un passé inaccessible, mais qu'ils ne cessent de porter le moindre de nos actes, que nous sommes, nous autres, femmes ou hommes simples, les héros de ce quotidien qui soudain peut devenir légende. Comme à la fin de Graganda où ces innombrables personnages des poèmes de Ritsos –– “le charpentier, le potier, le bûcheron, le rémouleur, le garde forestier, le fabricant de cierges” et tant d'autres encore –– ne forment plus qu'un seul fleuve disant, malgré la souffrance, la mort, le miracle d'exister, d'être le corps immense du géant légendaire:
     ... Et alors moi, courant, j'ai crié: Graganda
    et les autres ont compris instantanément ils ont crié: Graganda
    et les échos des collines en face comme nous montions crièrent :
    Gra et ga et nda
    et Gra et ga et nda
    Graganda
     Et en vérité c'était Graganda.[13]


      Le présent
     Le réel, c'est l'inépuisable. C'est pourquoi le poète, comme le sondeur, ne cesse de refaire inlassablement le même geste. Et c'est pourquoi, à chaque fois, saisit dans les livres de Ritsos la même impression de recommencement perpétuel. Comme si, à travers les années, il n'avait cessé d'écrire le même poème, infiniment ramifié et toujours renaissant. Tel ce quotidien, toujours semblable et toujours différent, dont c'est le propre d'être insaisissable, et qu'il ne cesse de traquer, apparaissant, disparaissant, dans le présent recommencé de l'écriture:
     A la porte on entendait les locataires qui nettoyaient leurs chaussures crottées de boue.
    Les choses s'abaissaient; perdaient de leur solidité. Le concierge
    marchait avec une solennité différente dans l'espace étroit du rez‑de‑chaussée
    jetant de temps en temps un regard étrange au miroir de l'entrée,
    comme s'il observait les formes et les faits d'un lieu et d'un temps indéterminés...[14]
     Ce présent peut s'étendre sur plusieurs dizaines de pages porté, comme dans les grands monologues, tantôt par la voix de quelque figure mythologique (Philoctète, Perséphone, Ajax, Phèdre, Ismène, Hélène...) tantôt, comme ici, par une voix indéterminée qui, à travers la forme du “on” et de la première personne du pluriel nous invite à participer nous aussi au mouvement sans fin de l'énonciation. Ou, au contraire, il peut ne durer que l'espace d'une ligne –– d'une corde vibrante –– et se prolonger dans le silence qu'il engendre, comme le haïku auquel certaines notations de Sur une corde font penser : “Soir. Et la femme de ménage de la douane entre en conversation avec une étoile.”
    Mais, qu'il soit tendu ou distendu, ce présent demeure la clé vive de ces poèmes. A chaque fois une voix l'engendre qui, parce qu'elle oublie tout dans l'instant de sa parole, ne cesse d'incarner et de conserver son perpétuel jaillissement dans l'ici et le maintenant de sa profération:
     Je vous parlais donc –– dit Phèdre –– et je ne me souviens même pas de quoi, car la mémoire est devenue maintenant
    et le maintenant il faut s'en souvenir pour qu'il soit toujours.[15]
     Reprise indéfinie qui est une part importante de la poétique de Ritsos: “La répétition: une vérification du sens anonyme” écrit‑il dans Sur une corde[16]. Répéter : se perdre soi‑même dans l'amnésie du présent, devenir cet inconnu toujours renaissant qui est l'écriture du poème. Car répéter n'est ressassement stérile que pour celui qui oublie le temps et son présent toujours recommencé auquel nous fait partici­per cette oeuvre: “Il revient sur le même sujet. La répéti­tion / est d'avance un changement.”


      Célébration du corps
              Pareille  poétique  du   présent   explique  sans  doute  cette  célébration  du  corps,                           
    cet érotisme panique qui, immédiatement après Erotica[17] (l'un des sommets de la poésie amoureuse de ce siècle) traverse Le funamabule et la lune, l'un des derniers grands poèmes écrit par Ritsos:
     Des statues s'éveillaient à minuit, leurs paupières papillotaient
    le sang coulait dans leurs veines de pierre, leur sexe bandait,
    le marbre rougissait et fumait de tous ses pores,
     et les bûcherons, crac crac, coupaient des arbres gigantesques qu'ils poussaient sur la pente
    et tous, chouettes, loups, papillons, gémissaient du grand engrossement.[18]
     Car il n'est de corps qu'au présent, il n'est de fusion qu'instantanée : tout se tient, se pénètre, de l'infime a l'immense, dans cet instant perpétuel de l'univers, “ce périlleux et prodigieux équilibre éternel” symbolisé ici par le funmabule :
     Corps à corps, dix mille corps, sans compter les autres, ceux des rêves. Amour. Et les nuits ne gardent ni masques ni réserves;
    toutes les nuits tintent de bouts de seins roses dressés
    et de longs testicules noirs
    de fleuves impétueux et de chevaux et d'arbres. Dans l'air tremblent et étincellent gouttes d'eau, filaments de vapeurs, pollens d'étoiles et de fleurs
    dans les poches se raniment de débris de tabac et tout au bout
    la racine de chaque duvet se plonge dans une goutte de sang arrondie.[19]
              On comprend alors cette “sainteté” du corps et du quotidien que Ritsos n'a cessé de célébrer et pourquoi, comme on l'a vu, cette poésie est, au sens le plus profond du mot politique. Non, encore une fois, parce qu'elle véhicule­rait des slogans ou des valeurs préexistantes pour généreux qu'ils soient, mais parce que les hiérarchies qui construi­sent notre monde s'y effacent avec tous les dualismes qui nous parasitent: sacré et profane, merveilleux et banal, fête et quotidien s'y confondent en un immense chant d'amour à la vie.
             C'est pourquoi tout, dans cette oeuvre immense, nous invite à participer à la création perpétuelle du monde et donc à résister jusqu'au bout aux forces réactives qui ne cessent de contrôler, de clore, de verrouiller, de faire taire une fois pour toute la voix de l'inconnu qui ne se tait jamais :
     attends; ne pars pas, ne partez pas; c'est ici qu'il nous faut le vivre –– dit Alkis ––l'instantané, l'éternel l'inépuisable.[20]
                      



    [1] Dominique Grandmont, préface à Le mur dans le miroir et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2001, p.8.
    [2] Cycle réuni en grec sous le titre de Quatrième dimension et qui comprend sieze monologues écrits entre 1948 et 1972, dont "La maison morte" (1960), "Philoctète" (1963‑1965), "Ajax" (1967‑1969), "Perséphone" (1965‑1970), "Chrysotémis" (1967‑1970), "Hélène" (1970), "Ismène" (1966‑1971) et "Phèdre" (1974‑1975). Cf. la bibliographie de l'ouvrage de Dominique Grandmont précédemment cité.
    [3]  Phèdre, in Chrysotémis, Phèdre suivi de Le Sondeur  et de Le Heurtoir, traduit par Gérard Pierrat, Gallimard, 1980.

    [4] Le Heurtoir.

    [5] Le Heurtoir.

    [6] Le Heurtoir.

    [7] Le Sondeur.

    [8] Traduit par Dominique Gramndmont, Gallimard, 1978.

    [9] Le Sondeur.

    [10] Le Sondeur

    [11] Graganda in Granganda suivi de Le Clocher et de Vue aérienne, traduit par Khrysa Prokopaki et Antoine Vitez, Gallimard, 1981
    [12]  L'Essai de solitude,  POL, 1981.
    [13] Graganda.

    [14] Le funambule et la lune traduit par Michèle Métoudi, Europe/Poésie, 1989..

    [15] Le funambule et la lune.

    [16] Sur une corde, traduit par Dominique Grandmont, Solin, 1990.

    [17] Erotica (comprenant Petite suite en rouge majeur, Nudité du corps, Parole de chair), traduit par Dominique Grandmont, Gallimard, 1984.

    [18] Le funambule et la lune.

    [19] Le funambule et la lune.

    [20] Le funambule et la lune.


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  • L'horreur et l'extase
        

    La difficulté d'écrire sur le travail de Bernard Noël vient de l'impossible même auquel il ne cesse de se heurter : comment accéder à cette charnière, à ce point basculement où la présence (du corps, de la matière) devient langage (du verbal, du mental) ? Et donc, comment faire en sorte que le langage devienne présence. Tout le problème de la littérature est là. Aucun livre de Bernard Noël n'échappe à cette interrogation, mais La Maladie de la chair[1] est un de ceux qui l'affrontent le plus directement. De quoi y est-il question ? De l'horreur. Non pas seulement pour la dire, la raconter, mais pour qu'elle finisse par imprégner le lecteur au point d'habiter sa propre chair comme elle habite celle du narrateur.

                Ce dernier, s'adressant à une invisible interlocutrice, raconte son enfance et la terrible expérience qui l'a dévastée. Le paradoxe de ce monologue, comme des deux qui lui succèdent, La Langue d'Anna[2] et La Maladie du sens[3], réside dans le fait que, plus la voix qui parle nous plonge dans l'intimité d'un destin (ici celui de Georges Bataille, là celui d'Anna Magnani et de l'épouse de Mallarmé), plus elle nous fait entendre celle qu'on désigne commodément par le nom de Bernard Noël, lequel nous dit qu'elle sourd d'une bouche obscure dont il ne sait rien sinon qu'elle est en lui celle de l'Autre qui lui souffle ses mots : « Si j'ai parlé –– lit-on dans les dernières pages –– c'est dans le désir que l'Autre déchire le voile et devienne visible pour qu'il sorte de moi et vous rencontre ». Et peu importe que cet « Autre » pour le narrateur  soit le père: la voix que nous entendons ici est aussi et indissolublement la voix de celui qui parle à travers celle du personnage qui se confie. Ce qui donne au texte cette dimension proprement autobiographique qui ne peut être pourtant que fictive, puisque c'est Georges Bataille qui est censé parler, mais en même temps parfaitement réelle, dans la mesure où la voix n'est autre que celle de Bernard Noël.

                D'où ce paradoxe qui est à la fois celui du traducteur, de l'acteur, du dramaturge et du romancier : vous habitez l'autre au point de devenir ce qu'il est du même mouvement que vous faites de lui votre propre substance. Ou, plus simplement : en devenant l'autre, vous devenez cet autre que vous êtes vous-même. Comment cela ? La réponse, ici, passe bien sûr par le travail verbal qui, par la dépossession dans laquelle il jette l'écrivain, ouvre en lui  l'altérité silencieuse qui résonne à travers toutes les voix auxquelles il prête la sienne : « ...si je m'efforce de dérouler [...] cette longue histoire, je ne le fais longuement que pour multiplier les intervalles afin d'articuler peut-être ainsi le grand silence dont je porte l'empreinte... »

                L'écriture qui trame cette polyphonie intérieure au monologue suppose donc plusieurs niveaux. D'abord ce qu'on pourrait appeler une fonction d'interlocution à travers ce « vous » qui commence chaque phrase (comme le « je » les phrases de La langue d'Anna et le « il » celles de La maladie du sens), et qui invite ainsi la personne invisible à laquelle il s'adresse à partager une expérience dont, malgré la féminité du pronom, chaque lecteur ne peut s'empêcher de se sentir partie prenante. Cette première tresse verbale semble avoir pour rôle de créer un élan textuel où l'organisation syntaxique et la respiration souvent ample du phrasé tend à masquer le caractère réitératif du pronom initial, lequel ne cesse cependant de relancer le mouvement, donnant ainsi au texte la fluidité d'une durée qui emporte le lecteur et le livre ainsi à la seconde tresse verbale, étroitement mêlée à la première, qui se déploie à travers la fonction narrative.

                Le récit est ce qui mène ici le texte vers un sens dont on peut croire longtemps qu'il est le but ou la visée de ces pages : l'enfance du narrateur pris entre un père syphilitique et grabataire et une mère dont le dévouement et la dévotion cachent et révèlent à la fois la haine qu'elle éprouve pour son compagnon ; l'épisode de la descente à la cave de l'enfant soutenant l'infirme et l'horrible attouchement sexuel auquel il est contraint ; les séances de mixtion et de toilette du père ; la posture de voyeur de l'enfant et ses jeux sexuels avec sa petite amie dans le dos de l'infirme ; la relégation du malade sous l'escalier dans le placard à balais pour cause de nettoyage. Autant de scènes par lesquelles le récit nous emporte, nous obligeant à tourner des pages dont nous découvrons peu à peu que leur propos est tout autre que des rapporter des faits : « ...cette doublure verbale dont j'enveloppe un récit que vous limiteriez plutôt à la succession des faits, mais qu'est-ce qu'un fait si on le prive du double écho mental et charnel qu'il a déclenché ? »

                Cet écho, c'est la troisième tresse verbale qui nous le donne à travers la fonction imageante. Cette dernière vise clairement à nous faire vivre ce qui nous est raconté, dans la mesure où l'image est ce langage corporalisé qui, nous dit Bernard Noël, s'inscrit « à la charnière de la chair et de la langue ». Et les images de La Maladie de la chair sont d'une intensité quasiment insoutenable. En particulier, près des yeux baissés de la mère, celle des yeux du père, « ces globes humides et vaguement nacrés [...] ces yeux pareils à quelque masse gélatineuse que le temps aurait battue puis durcie pour en faire du blanc jauni [...] ces yeux au plat [...] ces deux trous au creux desquels stagne cette petite masse blanchâtre qui tout à coup vous paraît sur le point de déborder des orbites... » ; celle aussi de « la bouche ténébreuse où tremble ce morceau de vieille viande » ; celle de la mixtion et sa crampe érectile qui exige du malade qu'il « renverse en même temps sa nuque, ouvre grand sa bouche et [fasse] rouler des yeux qui [...] deviennent alors deux formes ovoïdes et luisantes autour desquelles suinte une espèce de glu limpide ». Toutes images d'une extase dégoûtante –– d'un misérable orgasme compensatoire induisant une double appréhension : celle d'une beauté paradoxale et celle d'une religiosité immanente à la dégradation humaine (« ...si bien qu'à force de voir s'élever du fond de l'horreur cette beauté impossible, j'ai fini par apercevoir l'âme de mon père... ») qui semble conduire, par l'image du père comme « un dieu malade et trop humain » auquel voudrait finir par ressembler sa créature, à la vision quasi gnostique d'une « religion particulière qui passe par l'exercice de la déréliction au lieu de vouloir surmonter cette dernière dans le projet d'en être sauvé ». Bataille, certes, mais Bernard Noël aussi, sans aucun doute...

                Pourtant l'image est elle-même un pis-aller et n'est en somme qu'une propédeutique à l'ultime niveau auquel s'affronte l'écriture : celui de la « chair », justement, de la présence, pour peu que l'emportement verbal aide à la pénétrer en la « crevant » : « Vous avez compris que je ne peux parler de lui qu'en retournant dans la présence et qu'il faut par conséquent que vous entriez dans l'image ». Ecrire, à présent, ce n'est ni communiquer, ni raconter, ni même montrer. C'est, par la biais de ces différents chemins verbaux arriver au bord de quelque chose que seule la perte de tout savoir, de toute représentation, de toute image permet d'entrevoir : « quelque chose d'abrupt, de vertigineux », que Bernard Noël, appelle aussi « l'intime », « le dessous de l'histoire », « la brèche intérieure », ce « trou que les mots creusent » ou encore « ce suintement, dit le narrateur, dont je suis devenu le suaire ». Autant d'images, malgré tout, pour dire l'absence d'images et, par-delà le secret désir de n'être jamais né, d'avoir droit à l'inexistence que nous révèlent les dernières pages, le vide éblouissant de la « chambre mentale » où, récit, images,  sens et non sens, tout s'efface dans la lumière d'un regard lavé des discours, des savoirs, des représentations qui le constituent et qu'il ne cesse de projetter sur ce qui l'entoure : « Vous comprenez pourquoi j'aime le soleil : il aveugle le regard servile et ramone l'orbite, action qui métamorphose la substance de notre vision, et donc de notre âme ». Alors, peut-être serait-il possible de voir vraiment, non pas un « autre » monde dans une « volonté d'élévation qui galvaude le terrestre » mais celui-ci, dans tout le poids de sa matérialité et l'infini de son in-signifiance. Mystique sans Dieu ––– « a-théologique » –– qui serait aussi bien celle de Georges Bataille que celle de Bernard Noël. En quoi leurs deux voix se rencontrent et se confondent.

                Parler de La Maladie de la chair relève de la gageure. Le livre terminé, le lecteur reste comme ce buvard dont le narrateur nous dit qu'il sait tout de l'encre qu'il absorbe sans en rien comprendre. Mais, on l'a vu, s'agit-il vraiment de comprendre ? L'horreur et l'extase son envers, est-elle compréhensible, même passée au crible du langage ? Sauf si ce langage lui-même, dans sa parfaite rigueur, dans cette surface lisse qui est la sienne, est plus un révélateur qu'un filtre. Ce qui frappe toujours, chez Bernard Noël, c'est l'extrême maîtrise qui recouvre l'extrême violence. Ici, cette tension est à son comble. Le texte, sans brutalité, sans éclat, investit irrésistiblement son lecteur, comme une eau noire et éblouissante qui semble en  monter. Les avertissements, les précautions, les appels à l'interlocuteur ont beau se multiplier, cette rhétorique n'est là que pour mieux le prendre aux fils de la chose obscure ou blanche –– obscure et blanche –– qui est au centre du récit. Et ses pulsations d'encre le poursuivent, bien après qu'il ait refermé le livre.
     



    [1] Petite bibliothèque Ombres, 1995.

    [2] P.O.L., 1998.

    [3] P.O.L.,  2001.


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