• LQR

     

    LA VOIX DE SON MAITRE
    Eric Hazan, LQR La propagande au quotidien,  Editions Raisons d'agir, 2006.




    La langue que nous parlons n'est pas un instrument mais l'air que nous respirons. Elle nous habite aussi bien que nous l'habitons, elle fait nos pensées nos valeurs, nos discours alors même que nous croyons la maîtriser et l'utiliser. Francis Ponge parlait de « tous ces grossiers camions et monuments qui constituent bien plus que le décor de notre vie », autrement dit, de tous ces lieux communs, de tous ces modes de penser et valeurs instituées qui nous parasitent à notre insu.. Et, à peu près à la même époque, dans son analyse de la langue du Troisième Reich,  LTI, Victor Klemperer écrivait : « Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, de formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Et il ajoutait que si le Troisième Reich n'a forgé que très peu de mots, il a « changé la valeur des mots et leur fréquence [...], assujetti la langue à son terrible système, gagné avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. »

    Cette longue citation qui ouvre le livre d'Eric Hazan, LQR, titre explicitement démarqué de celui de Klemperer, annonce qu'il va s'agir de montrer également en quoi la Langue de la Cinquième République (Lingua Quintae Republicae), des années 60 à nos jours, n'a cessé de nous conformer, de nous conditionner et, donc, de nous adapter au capitalisme ou néo-libéralisme dominant dont elle est l'émanation et l'instrument. Non pas pour nous fanatiser, comme celle du nazisme triomphant, mais pour nous anesthésier et ainsi nous couler en douceur dans le moule du système dont il s'agit de masquer le substrat conflictuel et la violence permanente.

    Ce recensement qui aurait pu prendre la forme d'un dictionnaire contemporain « des idées reçues « , dont Eric Hazan dit qu'il a abandonné le projet, se présente comme une analyse en trois temps ou trois parties du fonctionnement de la LQR.

    Sont d'abord passés en revue les procédés sur lesquels se fonde cette langue, eux-mêmes classés en trois catégories : « l'euphémisme », le « renversement de la dénégation freudienne » et « l'essorage sémantique ». Si l'euphémisme (on ne dit plus « chômeurs » mais « demandeurs d'emploi », « clochards » mais « sans domicile fixe », etc.), vise soit à « éviter » la désignation de certaines réalités trop crues par des termes ou formules acceptables, soit à évacuer le sens de certains mots pour en dissimuler le vide (« réformes » toujours entreprises, jamais abouties, « croissance » toujours incontrôlable...) ; si le « renversement de la dénégation freudienne » consiste à se féliciter de ce qu'on n'a pas (dans un monde de solitude on parle de « dialogue », d' « échange », de « vivre ensemble » ; au milieu de l'opacité régnante on fait l'éloge de la « transparence » ; pour masquer la xénophobie et le racisme ambiants il n'est question que de « métissage », de « multi » ou « pluri culturalisme », de « diversité ») ; avec « l'essorage sémantique » et son fonctionnement répétitif, certains mots comme « espace », « écologie » « citoyen » (devenu un adjectif utilisé  à toutes les sauces), « social » ou « modernité », finissent par perdre le peu de sens qui leur restait.

    Ensuite,  « l'esprit du temps »  envisage les valeurs véhiculées par ce discours anesthésiant. Ces valeurs bien entendu « universelles », celles de la « République », de la France « terre d'asile », fondées sur de « nobles sentiments » (« égalité des chances », « cohésion sociale », « écoute », « convivialité ») s'opposent avec « rigueur » et « fermeté » à cette vague « arabo-musulmane » (tous les immigrés même non arabes en font partie) creuset de ce « terrorisme islamiste » toujours suspect d'être lié à Al Qaida, « organisation tentaculaire et structurée [qui] n'existe évidemment pas ». D'où la violence verbale qui en découle et s'acharne sur ceux qui osent critique la politique des USA, sur cette « crispation américanophobe » dénoncée par les thuriféraires de la droite libérale,  qui ne contredit qu'en apparence le discours anesthésiant de la LQR, puisque dans une simple répartition des rôles, les « idéologues du nettoyage généralisé » utilisent « la langue publique la plus adaptée », celle de l'intimidation.

    Tout cela –– et c'est le thème de la troisième partie, « effacer les divisions » –– aura pour résultat de gommer les fractures toujours bien réelles ou à « recoller les morceaux » : on ne parlera donc plus de « classes » mais de « couches » ou de « catégories », plus d' « exploités » et donc d' « exploiteurs », mais d' « exclus » qui ne sont victimes que d'eux-mêmes puisque le mot d' « exclueur » n'existe pas, etc. Autrement dit, « la bonne vieille idéologie du patronat français » impose par le ressassement d'un langage du « consensus » (« ensemble », « rassemblement », « solidarité ») et de la « bien pensance » avec la prolifération de l' « éthique », l'illusion de le cité unie fondée sur la vieille morale des valeurs transcendantes et sacrées.

    Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il y ait là complot et calcul. La cohérence de la LQR repose plus simplement sur la « communauté de formation et d'intérêts chez ceux qui [en] ajustent les facettes » : membres des cabinets ministériels, directeurs commerciaux de l'industrie, chefs de presse, responsables de l'information télévisuelle. Tous sortent des mêmes écoles de commerce et d'administration où ils ont appris cette même langue. Et où ils ont compris que leur place dépend du maintient de cette guerre à bas bruit que la LQR est censée recouvrir tout en la maintenant vivace.

    Ce livre montre comment, à travers ce que Bernard Noël a, pour sa part, si bien nommé la sensure, s'opère cette « castration mentale »  ou privation de sens, par laquelle le pouvoir installe sa domination sans partage dans la tête de chaque citoyen, et à quel point, perception et pensée étant subordonnées à une écoute d'autant plus efficace qu'elle est inconsciente, nous sommes tous ventriloqués par la « voix de son maître ». A quel point, en somme, ce qu'on appelle « réalité » n'est qu'une description apprise qui dépend de la langue dans laquelle nous baignons. C'est pourquoi la « littérature » nous est si indispensable, elle qui est vie et survie d'un langage toujours plus menacé par l'entropie galopante et les forces de coercition qui le colonisent. Toute « poésie », au sens large, est donc politique, refus en acte de l'instrumentalisation ambiante qui fait de la langue un redoutable véhicule d'asservissement. Parole à l'état naissant, elle ouvre à l'inconnu, à cet espace indéterminé où les mots, retrouvant leur force originelle, ne sont plus des vecteurs de pouvoir mais des germes de mondes.



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    L'infini en morceaux


    Pour tout poète arrivé à un certain moment de son parcours, se pose un problème crucial : celui de ne pas se répéter et de se renouveler tout en restant lui-même. Cette conversion qui n'en est pas une, Lionel Ray la réussit de manière impressionnante avec son dernier livre : L'invention des bibliothèques . Cet ensemble de 81 poèmes répartis en trois sections de 27 chacune et encadré par deux textes de réflexion « Ce mythe appelé poésie... » et « Portrait d'un poète imaginaire », tout maîtrisé qu'il soit nous jette pourtant dans une écriture à la fois plus libre, plus contingente, beaucoup plus énigmatique et moins tenue en apparence que celle des sommets lyriques que sont, par exemple, Un sorte de ciel ou Comme un château défait et ceux qui leur font suite. Le ton en rappelle celui des œuvres de jeunesse de l'auteur qu'un certain Laurent Barthélémy, son alter ego, est censé relire et accompagner de ses propres écrits, puisque le sous titre du livre, « Les poèmes de Laurent Barthélémy » nous annonce que ce sont eux que nous allons lire. Le prologue d'ailleurs nous avertit de cette remontée dans le temps : « Je dirais plutôt qu'il [Laurent Barthélémy] en a gardé l'esprit [des premiers livres de Lionel Ray], le délire, la part ludique de la manipulation des mots, provocation quelques fois, dans une syntaxe éclatée, la gaieté souvent, et surtout la liberté, infinie ».

    Au sortir, donc, d'une dizaine de recueils écrits avec cet « art policé », avec ce « je-ne-sais-quoi de fragile » (ce sont ses expressions), Laurent Ray ou Lionel Barthélémy –– ou les deux, comme on voudra ––, nous offre ici une oeuvre où s'affirme avec maîtrise cette part de jeu et de violence qui continue de l'habiter à travers les années. Peut-être est-ce pour bien marquer ce retour que les poèmes réinvestissent la forme singulière et quelque peu avant-gardiste de la première section de L'interdit et mon opéra , par exemple : blocs de vers pris entre deux lignes qui les enferme en haut et en bas de la page, bribes de phrases, mots coupés en fin de vers dont la syllabe finale ouvre par une majuscule inattendue le vers suivant, points inversement non suivis de majuscules, etc.

    En effet, il semblerait bien qu'un courant d'air lointain vient désordonner les pages, bousculer les mots. Serait-ce que «l'imperfection est une fenêtre » comme l'annonce d'entrée le titre de la première section, lui-même repris du titre du poème du même nom ?

    L'imperfection est une fenêtre
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    ...l'imperfection est une fenêtre comme le pouce éclai-
    Rant du panda avec vue sur centaines et centaines de
    Millions d'années, connaissez-vous le crochet céleste
    LA contingence et les ruptures imprévues ? tout cela
    Qui s'appelle l'évolution cette bonne recette cette cui-
    Sine abondante de mère Nature avec champignons
    Lointains ? les comportements disaient-ils sont
    Programmés dans les gènes et décrits en termes
    Opératoires, d'autres criaient à l'imposture prélevant
    Ici ou là quelques échantillons de sang total tandis que
    Pangloss continuait de résoudre
    de lancinantes énigmes

    ______________________________________________________

    Voici, soudain, le monde entier présent –– l'infini en morceaux ––, dans son foisonnement, son immensité temporelle prise entre infiniment grand et infiniment petit. Tout y est : les gènes, l'évolution, les espèces, et puis l'époque aussi cette « machinerie féroce du moderne », titre de la seconde section et de son poème liminaire qui annonce aussitôt : « ...Obscure apocalypse – c'était fin de siècle... /// – lui écrivant comme on crache ».

    « Comme on crache », oui. Car il y a une violence, ici, qui répond à celle du monde. La violence d'une écriture toute de tension entre une narrativité évasive et la fragmentation d'une désignation tous azimuts où dedans et dehors, passé et présent, ironie et mélancolie, jeu féroce et désespoir, conversations et extraits de textes sont croisés, brassés et en même temps tenus dans la continuité, filée de poème en poème, d'un mouvement imperturbable, sans commencement ni fin : « ...le printemps dans les yeux et dans la bouche, cousin / D'Amélie, célébrité underground, il parle de saisons et / Des grands hommes avec nœud papillon et nez rouge / Parle de mademoiselle Sixtine ou d'Ange Michel « qui / Inventa les plafonds », d'une chaussure tombée sur le / Rails : « Cendrillon attendra à la station » ... les gens / Réveillés rigolent et les Charlotte « toutes à croquer » ... »

    Le Lionel Ray des années 70 est-il donc de retour dans cette relecture par double interposé ? Oui et non. Car, au cœur de cette pyrotechnie verbale, demeure un noyau d'ombre, une mélancolie, un élégant désespoir qui est celui des livres les plus récents :

    Le mouvement des ombres
    ________________________________________________________
    ...............................................................
    D'où viens-tu vieil homme avec cette odeur de fièvre
    Ancienne essuyant autour de toi la poussière
    Des paroles, le ramassis des songes ? Vers quel ciel
    Futur as-tu jeté les dés d'un qui perd gagne ? l'âge,
    L'âge aux pieds de plomb et son cœur d'incendie,
    Le temps qui fait retour soudain comme un vent affolé

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    C'est, sans doute, cette rencontre du poète et de son autre dans le beau désordre de ses poèmes qui fait le prix de ce livre. Cette « invention des bibliothèques » où les voix surgissent des livres, se rencontrent, se confondent, se perdent. Comme dans la troisième et dernière section significativement intitulée « L'époque des sources », puisqu'elle fait signe vers ce langage originaire, à la fois si loin et si proche, où quelque chose commence. Même perdu, il est là toujours, on l'entend encore : « Ces mots qui nous ressemblent et qui ne sont qu'attente / Vous les voyez bien, vous les voyez sur toutes les pages / Si lointains d'être si proches, en étrange pays –– et moi / Je vous montre les sources et les lieux, jouant de la ha- / Chette à travers les buissons embroussaillés d'un très / Ancien langage, un langage de neige et d'effroi, / un langage d'oubli ».

    C'est donc bien, malgré la richesse d'une écriture vivante et renouvelée, d'un inventaire qu'il s'agit, avec la mélancolie qui ne peut qu'accompagner ce genre d'exercice: « ... comment ça parle une mémoire d'ombre ? » –– et, pourrait-on ajouter, des Pages d'ombre ? « ... comment c'est / La vie qui mange les toits creusant des caves souriant / Aux féroces lumières comme aux châteaux détruits ? » –– ou Comme [aux] château[x] défait[s] ? Passage des titres, comme en écho...Et c'est, pour finir, ce bel aveu auquel tout véritable poète ne peut que souscrire, même s'il est d'impuissance :

    La mer, ah ! j'aurais voulu d'un mot tout éclairer


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  • L'intouchable

    Israël ELIRAZ
    Août, à la limite des choses perdues
    (José Corti)




        On ne voit pas le monde. On ne voit que du langage. Des mots, pas des choses. Cette description verbale qui nous tient lieu de regard, on l'appelle « réalité ». Mais la plénitude infinie, du réel nous échappe toujours. Comment, sinon y accéder, du moins, en éprouver la présence ? Cette question, implicite ou explicite, ne cesse de traverser la suite continuée des livres d'Israël Eliraz comme, ici, une fois encore, avec Août, à la limite des choses perdues :

                    août n'est qu'un mot,
                    je l'entends se former


                    réduisant le réel à ce
                    qui se passe dans la langue


    Oui, août n'est qu'un mot. Et comment hors de ce mot saisir ce volume de temps, de lumière, d'espace, de mouvements, de couleurs  — cette « passion sans fin, cet « irrésistible » (« août l'irrésistible) ?  Tout le livre ne cesse de faire signe vers ce quelque chose qui, à la fois, est là et n'est pas là — « je parle de quelque chose d'autre qui / se matérialise en plein jour... » ¬, qui se retire — « Quelque chose se / retire sous la lampe » —, qui se tient au-delà du visible — « tu as tort, Jacques,  de dire que nulle chose / n'existe au-delà du regard » —, bref, qui n'est, à proprement parler rien pour nous (pour nos habitudes de sentir, de penser, de percevoir, de parler) — « ce rien, que je ne cesse d'appeler » et qu'Eliraz appelle tout simplement août.
    Mais alors, comment faire éprouver quelque chose qui n'est rien de ce qui existe ? En s'attachant, justement, à ce qui existe, aux choses simples dans leurs manifestations les plus quotidiennes : « Revenons à la doctrine simple des fruits ». Autrement dit, aller vers l'illimité à travers la limite : Vers août par les choses. Tout un programme assez clairement exposé : « il faut se tenir aux choses, s'agripper / aux indications, arriver / au presque rien ». Ou encore : « il ne reste plus qu'à écrire, suivre / les plis quotidiens du dehors et / de l'autre côté de l'objet ».
    Et si cet « autre côté » est inaccessible, peut-être est-il possible, du moins, de le pressentir. Non plus en cherchant à nommer mais, comme le voulait Mallarmé, à suggérer. En perturbant systématiquement l'ordre du langage qui fixe, stabilise, découpe, ordonne, par une autre manière de dire, par une autre syntaxe : « je me déplace dans la bouche pour retrouver / l'autre grammaire bousculée / l'arrière grammaire ». D'où cette allure syncopée de l'écriture d'Eliraz, ses coq-à-l'âne, ses déliaisons systématiques — bribes de phrases, fragments descriptifs, citations ...— qui font que le lecteur ne sait plus, ne s'y reconnaît plus. Et qu'en même temps, au moment de la plus grande confusion, paradoxalement, il éprouve en une sorte de concrétude clignotante un obsédant il y a. Celui de ces choses qui, de leur présence multipliée font signe vers ce qui les déborde telle une immense vacance. Ce qui expliquerait la paronomase têtue par laquelle elles ouvrent significativement le livre — « une porte, une pioche, une poche, un / puits... » et leur disparition finale qui laisse comme au bord d'une présence, mais vide, infiniment ?

                « la place est vide quand le vide
                occupe toute la place »


                disait qui ?


    Entre ces deux points, parfaite allégorie de l'insaisissable, de l'impossible réel, déclinaison de mouvements, de phrases, de clartés, d'ombres, de dates..., août passe et demeure, pur volume sans image ni forme, « intouchable » et pourtant, « à la limite des choses perdues », comme suggéré en creux par leur existence évanescente, présent malgré tout, dans ce nom vide qui ne peut le contenir mais  ouvre à son immensité :

                 le noisetier de la fenêtre, la clarté
                 de la terre, des écailles de plâtre et  
                 un nom immense dans la  
                 distance, l'intouchable



                

                       



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  • LE FEU ET LE SILENCE[1]

                   A la fin de chaque livre de Carlos Castaneda, dont le premier remonte maintenant à bientôt quarante ans[2], le lecteur a le sentiment que le cycle s'achève et que rien de plus ne pourrait y être ajouté. Et, pourtant, chaque nouvel ouvrage prolonge, éclaire, transforme les précédents. C'est ainsi qu'après Le don de L'Aigle[3] où le maître et initiateur de Castaneda à la "sorcellerie" yaqui, Don Juan, quittait le monde avec son groupe — "le clan du nagual", en un adieu qui semblait définitif, Carlos Castaneda, avec un septième et un huitième tome, Le Feu du dedans et La Force du silence, réussit la gageure d'ouvrir plus encore les perspectives et de nous donner, dans l'approfondissement d'un certain nombre de notions déjà connues - "voir", "le corps de rêve", "l'Aigle" etc....-- une véritable cosmogonie d'une cohérence et d'une ampleur impressionnantes.
              Don Juan disparu réapparaît dans l'acte de remémoration que constituent ces livres. Remémoration, non pas souvenir. En effet, si les quatre premiers tomes[4] se développent dans l'espace du souvenir, puisqu'ils rapportent ce que Don Juan appelle les enseignements relatifs au “côté droit", autrement dit à "l'état de conscience normal nécessaire à la vie quotidienne", les quatre suivants[5] sont une remémoration, c'est-à-dire une récupération progressive sur l'oubli des enseignements relatifs au “côté gauche", à une état de conscience accrue "nécessaire pour assumer les fonctions de sorcier et de voyant". L'oubli d'expériences aussi extraordinaires vécues depuis dix ans et plus vient de ce qu'en état de conscience accrue les événements sont perçus simultanément et non successivement et forment un bloc que la conscience normale ne peut résoudre en séquences linéaires; incapable de les intégrer à son "inventaire", c'est-à-dire à la description du monde qui est la sienne, elle les refoule hors du champ de la mémoire. Ce n'est qu'après un long apprentissage -- un long dé-conditionnement -- que, peu à peu, fragmentairement d'abord, puis de manière plus continue, Carlos Castaneda s'efforce de retrouver ce qu'il appelle avec Don Juan la "totalité de lui-même". Effort qui justifie le prolongement d'un témoignage qui, sauf à être gonflé imaginairement, aurait dû avoir pris fin depuis longtemps : "Mes livres -- annonce l'avant-propos de La Force du silence -- sont le récit d'un processus continu qui devient plus clair à mes yeux à mesure que le temps passe." D'ailleurs, Don Juan avait prévenu son apprenti : “Tu auras besoin d'un éternité pour te souvenir des choses que tu as perçues aujourd'hui parce qu'il s'agissait, pour l'essentiel, de connaissance silencieuse. Dans un moment tu les auras oubliées."
                C'est pourquoi, dans les intermittences de ce travail de remémoration, réapparaît la relation maître-disciple qui avait donné leur force aux quatre premiers volumes. Don Juan nous avait quitté pour mieux nous revenir à travers une mémoire différente, plus difficilement accessible mais plus totale et donc libérée des servitudes du carnet de notes et du stylo. Éliminée la caution de l'objectivité scientifique, ce qui pourrait passer pour une preuve de mystification ajoute encore, paradoxalement, à la force de persuasion du cycle. Il est, en effet, dans la logique de cet itinéraire initiatique que l'homme qui observe -- l'ethnologue -- change ses armes pour celles de l'homme qui voit puisqu'il est lui-même devenu voyant.
              Car tout repose ici sur une expérience que les livres précédents nous ont présentée sous le nom de voir. Cette expérience, pratiquée depuis des millénaires par d' "anciens voyants" fascinés et détruits par leurs découvertes puis reprise avec prudence et méthode, depuis trois siècles environ, par de "nouveaux voyants" dont le "nagual" Juan Matus est le dernier représentant, fonde une étonnante cosmogonie que Castaneda résume en ces termes dans Le Feu du dedans : "Il répéta qu'il n'y avait pas de monde objectif mais seulement un univers de champs d'énergie que les voyants appellent les émanations de l'Aigle; que les êtres humains sont faits des émanations de l'Aigle et sont par essence des bulles d'énergie luminescente; que chacun de nous est enveloppé dans un cocon qui contient une petite partie de ces émanations; que l'on accède à la conscience grâce à la pression constante que les émanations extérieures à notre cocon, appelées émanations en liberté exercent sur celles qui se trouvent à l'intérieur de notre cocon; que la conscience engendre la perception, ce qui se produit quand les émanations intérieures à notre cocon s'alignent sur les émanations en liberté qui leur correspondent.
                "La vérité qui vient ensuite est que la perception se réalise parce qu'il y a en chacun de nous un agent appelé point d'assemblage qui sélectionne les émanations intérieures et extérieures pour l'alignement. L'alignement particulier que nous percevons comme étant le monde résulte de l'endroit spécifique où se situe notre point d'assemblage dans notre cocon." Cette description, La Force du silence la précise et la complète : selon Don Juan, “les premiers sorciers appelèrent vouloir la force qui maintenait les émanations de l'Aigle séparées et qu'on ne lui devait pas seulement notre conscience, mais aussi tout ce qui existait dans l'univers. Ils virent que cette force avait une conscience totale et provenait des champs même d'énergie qui composaient l'univers. Ils décidèrent alors que le mot intention s'appliquait mieux à cette force que le mot vouloir. [... ] Don Juan avait exprimé la conviction que l'idée chrétienne de l'exclusion du paradis terrestre lui apparaissait comme une allégorie renvoyant à la perte de notre connaissance silencieuse, notre connaissance de l'intention. La sorcellerie était donc un retour aux commencements, un retour au paradis". Dans cette ré élaboration plus fine on retrouve nommé intention ce que Don Juan, dans Histoires de pouvoir, avait appelé nagual. Il précise ici pour quoi : “Les sorciers appellent intention l'indescriptible, l'esprit, l'abstrait, le nagual. Je préférerais l'appeler nagual, mais cela se confond avec la nom du chef, du benefactor, qu'on appelle aussi nagual. J'ai donc choisi de l'appeler l'esprit, l'intention, l'abstrait."
              Le travail du voyant va donc consister d'abord, au terme d'une longue pratique, à "franchir la barrière de la perception", c'est-à-dire à déplacer son point d'assemblage, produire de nouveaux alignements et découvrir ainsi que ce que nous appelons "réalité" n'est qu'une description possible parmi d'autres; puis, par un déplacement continuel de ce point d'assemblage, à aligner d'un seul coup toutes les émanations intérieures au cocon et à finalement brûler d'une conscience -- d'une liberté -- totale. Alors, le destin de l'homme (mettre en valeur sa conscience pour qu'à sa mort elle réintègre et enrichisse la force incommensurable de l'Aigle qui l'a engendrée) pourra être vaincu. Tel est le "don de l'Aigle" aux quelques êtres qui eurent, ont, ou auront le courage, le pouvoir et l'intention inflexible d'accéder à cette liberté. Chaque nagual aidé de son groupe aspire à cette réalisation suprême : quand il a accumulé l'énergie suffisante pour entreprendre le grand voyage, il quitte volontairement ce monde vers l'explosion de la conscience totale. C'est ce que fait Don Juan à la fin du Don de L'Aigle et ce que Carlos Castaneda, le nouveau nagual, devra tenter à son tour s'il en a la force.
              Présentés dans un résumé forcément schématique, retirés du terreau d'expériences que l'écriture de Castaneda recrée avec la force poétique et dramatique qui est la sienne, les concepts et la vision du monde de Don Juan risquent de paraître soit banals soit délirants. Après les découvertes de la physique contemporaine, par exemple, parler de l'univers comme d'un champ d'énergie n'a rien de surprenant. Par contre, le percevoir comme tel et modifier notre vie en fonction de cette perception, relève de capacités qui excèdent celles de l'homme quotidien. C'est, pourtant, ce que Castaneda dit réussir partiellement à faire, sous la conduite de Don Juan, à l'occasion d'une série d'expériences qui, racontées telles quelles, hors contexte, paraissent proprement incroyables. Mais prises dans le mouvement de l'écriture, elles acquièrent une force de persuasion irrésistible. Nous allons avec l'auteur de révélation en révélation, lesquelles, pour extraordinaires qu'elles soient, n'en finissent pas moins par nous paraître d'une cohérence sans failles si nous acceptons la règle depuis longtemps fixée par Don Juan : faire taire notre raison qui ne s'applique qu'à un niveau de conscience et de perception particulier et refuse tous les autres. Or, l'art de Castaneda consiste, d'une part, pour faire taire la raison, à lui donner constamment une parole que Don Juan lui reprend aussitôt en lui opposant une logique autre et irréfutable : celle de la "connaissance silencieuse" qui ne peut être atteinte que par l'acte de voir; et, d'autre part, à utiliser ses armes -- clarté et rigueur de l'exposition et de la composition -- pour la faire taire par l'évocation d'une suite de visions qu'elle ne sait plus interpréter.
              A la différence des tomes précédents, Le Feu du dedans et La Force du silence forment plus un traité qu'un récit. Jusque là, si la pratique et son compte-rendu nécessairement narratif était la base de toute l'élaboration théorique, ici, c'est l'inverse qui se produit : la théorie l'emporte, sans, pour autant, verser dans la sécheresse du discours abstrait, puisqu'elle se double régulièrement du récit des expériences qui la corroborent. Néanmoins, relations et visions sont beaucoup plus fragmentaires, beaucoup moins linéairement ordonnées que dans les autres livres : "Les expériences que je raconte ici, explique l'auteur dans le prologue du Feu du dedans, s'étant déroulées dans un état de conscience accrue, elles ne peuvent participer de la même trame que celle de la vie quotidienne." Cette trame qui est l'ordre de la succession temporelle est donc réduite, au profit d'un système didactique et métaphorique qui lui échappe. Le Feu du dedans et La Force du silence forment ainsi une sorte de vaste poème théorique — de mythe — où le principe d'explication étant de l'ordre du voir, chaque concept est d'abord image ("émanations de l'Aigle", "point d'assemblage", "force roulante", "moule de l'homme", "corps de rêve", "lieu sans pitié" etc.... ) parce qu'avant d'être fondé en raison, il l'est en perception; une perception "non ordinaire" qui fait de l'expérience le fondement et la justification de tout l'édifice didactique. L'image détermine donc le mode d'organisation des deux livres : ceux-ci ne se développent plus selon la linéarité narrative des premiers ouvrages, mais par séquences dont l'image/concept qui en est le centre se relie aux autres à travers la métaphore qui forme la clé de voûte de tout l'édifice : celle de l'Aigle ou de l'intention. Certes, le récit subsiste par îlots et vient donner une épaisseur vécue aux enseignements de Don Juan. Mais, suspendu hors de toute chronologie précise, il ouvre à une temporalité verticale et non plus horizontale : en nous racontant l'initiation de Don Juan par son maître le nagual Julián, lui-même formé par le nagual Elías, en évoquant (au sens figuré mais aussi au sens propre) les anciens voyants dans des épisodes où l'humour le dispute à la terreur, Castaneda enracine son long itinéraire initiatique dans une tradition immémoriale qui consomme sa rupture d'occidental avec sa propre culture. Au terme d'une "reconquête" invisible et silencieuse de plus de vingt ans, le colonisé est devenu le colonisateur et le savant voyant.
              Il serait vain de poser une fois encore avec ce septième et huitième livres la question insoluble de la "vérité" du témoignage de Castaneda. Tout acte de communication, à moins d'être physique, passe inévitablement par le langage. D'une expérience, qu'elle soit mystique, existentielle ou autre, nous ne savons que ce qu'en a écrit par journal, récit, traité ou poème, celui ou celle qui l'a vécue. Alors pourquoi refuser à Castaneda ce qu'on accorde à d'autres, si la force de ses textes rejoint celle de témoignages similaires? L'écriture, quand elle atteint un certain seuil d'intensité devient sa propre expérience; l'énergie qui l'habite rejoint celle du réel et, soudain elle n'existe plus, elle s'annule comme langage, elle devient silence: ainsi la forme humaine de l'être devenu conscience totale lorsque l'embrase "le feu du dedans”.
                           
                                                                                                                         
     



    [1] Carlos Castaneda, Le Feu du dedans et La Force du silence, Témoins/Gallimard, 1985 et 1988.

    [2] The Teachings of Don Juan, 1968, traduction française : L'Herbe du diable et la petite fumée, Le soleil noir, 1972.

    [3] Témoins/Gallimard, 1982.

    [4]  L'Herbe du diable et la petite fumée, Voir, Le Voyage à Ixtlán, Histoires de pouvoir, les trois derniers parus chez Gallimard en 1973, 1974 et 1975

    5 Le Second anneau de pouvoir, Le Don de l'aigle, Le Feu du dedans  et La Force du silence, Gallimard, 1979, 1982, 1985, 1988.
     

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  • Critique du rythme


     Dans le massif imposant de l'œuvre d'Henri Meschonnic, un livre occupe une place centrale, au sens où tous les titres précédents y conduisent et tous ceux qui suivent en sont le prolongement. Je veux parler de Critique du rythme. Publié il y a vingt-cinq ans, en 1982, aboutissement d'un travail d'une dizaine d'années où la pratique du poème et de la traduction sont indissociables d'une réflexion théorique qui est une remise en question radicale des idéologies littéraires et philosophiques régnantes, il est la pierre de touche de l'une des pensée les plus novatrices de la fin du XXè siècle, tant du point du vue de la littérature (de la poésie) que de la philosophie et plus généralement de l'anthropologie. C'est pourquoi il faut y revenir aujourd'hui dans la mesure où cette pensée, apparemment assimilée par les critiques et les écrivains -- quand elle n'est pas purement et simplement rejetée ou ignorée --, est plus souvent caricaturée ou déformée que véritablement comprise.
    Livre important, donc. Non seulement par son volume -- 732 pages serrées, où l'ampleur de l'information ne traverse pas moins de sept langues ––, que parce qu'il aborde de front le problème fondamental de toute esthétique et, en particulier, de l'écriture littéraire: celui du rythme. "Le rythme c'est l'homme", écrit quelque part Meschonnic, paraphrasant une formule célèbre. Banalité apparente qu'il lui faut défendre d'un bout à l'autre du livre tant les théories et les poétiques qui dépendent de ce qu'il appelle la "métaphysique du signe" sont prégnantes "La critique du rythme est une critique du dualisme du signe et de son primat d'un rationalisme binaire". Critique déjà développée dans cette vaste entreprise de déblaiement théorique qu'est Le signe et le poème, et dont ce travail est le prolongement appliqué au problème spécifique du rythme, lequel constitue le levier permettant précisément d'ébranler l'édifice millénaire de la pensée sémiotique.
         A la base de cette pensée, il y a la définition médiévale du signe : une chose pour une autre ("Aliquid stat pro aliquo”); autrement dit : le mot pour la chose, à laquelle il est subordonné. Car le Sens habite le Monde, pas le langage. Il est toujours dans l'Autre, dans l'Absent. Pensée de l'Origine, d'une Unité-Vérité, que l'hétérogénéité, la multiplicité de l'histoire nous aurait fait perdre. Déchu, parce qu'historique, le langage est réduit le plus souvent à un rôle de médiateur : il "sert à ... “ (parler, penser, s'exprimer etc.). C'est l'instrumentalisme inhérent à l'idéologie moderne de la communication. Ou, au contraire, apparemment privilégié dans le discours philosophique, il finit par s'effacer pour devenir transparence, lieu d'avènement de l'Absolu (le Concept hégelien, par exemple). Ce qui, finalement, revient toujours à le minimiser au profit de l'Autre : Universel, Unité, Vérité, Sens, Cosmos (le bon ordre, selon Platon) ligués contre les désordres de l'Histoire. Dualisme dont nous sommes fait et qui, de partout, privilégie l'un des deux termes au détriment de l'autre : âme/corps, réel/imaginaire, rationnel/irrationnel, normalité/folie, masculin/féminin... Et, dans l'ordre –– linguistique et littéraire: signifié/signifiant, fond/forme, prose/poésie, vivre/écrire... Dualisme qui est en même temps unité, puisque chacun des deux termes ne va pas sans l'autre. Cette idéologie, sinon totalitaire, du moins totalisante, est, paradoxalement entretenue par les pensées qui s'efforcent de renverser l'ordre d'importance des termes dans les oppositions instituées. Ainsi, dans le domaine littéraire, la survalorisation phénoménologique (heideggerienne) de la poésie[1]. Poétisée au maximum, la poésie devient un langage à part -- "sacré"-- qui est seul capable de nous rendre à l'origine dans la fusion enfin retrouvée des mots et des choses: imitation du cosmique, langage mime du monde, disparition du sujet corrélative d'une magnification suprême du poète identifié directement à la langue (c'est la langue qui parle, qui travaille à travers lui) en sont les conséquences. On manque la poésie en l'idolâtrant.
         Or, pour Henri Meschonnic, pas plus qu'elle n'exprime (tout exprime et s'exprime), pas plus qu'elle ne signifie (ce qui supposerait un "quelque chose à dire", un fond opposé à une forme), la poésie ne renvoie au monde ou à l'expérience: elle les fait. C'est une activité de langage. Le terme "activité” suppose d'abord que le sujet est présent avec son histoire dans le poème; ensuite que le langage fait en même temps qu'il dit -- ce qui ruine l'opposition parole/action issue de la métaphysique du signe et de sa condamnation du langage inaugurée avec l'exclusion du poète par Platon dans La République; enfin que le poème est un fonctionnement, un mode de signifier, lequel, précisément, est le rythme.
         Jusqu'ici, à de rares exceptions près, ou bien le rythme avait été considéré comme secondaire, comme une sorte de faire valoir du sens, ou bien il avait été confondu avec la métrique, ou bien purement et simplement éliminé des recherches critiques. Or, Meschonnic montre que le rythme n'est pas un élément parmi d'autres de l'organisation formelle d'un texte. Il n'est pas à côté du sens parce qu'il en est la matière. Il relève non pas de la langue mais du discours dont il est l'organisation, la configuration: forme en formation. Conception qui développe ce que fonde l'article décisif de Benveniste "La notion de rythme dans son expression linguistique"[2] et qui, par là, rompt avec les définitions traditionnelles du rythme comme répétition et régularité à l'image du mouvement des vagues de la mer. Le langage étant totalement étranger à la nature -- "arbitraire" au sens de Saussure--, une approche du rythme linguistique fondée sur la notion de rythme naturel ne peut que le défigurer: le réduire à autre chose que lui-même. Comme, d'ailleurs, celle qui le calque sur le rythme musical: les sons n'existant pas dans le langage (il n'y a que des phonèmes -- du sens), elle le désémantise. D'où cette définition du rythme dans le langage comme "L'organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, [appelée] la signifiance: c'est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul". Autrement et plus brièvement dit, le rythme est l'organisation subjective du discours. Où « subjectif » ne renvoie plus au sujet psychologique conscient et volontaire, ni au sujet philosophique, ni au sujet politique, ni même au sujet sans sujet freudien, mais à un sujet spécifique, croisement de tout le biologique, l'historique, le social, le culturel dont nous sommes tissés, qui se fait tout en faisant le poème, n'existe que par lui et prend soudain la forme d'une altérité qui dépossède le moi identitaire de ses prérogatives habituelles.
    On remarque immédiatement l'insistance sur la notion de discours au sens d'"activité des sujets dans et contre une histoire, une culture, une langue". Le discours est donc essentiellement historicité, elle-même comprise de manière très proche, comme le conflit tenu et non résolu entre ce qui, culturellement, historiquement, nous fait et notre refus de nous y soumettre, de n'en être que le produit. Il s'ensuit que le rythme est la manifestation de l'historicité propre à chaque sujet. Or, l'historicité d'un texte réside dans la valeur -- autre terme clé emprunté à Saussure -- non dans le sens. Dans un poème, chez un poète, un mot n'a pas le sens fixé une fois pour toutes que lui donne l'usage; il se définit différentiellement par les rapports qu'il entretient avec les autres mots du texte, du livre et de l'œuvre. Ainsi "ombre" chez Hugo ou “luna" chez Lorca, pour prendre des exemples connus. Et même, à proprement parler, il n'y a pas de mots dans un poème, seulement des valeurs, lesquelles manifestent ce qu'a de plus subjectif telle ou telle écriture: "La subjectivité d'un texte résulte de la transformation de ce qui est sens ou valeurs dans la langue en valeurs dans un discours [...] La subjectivité maximale est donc toute différentielle et systématique. Le rythme est système". C'est pourquoi il intègre tous les niveaux du texte -- accentuel, prosodique, lexical, syntaxique...-- et ne peut être réduit comme il l'a été trop souvent à la métrique.
         Structure formelle essentiellement culturelle, la métrique préexiste au texte. Elle traverse les époques. Elle est a-historique et abstraite -- donc a-rythmique: aussi deux vers peuvent-ils avoir la même métrique et pas le même rythme. La métrique est culturelle, le rythme subjectif. Sans lui les poètes qui utilisent les mêmes mètres ressasseraient tous indéfiniment la même rengaine. (D'où l'intérêt du vers libre. S'il n'est qu'un passage à ce que Meschonnic appelle le "poème libre", il a posé pour la première fois, à la fin du XIXè siècle, le problème de la prose du poème (non du poème en prose) et mis a nu le caractère subjectif du rythme). Le sens, entendu maintenant comme activité du sujet, produit de tout le langage, et pas seulement du lexique, est donc dans le rythme, non dans la métrique. C'est pourquoi le primat de cette dernière, de ce qu'on appelle aujourd'hui "combinatoire" et qui "du Timée de Platon à Plotin et jusqu'à l'Oulipo [...] vise à chasser le sens, le sujet, le discours et leur histoire" au profit de l'ordre des nombres et du cosmos opposé au désordre de l'histoire, participe, paradoxalement parce qu'il semble en être le contraire, de la même lutte contre le sens que la poétique de l'origine, du retour à l'unité perdue des mots et des choses. Dans l'un et l'autre cas, l'historicité est manquée, le sujet a disparu. La poésie demeure ce langage "sacré", coupé du reste : langage de la fête et de l'origine, langage des nombres, c'est-à-dire de l'unité, de l'intemporel, opposés au langage profane, banal et désordonné du quotidien.
         C'est pourquoi Meschonnic analyse et conteste longuement le vieux schéma binaire prose/poésie (quotidien/sacré) effet, comme on l'a dit, du dualisme du signe. Prose et poésie ne s'opposent pas, comme toute une tradition en France nous l'a fait croire en confondant prose et langage parlé. Monsieur Jourdain ne fait pas de la prose sans le savoir: il parle. Prose et poésie ne s'opposent pas entre elles mais s'opposent ensemble au discours ordinaire. Il y a une continuité prose poésie, comme n'ont cessé de l'affirmer certains grands poètes — étrangers le plus souvent. Ainsi Pasternak: "La poésie est la prose... mais la prose même, la voix de la prose, la prose en action et non en récit". Et Pound: "La grande littérature est simplement du langage chargé de sens jusqu'à l'extrême degré du possible [...] Le langage de la prose est beaucoup moins hautement chargé, c'est peut-être la seule distinction valable entre la prose et la poésie". Dans le poème -- pour reprendre la métaphore électrique -- la lampe éclaire plus intensément mais moins longtemps; dans le texte en prose, elle éclaire plus faiblement, encore qu'avec de fréquentes variations d'intensité, mais plus longuement. Quoiqu'il en soit, c'est le même courant qui passe. Ailleurs qu'en France, la confusion ne se fait pas. D'où l'intérêt des changements de langue pour une appréhension plus relative, donc plus juste, du phénomène littéraire. L'allemand distingue dichtung — l'écriture poétique, qui peut être celle de la prose -- et gedicht  -- le poème. L'arabe connaît une prose rimée et rythmée. Le chinois aussi. Le couple prose-poésie est étranger à l'écriture biblique: il y a une rythmique de la Bible qui fait sens et qui n'est, pourtant, ni prose ni poésie, ce dont ne tiennent pas compte les traductions chrétiennes hellénisantes (donc dualistes) lorsqu'elles traduisent le verset biblique soit en prose, soit en vers. Il y a une attention extrême au signifiant dans la Bible: "Tout commentaire qui n'est pas un commentaire des accents, tu n'en voudras pas et tu ne l'écouteras pas", dit Ibn Ezra. On comprend mieux, dès lors, le rôle stratégique de la traduction biblique dans le travail de Meschonnic, que ne fait que confirmer ses dernières traductions[3].     
    La poésie n'est donc pas un langage sacré — langage de l'être, de l'origine — opposé au langage profane du quotidien. La poésie naît du quotidien, le transforme, mais ne s'en sépare pas. Alors elle nous le montre. Il y a une "historicité radicale" du langage qui vise à réintroduire la fête, le sacré, le légendaire[4], etc. dans le langage ou vice versa. A mon sens, l'un des meilleurs exemples de cette fondation (et non confusion) du poétique dans le quotidien, est l'oeuvre de Yannis Ritsos: banalisation des grand mythes grecs, résorption du sacré dans le profane qui se transforment dialectiquement, comme ne cessent de le faire l'individu et le social à l'intérieur du poème.
         L'écriture poétique, en effet, est un "révélateur social, parce qu'un individu y est en jeu, et que là où un individu est en jeu, le social est en jeu". Le rythme est socialité à travers la subjectivité. D'où cette "anthropologie historique du langage" (sous-titre du livre) que Meschonnic voudrait fonder. Reprenant l'intuition centrale de Marcel Jousse -- l'homme pense avec tout son corps ; le langage est un composé fait du corps, de l'action et de l'élément linguistique tous sur le même plan -- il tente de montrer, à l'issue de son parcours, que le rythme est essentiellement passage d'un corps dans le langage, c'est à dire oralité. Manifestée par les gestes, l'intonation, les mimiques dans le parlé, et par la signifiance (qui est en quelque sorte la "gestuelle" du texte) dans l'écrit, l'oralité ne peut être confondue avec le langage parlé: elle est inaudible et, en même temps, partout présente. Et le rythme en est l'organisation dans le discours. Ce qui tendrait à montrer que l'oralité n'est pas réservée aux traditions sans écriture et qu'elle est présente dans toute oeuvre écrite: "d'Homère à Rabelais, de Hugo à Gogol, de Milton à Joyce, de Kafka à Beckett, à d'autres". D'où le simplisme de l'opposition littérature savante/littérature populaire qui est loin d'exister partout. Sans aller chercher loin, il suffit de lire les écrivains espagnols pour s'en convaincre: proverbes et discours de haute culture ne cessent de tisser -- chaîne et trame -- l'écriture de Don Quichotte; poèmes populaires et savants se partagent l'oeuvre de Góngora; chansons traditionnelles, "romances", inspirent de nombreuses pièces de Lope de Vega. Et, plus près de nous, c'est la symbiose d'éléments populaires  — primitifs, même — et savants qui donne sa force à la poésie de Lorca. Sans parler, inversement de la complexité syntaxique, métaphorique, prosodique -- rythmique en un mot -- de certaines "coplas" du Chant Profond flamenco qui n'ont rien à envier à la poésie la plus raffinée. Dénonçant donc l'antagonisme culture écrite/culture orale, le critique du rythme dévoile une opposition plus profonde: celle des sociétés industrielles modernes et des sociétés traditionnelles illettrées En quoi une conception de la littérature révèle une vision du monde. Si le dualisme n'avait été qu'une théorie, il n'aurait pas fait si long feu. C'est sa dimension politique qui explique son immense influence.
         Refus de la pensée sémiotique et de ses clivages, la critique du rythme est donc, au sens large, politique: engageant "tout le langage elle engage tout le sujet, tous les sujets”. Au dualisme elle n'oppose pas un monisme mais un empirisme -- un pluralisme issu des dialectiques indéfinies de l'individuel et du social. Cette dialectique se manifeste avec force dans le voix où le physiologique -- l'individuel -- est toujours déjà social. Le timbre, le débit, l'intonation varient selon les époques (qu'on écoute les "Actualités" d'il y a une cinquantaine d'années). Pourtant, et en même temps, la voix n'appartient qu'à un individu et à un seul. Elle le révèle. Et aussi le déborde: "On entend, on connaît et reconnaît une voix -- on ne sait jamais tout ce que dit une voix, indépendamment de ce qu'elle dit. C'est peut-être ce perpétuel débordement de signifiance, comme dans le poème, qui fait peut-être de la voix la métaphore du sujet, le symbole de son originalité la plus "intérieure", tout en étant toujours historicisée". Mais il y a plus. Comme le rythme, la voix déborde le mot. Elle est une force physique, une puissance "magique" qui la met en rapport avec ce qu'il y a en nous de plus archaïque: "La voix est le plus ancien poème, parce qu'elle est puissance de parole, de dire. Ce qu'est l'épopée. En quoi la relation entre voix et épopée est antérieure aux spéculations sur la notion de poésie, création ou fabrication, quelle déborde". C'est donc parce que tout poème est rythme, oralité, "mouvement de la parole dans l'écriture" (Hopkins), qu'il est fondamentalement épique, quelle que soit sa longueur (le primat du lyrisme dans notre appréhension moderne du phénomène poétique étant lui-même un effet d'historicité limité aux XIXè et XXè siècles). D'où la puissance d'ouverture, d'imprévisibilité qu'il contient. "Ce qui est épique, écrit Alain, c'est de ne pas savoir où l'on va". Alors la poésie nous prend, nous emporte. Elle est aventure, parce qu'elle est toujours autre chose que sa propre image, exploration toujours recommencée de l'inconnu qu'elle ne cesse d'incarner.



    [1] Voir, sur ce point, Le langage Heidegger, P.U.F., 1990.

    [2]Problèmes de linguistique générale, I, TEL/Gallimard, p. 327.

    [3] Gloires, traduction des Psaumes, Desclées de Brouwer, 2001, Au commencement, traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002 et Les Noms, traduction de l'Exode, Desclée de Brouwer, 2003.

    [4] Cf. Légendaire chaque jour, titre du troisième recueil de poèmes de Meschonnic.


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