• UN ALPHABET D’AVENIR


        Comme dans Lettres imaginaires, ce mélange de « vers et proses », (comme dit le sous-titre), dans lequel lettres de l’auteur à son double, poèmes, entretiens et essais se croisent et nous offrent en raccourci un itinéraire de plus de cinquante ans d’écriture, dans Entre nuit et soleil, qui paraît conjointement, Lionel Ray se rassemble. Car, après l’intermède inattendu et éblouissant de L’Invention des bibliothèques, ce nouveau livre est comme un pas fait à la fois en avant et en arrière. Un pas, justement entre « nuit et soleil » — entre la nuit du passé, de la nostalgie, du désespoir même et le soleil du présent toujours recommencé, celui de « l’immobile été » qui est celui du poème.
        L’élan de L’Invention des bibliothèques est encore perceptible dans les trois sections, chacune de 17 textes, qui structurent le livre : la première, la troisième, la cinquième. Ces « proses » en gardent l’emportement verbal, mais elles sont trouées, rongées de blancs qui sont comme autant d’accrocs, de stigmates du vide : « la vie est un monument d’absence», annonce d’entrée le poète. Et c’est, pour une part, à édifier ce monument que sont consacrés ici un certain nombre de poèmes, renouant par là avec le lyrisme élégiaque qui, d’Une sorte de ciel, à Matière de nuit caractérise les livres publiés depuis vingt ans,.
        Mais, pour une autre part, il y a dans ce livre, dans sa section centrale, notamment (dont les distiques rappellent ceux de « Résidence dans les fragments » d’Une sorte de ciel), quelque chose qui résiste au délitement, à la déréliction. Quelque chose fait de sursauts de lumière, de bouffées de désir, d’éclats d’enfance, qui traverse les chambres désertes, les jardins abandonnés et les illumine d’une clarté sans âge :

                    demain est
                    une matière bleue.

                    La joie infime
                    d’être
                    traverse les fleurs


        Cette écriture « aux yeux de source », c’est, bien sûr, celle du poème — des « poèmes dans leur scintillante jeunesse ». Cette  brusque effervescence, ce passage de vie et ses mots soudain neufs auxquels le nombre et sa rassurante rigueur donnent toute leur intensité :

            Ce ne sont rien que des mots parmi les mots
            [...]
            Le nombre est en eux.
            Ils ne disent rien que ce qu’ils disent
            et s’ils brillent dans l’ombre quelques fois,
            c’est à cause des sources et des fruits
            ou du printemps tardif.


        Prise alors entre nostalgie et ferveur, ombre et lumière, quelle est cette voix qui, une fois encore, vient nous saisir dans sa force incisive, dans sa douceur violente parfois, parfois son humour, dans sa pénétrante force visionnaire ? Car tout le livre, comme le précédent et ses jeux de miroirs avec l’hétéronyme Laurent Barthélémy, est traversé par la même interrogation qui en est la clausule : « Qui parle ici ? [...] je voyais      quoi ?       qui donc voyait ? » Interrogation prolongée sur l’identité et ses mirages (« ce pauvre moi de pacotille est déjà tout rouillé »), laquelle se reconnaît — « toi poudre et dispersé » — fuyante, tissée de vide et d’oubli :  « si peu de souffle, si peu de ciel cet homme lourd chargé d’oubli      c’était vous, c’était moi ». Phrase à laquelle répond en écho cet « étranger à moi-même [...] n’ayant goût ni au jour qui se dérobe ni à la nuit si proche » d’une des Lettres imaginaires de Laurent Barthélémy à Lionel Ray. Lequel ajoute que tout semble se résoudre en une histoire de « dépossession » , de « l’envahissement du désert interne qui s’affirme une fois de plus »
        Pourtant, cette dépossession — cette disparition — qui pourrait paraître sans issue et désespérante est, en même temps, la condition d’apparition d’une altérité inconnue logée au cœur même de cette identité évanescente. Une altérité qui, en la dépossédant d’elle-même, l’ouvre à tout ce qui la déborde. Comme à ces voix aimées qui viennent l’habiter et auxquelles, consciemment ou non, elle ne cesse de faire écho : Rimbaud, avec « Génie » : « des cailloux dans les poches (ou des poèmes ») ; Verlaine : « qu’as-tu fait /de tout ce temps » ; Apollinaire : « mon langage ma violette mon infini sans écho » ; « les mots s’en vont avec / les eaux courantes » (Lettres imaginaires) ( ; Reverdy : « On n’oublie pas. / Dans le miroir / un oiseau passe » ; Borges, à qui renvoient plusieurs titres (« Le miroir », « La clef »...) : « Tu n’es rien d’autre / que ce que tu cherches », « Il ne restera de nous pas une ombre » ; Breton « Ces enfants à tête de chat », et d’autres encore...
        La voix qui parle ici, et c’est là son historicité, est faite de toutes ces voix et de quelque chose de plus. De cet inconnu qu’elle ne cesse de poursuivre — « quelque chose d’inconnu en toi / te cherche »— et qui est la vie même soudain recommencée dans la parole toujours renaissante du poème. Puisque, comme le dit bien le poète dans « Les mots et l’émotion poétique », le poème n’est pas le produit d’une émotion préalablement vécue : c’est lui qui la produit dans son fin tissage de mots. Il ne recrée pas le monde — comment le pourrait-il ? — il le crée. Ou plutôt — et c’est la même chose puisque ce que nous appelons « monde » est une description apprise —, il crée un monde de langage. Un langage à l’état naissant où, pour un instant sans mesure, quelque chose comme un monde semble (re)commencer. C’est pourquoi le poème est, pour Lionel Ray, ce « souffle qui te remet au monde »

            Avec une voix première, une voix d’avant tout
            Langage, un alphabet venu de l’avenir.


      



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  • TRISTESSE DE FOND


         Quelle chance que d’avoir ignoré jusqu’à maintenant la poésie de Kiki Dimoula (Athènes, 1931), pour connaître l'émotion d'en faire aujourd'hui la découverte éblouie! Grâce à deux livres qui nous présentent trois recueils de la maturité : Le Peu de monde (1971) suivi de Je te salue Jamais (1988), chez Poésie/Gallimard (1) et Mon dernier corps (1981), qui vient d’obtenir le Prix Européen de Littérature 2010, chez Arfuyen (2). Le tout, traduit avec brio par Michel Volkovitch. Ce qui signifie, évidemment — mais est-ce une évidence pour tout le monde ? — qu’on ne lit pas tout à fait Kiki Dimoula, mais sa voix dans la voix de son traducteur et que c’est donc de lui aussi bien que d’elle qu’on parlera ici, puisque les poèmes de ces deux livres sont des poèmes français, même si Mon dernier corps se présente en version bilingue accessible seulement à ceux — et ils sont de moins en moins nombreux de nos jours — qui peuvent déchiffrer l’alphabet hellénique.   
         Ce que Michel Volkovitch réussit apparemment à faire (puisque je suis de ceux qui ne lisent pas le grec), c’est à nous faire entendre un ton d’une singularité absolue dans la poésie d’aujourd’hui. Kiki Dimoula est un poète élégiaque, mais un poète élégiaque critique — qu’on lise, pour s’en convaincre, le premier poème de Le Peu de monde : « passée ». Cet oxymore signifie-t-il quelque chose ? Une élégie qui ne s’abandonne pas à l’effusion et rit discrètement et même ouvertement d’elle-même, cela signifie-t-il quelque chose ? Une voix vouée à la perte et à la disparition et qui, au lieu de pleurer, s’en amuse tristement, cela signifie-t-il quelque chose ? Oui, car ce refus de s’enchanter en chantant sa peine, donc de s’abandonner au charme du poème et à sa consolation, signifie, du coup, un désespoir redoublé. Dans leur lucidité souriante, les poèmes de Kiki Dimoula sont ravageurs :

    Ô toutes choses vaines ne pleurez pas.
    Vous êtes seules en ce monde à vivre éternellement. 
      
                                                                (JTSJ, 201)

         Cette force de langage insinuante qui vous investit et ne vous lâche plus, repose sur un procédé qui semble être sa marque : une matérialisation de ces manifestations foncièrement immatérielles que sont, soit les grandes instances « métaphysiques » — la mort, le temps, la durée, la vie, la divinité, l'être, le néant... —, soit les mouvements mentaux ou affectifs — la raison, le désir, la douleur... — soit ces choses tout aussi impalpables même si elles peuvent être sensibles, que sont, par exemple, les phénomènes atmosphériques (le jour, la soirée, les nuages, la pluie, etc.). Chose qui pourrait sembler somme toute assez banal si cette personnification n'était de signe descendant. Autrement dit, si elle n'entraînait une métamorphose par le bas de toutes ces forces dont nous sommes faits, à travers un usage systématique d'expressions empruntées au registre le plus quotidien de l'existence. Toutes choses qui donnent à cette poésie ce ton inimitable qui est le sien. Que ce soit dans le registre de la personnification insolite (« C'est à toi, Soudain, que je m'adresse // A toi Soudain, nourri de rêve, / beau gosse d'une bravoure folle, / enfant bâtard de causes inconnues... » MDC, 23), dans celui de l'humour triste (« Le calme absolu en moi / met toujours ses pantoufles à tout hasard. / Des désirs logent à l'étage en dessous. » JTSJ, 143), de l'impertinence (« Un Christ affairé comptait / avec une passion d'avare / ses richesses: / clous et épines. » LPM, 35), ou, simplement, de l'image inattendue (« Novembre, à Delphes, est en restauration. » JTSJ, 160).
         Ce croisement du noble (les sentiments, la vie, la mort) et du trivial (qui rappellerait de très loin la banalisation des grands mythes grecs chez Yannis Ritsos), s'opère évidemment dans un constant travail de langage. Et c'est là qu'il faut saluer le traducteur dans son effort de recréation des inventions verbales (« terrestritude », réancianniser », l'Oublioir »), des jeux de mots (si j'ai pour non Hélas ou Est lasse / ») des expressions toutes faites perverties (« le corps a enfilé son âme de nuit » JTSJ, 148) et du travail sur les signifiants (« ce poème à moi / le seul poème / qui soit à moi / tout à moi. / Et se noie. » MDC, 39).
    Le sarcasme, la pirouette verbale, l'humour, ne sont pas absents de la poésie contemporaine. Mais rares sont les œuvres qui savent les associer à cette tristesse profonde qui est celle de Kiki Dimoula. Ou, plutôt, à cette tristesse de fond. La vie est passée avec « le camion des pleurs », la douleur a tout dévasté — l'être aimé a disparu, au moins dans Je te salue Jamais dont le titre est tout un programme. Ne reste que la poésie qui est pour Kiki Dimoula une manière d'être — de se tenir dans l'être — quand celui-ci fait eau de partout. Une manière de regarder le rien en face. Ne serait-ce que dans sa forme la moins dramatique et la plus quotidienne, celle de la photographie. A laquelle elle sait donner dans ses livres un statut privilégié puisque, présence de l'absence, elle est l'incarnation sur le papier de ce non-être qui ne cesse de la hanter et auquel ne cesse de répondre avec l'énergie du désespoir toute sa poésie :

    Ta photo s'est presqu'imposée.
    …............................................
    Jour après jour, elle me convainc que rien n'a changé,
    que tu as toujours été ainsi, être de papier.
    …...................................................................
    De temps à autre un vague coup de fusil
    témoignage en ta faveur la tristesse
    qu'elle se rende.
    Pour prouver qu'on a vécu le seul vrai témoin
    C'est notre absence.

                                                                (JTSJ, 197)

    1 Kiki Dimoula, Le Peu de monde suivi de Je te salue Jamais, préface de Nikos Dimou, Traduit du grec par Michel Volkovitch, Poésie Gallimard, 2010. Ici respectivement en abréviation LPM et JTSJ.
    2 Kiki Dimoula, Mon dernier corps, présenté et traduit du grec par Michel Volkovitch, Arfuyen, 2010. Ici en abréviation MDC.


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  • Lionel Ray

    Lettres imaginaires Les Ecrits du Nord, Editions Henry, 2010.

    Entre nuit et soleil, Gallimard, 2010.

     

     

    Comme dans Lettres imaginaires, ce mélange de « vers et proses », (comme dit le sous-titre), dans lequel lettres de l’auteur à son double, poèmes, entretiens et essais se croisent et nous offrent en raccourci un itinéraire de plus de cinquante ans d’écriture, dans Entre nuit et soleil, qui paraît conjointement, Lionel Ray se rassemble. Car, après l’intermède inattendu et éblouissant de L’Invention des bibliothèques, ce nouveau livre est comme un pas fait à la fois en avant et en arrière. Un pas, justement entre « nuit et soleil » — entre la nuit du passé, de la nostalgie, du désespoir même et le soleil du présent toujours recommencé, celui de « l’immobile été » qui est celui du poème.

    L’élan de L’Invention des bibliothèques est encore perceptible dans les trois sections, chacune de 17 textes, qui structurent le livre : la première, la troisième, la cinquième. Ces « proses » en gardent l’emportement verbal, mais elles sont trouées, rongées de blancs qui sont comme autant d’accrocs, de stigmates du vide : « la vie est un monument d’absence», annonce d’entrée le poète. Et c’est, pour une part, à édifier ce monument que sont consacrés ici un certain nombre de poèmes, renouant par là avec le lyrisme élégiaque qui, d’Une sorte de ciel, à Matière de nuit[1] caractérise les livres publiés depuis vingt ans,.

    Mais, pour une autre part, il y a dans ce livre, dans sa section centrale, notamment (dont les distiques rappellent ceux de « Résidence dans les fragments » d’Une sorte de ciel), quelque chose qui résiste au délitement, à la déréliction. Quelque chose fait de sursauts de lumière, de bouffées de désir, d’éclats d’enfance, qui traverse les chambres désertes, les jardins abandonnés et les illumine d’une clarté sans âge :

     

    demain est

    une matière bleue.

     

    La joie infime

    d’être

    traverse les fleurs

     

    Cette écriture « aux yeux de source », c’est, bien sûr, celle du poème — des « poèmes dans leur scintillante jeunesse ». Cette  brusque effervescence, ce passage de vie et ses mots soudain neufs auxquels le nombre et sa rassurante rigueur donnent toute leur intensité :

     

    Ce ne sont rien que des mots parmi les mots

    [...]

    Le nombre est en eux.

    Ils ne disent rien que ce qu’ils disent

    et s’ils brillent dans l’ombre quelques fois,

    c’est à cause des sources et des fruits

    ou du printemps tardif.

     

    Prise alors entre nostalgie et ferveur, ombre et lumière, quelle est cette voix qui, une fois encore, vient nous saisir dans sa force incisive, dans sa douceur violente parfois, parfois son humour, dans sa pénétrante force visionnaire ? Car tout le livre, comme le précédent et ses jeux de miroirs avec l’hétéronyme Laurent Barthélémy, est traversé par la même interrogation qui en est la clausule : « Qui parle ici ? [...] je voyais      quoi ?       qui donc voyait ? » Interrogation prolongée sur l’identité et ses mirages (« ce pauvre moi de pacotille est déjà tout rouillé »), laquelle se reconnaît — « toi poudre et dispersé » — fuyante, tissée de vide et d’oubli :  « si peu de souffle, si peu de ciel cet homme lourd chargé d’oubli      c’était vous, c’était moi ». Phrase à laquelle répond en écho cet « étranger à moi-même [...] n’ayant goût ni au jour qui se dérobe ni à la nuit si proche » d’une des Lettres imaginaires de Laurent Barthélémy à Lionel Ray. Lequel ajoute que tout semble se résoudre en une histoire de « dépossession » , de « l’envahissement du désert interne qui s’affirme une fois de plus »

    Pourtant, cette dépossession — cette disparition — qui pourrait paraître sans issue et désespérante est, en même temps, la condition d’apparition d’une altérité inconnue logée au cœur même de cette identité évanescente. Une altérité qui, en la dépossédant d’elle-même, l’ouvre à tout ce qui la déborde. Comme à ces voix aimées qui viennent l’habiter et auxquelles, consciemment ou non, elle ne cesse de faire écho : Rimbaud, avec « Génie » : « des cailloux dans les poches (ou des poèmes ») ; Verlaine : « qu’as-tu fait /de tout ce temps » ; Apollinaire : « mon langage ma violette mon infini sans écho » ; « les mots s’en vont avec / les eaux courantes » (Lettres imaginaires) ( ; Reverdy : « On n’oublie pas. / Dans le miroir / un oiseau passe » ; Borges, à qui renvoient plusieurs titres (« Le miroir », « La clef »...) : « Tu n’es rien d’autre / que ce que tu cherches », « Il ne restera de nous pas une ombre » ; Breton « Ces enfants à tête de chat », et d’autres encore...

    La voix qui parle ici, et c’est là son historicité, est faite de toutes ces voix et de quelque chose de plus. De cet inconnu qu’elle ne cesse de poursuivre — « quelque chose d’inconnu en toi / te cherche »[2]— et qui est la vie même soudain recommencée dans la parole toujours renaissante du poème. Puisque, comme le dit bien le poète dans « Les mots et l’émotion poétique »[3], le poème n’est pas le produit d’une émotion préalablement vécue : c’est lui qui la produit dans son fin tissage de mots. Il ne recrée pas le monde — comment le pourrait-il ? — il le crée. Ou plutôt — et c’est la même chose puisque ce que nous appelons « monde » est une description apprise —, il crée un monde de langage. Un langage à l’état naissant où, pour un instant sans mesure, quelque chose comme un monde semble (re)commencer. C’est pourquoi le poème est, pour Lionel Ray, ce « souffle qui te remet au monde »

     

    Avec une voix première, une voix d’avant tout

    Langage, un alphabet venu de l’avenir.

     





    [1] Tous ces livres sont également parus chez Gallimard : Une sorte de ciel (1990), Comme un château défait (1993), Syllabes de sable (1996), Pages d’ombre (2001), Matière de nuit (2004).

    [2] Lettres imaginaires.

    [3] Lettres imaginaires.

     


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  • Christian Hubin, Greffes, José Corti, 2010.


        Ce qu’il y a d’admirable dans le travail de Christian Hubin, c’est cette obstination qui est la sienne à poursuivre dans une voie qui n’en est plus une. Puisqu’elle ne conduit nulle part, qu’elle n’ouvre sur rien. Rien est peut-être un mot trop définitif. « Quelque chose » conviendrait tout aussi bien, ou même moins « cela» ou « ça », que « ce » et son suspens désignatif. Comme il figure sur la quatrième de couverture de Greffes :

        Dont ce. Dont la vitesse, les synchrones — ou une autre sous elles,     exclue d’elles. Dont scandant au devant — rétractée.
       
        Greffes de ce qui n’entend pas.

        Dont on est la répercussion.

        On a là, en quelques lignes, toutes cette poétique de la rétraction, de l’inaudible à l’œuvre avec toujours plus de rigueur dans les derniers ouvrages (Venant, Laps, Dont bouge /1/). Ecrire ce qui se retire, ce qu’on ne perçoit pas mais qui vous entre dans les yeux, la chair par « images subliminale »s et « chant péridural » : « Cillements des bêtes. Mircomorphies dans l’averse, dans les  plissements hébétés. »
        C’est pourquoi les textes de Christian Hubin sont toujours hors souffle, dans le respir entrecoupé, d’on ne sait quelle présence corporelle. Au bord, toujours, au bord. De quoi ? On l’a dit : de rien, de ce... Autre réponse, tranchante, improbable : « L’anté —, le seul à ne pas s’entendre » ou l’ « avant-tessiture », « l’inarticulé ». Ce qui, hors toute manifestation, est là, imperceptible, fondant cette réalité où nous sommes sans savoir. Mais impossible à capter ailleurs que dans un langage de l’incision, de la suture — de la greffe de significations clignotantes :

    A bout, que greffant, serrant par bandes — que maculé d’apex.



    Seul où une suppression
    l’amuïssement où brillent
    les gestes

        Tout se passe donc au plus près du corps, dans son intimité lancinante. D’où ce lexique du biologique, du chirurgical même, qui nous place aux limites du vivant, dans l’enfer froid hospitalier auquel Christian Hubin nous confronte avec une précision atterrante, et où se défait la vie, dans la première section (Nous ne quitterons pas. Nous ne te laisserons pas.) où elle se fait dans la deuxième ( — Retenez. Expulsez / — Encore.) C’est là, sans doute, que peut s’approcher le mieux ce « clinamen des défigurations », cette vie-mort qui nous fait et défait : « L’entré par synapses. La translation d’où ce. »
        Dans les syncopes, les stases de cette écriture « a-syntaxique » — comme on dit « a-tonale » pour la musique, et on pense en effet souvent à Webern —, Christian Hubin ne cesse d’approcher par contractions, incisions, greffes de langages, cela qu’on ne veut, ne peut pas voir : « le mort montré » :

    Reviennent des foules, de dos à pelage, à muets, que côte à côte coagulations — le mort montré, la vis d’insecte, la masse,

    — Tiens-moi

         Et plus le livre s’approche de la fin, plus il épuise le commentaire, le laissant au bord
    de cette écriture moléculaire qui, s’auto-désignant elle-même, avance par « scannages, dissections » ou «  prélèvements » et finit par nous faire entendre l’  « insonore » — la vibration muette de l’incréé.
     

     

     



    [1] José Corti, 2002, 2004, 2006.

     


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  • Peau, Antoine Emaz, Tarabuste 2010



    Plaie, le nouveau livre d’Antoine Emaz, n’est pas beau, comme on dit. Il est lourd, plutôt, comme ce « bloc d’ardoise / tombé sur le jour / et les yeux » dont il est question au début. Et lent à lire, même si on peut y aller vite. Mais dans ce cas, on glisse, on ne sent pas tout ce qu’il a de poids.  Toutes ces vingt-huit stations d’une sorte de chemin de croix (sans les majuscules). On dit « dépression », « maladie nerveuse », mais là on arrête déjà la chose, on la catalogue, quand c’est, justement, dans ce qu’on ne peut pas dire, dans le sans raison, le « rien à comprendre » qu’on avance, dans cet engluement, cette immobilité. On les porte comme on peut. Mot après mot. On peine, on bute. Au milieu du jour arrêté, de la vie « sale ». De la douleur de ne plus pouvoir, de « la, peur à tête de chien ». On avance, mais vers où ? Á petits coups. Á petits pas. Est-ce pour cela que le vers d’Antoine Emaz aime le monosyllabe ? Dans les titres déjà —  C’est, Entre, Sable, Boue, Soirs, Ras, Os, Peau — et dans ce dernier, Plaie, où l’on remue le fer au fil de plus de 200 pages — et partout, à chaque page, à chaque ligne :

    ... bloc noir /
    lieu sans nom en tête



    D’où, sans doute, l’effet de ressassement, de piétinement intérieur et, donc, le peu qu’on voit du monde : l’évier, surtout, où l’on se penche, on s’accroche, on s’isole et les choses minuscules des mains, pour tenir. Pour aller un peu plus loin. Pour réapprendre ce qu’on a perdu et qui, lentement, péniblement, au bout d’un certain temps, revient quand même : « réapprendre le simple / le naturel », dit-il.
    Pourtant, s’il y a écrire ? La réponse est claire: « écrire / ne soigne / ni n’avive / accompagne seulement » Oui, pour être seul sans être seul  (« les mots tendus comme des mains »), écrire, comme un « gravier », ce discontinu qui fait du continu — un sentier sur lequel on marche avec les bruit des pas, oui, qui vous tient compagnie, « quand on entend cela / on sait qu’on est en train de revenir / vers quel visage on l’ignore / mais on revient »
    On revient. De l’enfermement, de la cave d’os. C’est dur, encore, mais maintenant on peut y être. Et ce constat : « réel sec / c’est. Tout Emaz tient dans cette formule — ce marmonnement  (èè-è-è / s-s), ce compte (123 /1) — ce mantra. Alors, on retrouverait, dans la voix simple revenue, les choses comme en attente. Et ce serait presque vivre. Normalement.  Tout Plaie tient dans ce presque :

            c’est un après-midi de fin d’été automne
            la fenêtre est ouverte

            on entend les enfants
            un deux jardins plus loin
            après l’école

            tout retourne au normal








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