• Le silence des chiens

    OBEISSANCE AU VENT III

     

    La silence des chiens (1980-1982) Ubacs, 1990, réédition publie.net, 2009 et publie.papier, 2012.

     

     chaque soir, tu entends, ça recommence, visage et mains croisées, ombre d'une tête et froissement de pages, chaque soir dans l'approche de l'automne ou du printemps, entre deux heures indécises, quand la saveur des jours s'estompe, revient ce bruit, écoute, sur la lueur du ciel près de s'éteindre, sur le silence, cette déchirure, ce bruissement, appel peut‑être ou angoisse ou pur volume sonore simplement, n'existant que pour lui‑même, tu tressailles malgré toi, tu n'y prêtes apparemment aucune attention mais ça te pénètre, descend quelque part pour remonter un jour, résurgence inattendue comme ces souvenirs insignifiants, tu sais, le bruit, soudain, de son bracelet tintant lorsqu'elle s'habillait ou ce rouleau compresseur gris sur le bord du boulevard, tu regardes tes mains, tu écoutes la nuit, son frôlement de chose épaisse, tu n'entends plus rien, tu vas dormir maintenant, mais il y a cette chose, cette voix sans voix avec ton coeur qui bat sur l'oreiller, attendant le sommeil, l'éboulement obscur, ou parlant sans savoir, mot à mot, suivant ce mouvement de phrases en toi comme le coeur, pulsations, images blanches, respiration lente, sinueuse, sans le vouloir, parce qu'il le faut, dans l'étirement du temps, un jour encore mais les mêmes gestes la même lampe la nuit toujours, un drôle d'insecte qui se débat, long corps bleuté, luisant, ailes transparentes, heurtant l'abat‑jour, bruit sec, désordonné, tombant sur la table, courant un instant, accompagnant le mouvement de la main qui écrit, un verre vide où se reflète la lumière, l'énigmatique visage de shakespeare sur un livre dans l'ombre, les craquements du bois, un bruissement de mouche, l'odeur de la pomme et du sang, le froid du cuir et du métal, les couleurs voilées, les lettres, tout ce qui fait cet instant infini avec ce bruit encore, ce cri dehors, peut‑être, dedans, tu ne sais pas, écoute, tu dois l'entendre, ta main se lève pour prendre les ciseaux, un couteau, un crayon simplement et reste immobile, coupée dans son élan, cet appel, oui un appel, avec pourtant quelque chose de plus sauvage, une violence, tu vois, très vite, bleu, oeil fixe et trouble en même temps, doigts crispés, tu penses, qu'est‑ce qui m'arrive, debout, immobile, soir ou matin, heure quelconque du jour, trois heures dix par exemple, cinq heures vingt‑cinq, tasse et soucoupe, lit, fauteuil, reflet de l'ampoule électrique sur les faïences bleues de la salle de bains et peut‑être, alors, cet appel, de nouveau, si proche qu'il en devient intolérable, tu dis, mais enfin qu'est‑ce que c'est, ou alors presque rien, au contraire, un murmure vague mais continu, comme la vibration d'une corde qui ne s'éteindrait pas, même de jour dans la lumière un peu jaune de septembre, un après‑midi calme avec des vaches, un chien couché dans l'herbe, la tiédeur encore de l'air, tu l'entends, comme une basse lointaine, une ombre sous les heures où, malgré la beauté, la vivacité des choses, quelque chose semble toujours finir, ne jamais commencer non plus, rester à ce point de violence brute et calculée à la fois que ne cessent de couvrir mots, phrases, pages, livres, images accumulés, tu ne vois plus rien que du gris, tu n'entends plus que cette rumeur, ce cri parfois, le même sans doute traversant des jours lisses où soirs et matins se confondent, où tu restes seul à te regarder les ongles, assis dans une grande pièce vide, à te demander ce que tu fais là et vivre à quoi ça rime etc., tandis que le matin se lève en rose et cendre sur les toits avec des voix, des portes claquées, un moteur, la radio quelque part, des mots qui flottent, s'effacent, reviennent, mais autre chose te retient maintenant, les deux bords mal joints du papier peint créant un hiatus désagréable dans la rangée de fleurs de la tapisserie que tu regardes longtemps, jusqu'au vertige, autre chose encore, bruit de bouche, salive, ou simplement goutte à goutte d'un robinet, grincement du parquet sous les pas, cela remonte de très loin, tu cherches à percer la pellicule, l'instant, ses perspectives infinies, fuyantes, tu t'es perdu, tu regardes tes ongles, il n' y a pas d'instant, un avion passe, interminablement, et derrière son vrombissement tu entends encore, cette espèce de cri, appel, enfin cette chose à laquelle tu voudrais bien donner un nom, et tu le trouverais, rassurant, au détour d'une phrase, ah ce n'était qu'un chien, et tout rentrerait dans l'ordre, et tu poserais ton stylo, il n'y aurait plus rien à dire, mais c'est le vide, le noir, façon de parler, bien sûr, comment dire, ce bruit, ce, ce, tu ne sais pas, alors tu continues, tu découvres un chemin, pas très nouveau, un peu insolite, peut‑être, à cause de cette incitation sonore, l'est‑elle vraiment d'ailleurs, n'est‑elle pas muette, purement intérieure, ombre portée d'angoisse ou de désir, tu l'ignores, mais il te semble l'entendre très nettement, malgré la distance, déployant un espace toujours plus vaste où, soudain, tu as peur de te perdre, et sans doute vas‑tu te perdre, quelle importance, puisque tout continuerait, les villes, leurs vapeurs mauves, les arbres seuls sur le couchant, les fourmilières, la chaîne de sang des corps tressés, le ressac, les fonderies étincelantes et rouges, la fatigue, le jour le jour, le vent ondulant sur un champ d'herbes hautes, la chasse d'eau qui chuinte, l'étoile dans l'embrasure, demain, hier, aujourd'hui, tout se qui bouge et bougera sans toi, cette mouche sur la vitre que tu n'écouteras plus comme en cet instant où chacun de tes gestes semble dicté par une force obscure et cependant précise, cette voix peut‑être, ce chuchotement maintenant, écoute, derrière le bruit des pages tournées ou des assiettes ou d'un marteau têtu, cette plainte, plutôt, pareille au grognement de l'estomac rétif, tu sais, tu es assis, tu lis, vivant les phrases qui t'emportent et, imperceptiblement, c'est revenu, grincement discret, persistant, d'abord tu ne remarques rien mais peu a peu tu perds le fil, tu relis les mots sans les comprendre, tout se passe ailleurs, plus bas, un peu au‑dessus du nombril, gargouillis, couinement liquide, obstiné, grognement plus grave, tu écoutes à présent, tu guettes, dans les silences intermittents, un signe, un autre, un autre encore, tu deviens le corps de l'attente, de l'écoute aussi, et c'est bien ça, précisément, cette sorte d'appel, au fond, au loin peut‑être, il n'y a plus que lui, tu le cherches sans le vouloir sous la rumeur du jour, le ronflement d'une bétonneuse, par exemple, dans le clair un peu jaune du matin qui commence, le brusque froissement d'un journal ou la voix de l'enfant qui chantonne, dans le silence de la nuit, tu t'étonnes d'être seul à l'entendre, écoute, dis‑tu, immobile, doigt en l'air, écoute, tu retiens ton souffle ou, au contraire, tu t'enfouis la tête sous les draps, sans savoir pourquoi, tu as peur, tu ne veux pas, mais même quand tu n'entends plus rien, que tout semble rentré dans l'ordre, c'est là, toujours, et, soudain, aux moments les plus intenses, dans l'amour, par exemple, corps polis, luisants, noeuds de silence, cette sorte de plainte, musicale presque, plus douce, peut‑être, mais tout aussi terrible, tu vois une chambre, une ampoule électrique suspendue à un fil, des ombres crues, des taches brunes sur le carrelage au pied d'une chaise, d'autres aussi sur les murs nus, d'un beige sale, quelqu'un, sans doute, va entrer ou vient de sortir, la pièce est vide mais il y a cette chose, comme un hurlement coupé net, éclaboussé contre les murs, le radiateur, les montants de la fenêtre aux stores baissés, un râle muet qui suinte du plafond, du sol, tu sens une odeur de plâtre, d'ozone et d'urine, c'est une attente visqueuse, intolérable comme ce cri, parfois, tu allumes la radio, la télévision, toutes les lumières, tu t'assoies dans un coin, tu ne bouges plus, tes mains deviennent moites pendant que tu écoutes les voix, que tu regardes sans les voir les images, leur lueur bleue sur la nuit de la vitre où tournent les phares, le noir vivant avec le souffle égal dans la pièce à côté, les livres empilés que tu ne comprends plus, il pleut, dis‑tu, ou, il est tard, les choses sont coupantes, tu restes immobile de peur de voir ton sang, son éclat sous la lampe ou ton visage dans la glace, inconnu à force d'habitude, la fleur de chair, les dents, la salive luisante, les yeux qui brillent, fixent les yeux, cherchent la profondeur, goutte d'encre au centre du cercle où tu pourrais tomber, mais tu restes là, accroché au rebord du lavabo, des nuits passent, des jours, les saisons tournent, tu n'as pas bougé, tu écoutes toujours, plainte ou râle, miaulement, peut‑être, grondement, couleur d'un temps qui n'a plus de couleur, signal obstiné, ligne invisible vers ailleurs, tu flottes, tu t'éparpilles, hors de tes gestes, de ta mémoire, hors du jour quand c'est le jour, de la nuit quand c'est la nuit, il n'y a plus rien, seul cette sorte d'appel comme s'engendrant lui‑même, ce cri pour personne, cette rumeur, éboulis où tout retombe et disparaît, passé ou avenir, ton visage, ton corps, tes mains aussi, tendues vers le vide, qui dessinent en fuyant un geste mélodieux...


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :