• Le feu et le silence

    LE FEU ET LE SILENCE[1]

                   A la fin de chaque livre de Carlos Castaneda, dont le premier remonte maintenant à bientôt quarante ans[2], le lecteur a le sentiment que le cycle s'achève et que rien de plus ne pourrait y être ajouté. Et, pourtant, chaque nouvel ouvrage prolonge, éclaire, transforme les précédents. C'est ainsi qu'après Le don de L'Aigle[3] où le maître et initiateur de Castaneda à la "sorcellerie" yaqui, Don Juan, quittait le monde avec son groupe — "le clan du nagual", en un adieu qui semblait définitif, Carlos Castaneda, avec un septième et un huitième tome, Le Feu du dedans et La Force du silence, réussit la gageure d'ouvrir plus encore les perspectives et de nous donner, dans l'approfondissement d'un certain nombre de notions déjà connues - "voir", "le corps de rêve", "l'Aigle" etc....-- une véritable cosmogonie d'une cohérence et d'une ampleur impressionnantes.
              Don Juan disparu réapparaît dans l'acte de remémoration que constituent ces livres. Remémoration, non pas souvenir. En effet, si les quatre premiers tomes[4] se développent dans l'espace du souvenir, puisqu'ils rapportent ce que Don Juan appelle les enseignements relatifs au “côté droit", autrement dit à "l'état de conscience normal nécessaire à la vie quotidienne", les quatre suivants[5] sont une remémoration, c'est-à-dire une récupération progressive sur l'oubli des enseignements relatifs au “côté gauche", à une état de conscience accrue "nécessaire pour assumer les fonctions de sorcier et de voyant". L'oubli d'expériences aussi extraordinaires vécues depuis dix ans et plus vient de ce qu'en état de conscience accrue les événements sont perçus simultanément et non successivement et forment un bloc que la conscience normale ne peut résoudre en séquences linéaires; incapable de les intégrer à son "inventaire", c'est-à-dire à la description du monde qui est la sienne, elle les refoule hors du champ de la mémoire. Ce n'est qu'après un long apprentissage -- un long dé-conditionnement -- que, peu à peu, fragmentairement d'abord, puis de manière plus continue, Carlos Castaneda s'efforce de retrouver ce qu'il appelle avec Don Juan la "totalité de lui-même". Effort qui justifie le prolongement d'un témoignage qui, sauf à être gonflé imaginairement, aurait dû avoir pris fin depuis longtemps : "Mes livres -- annonce l'avant-propos de La Force du silence -- sont le récit d'un processus continu qui devient plus clair à mes yeux à mesure que le temps passe." D'ailleurs, Don Juan avait prévenu son apprenti : “Tu auras besoin d'un éternité pour te souvenir des choses que tu as perçues aujourd'hui parce qu'il s'agissait, pour l'essentiel, de connaissance silencieuse. Dans un moment tu les auras oubliées."
                C'est pourquoi, dans les intermittences de ce travail de remémoration, réapparaît la relation maître-disciple qui avait donné leur force aux quatre premiers volumes. Don Juan nous avait quitté pour mieux nous revenir à travers une mémoire différente, plus difficilement accessible mais plus totale et donc libérée des servitudes du carnet de notes et du stylo. Éliminée la caution de l'objectivité scientifique, ce qui pourrait passer pour une preuve de mystification ajoute encore, paradoxalement, à la force de persuasion du cycle. Il est, en effet, dans la logique de cet itinéraire initiatique que l'homme qui observe -- l'ethnologue -- change ses armes pour celles de l'homme qui voit puisqu'il est lui-même devenu voyant.
              Car tout repose ici sur une expérience que les livres précédents nous ont présentée sous le nom de voir. Cette expérience, pratiquée depuis des millénaires par d' "anciens voyants" fascinés et détruits par leurs découvertes puis reprise avec prudence et méthode, depuis trois siècles environ, par de "nouveaux voyants" dont le "nagual" Juan Matus est le dernier représentant, fonde une étonnante cosmogonie que Castaneda résume en ces termes dans Le Feu du dedans : "Il répéta qu'il n'y avait pas de monde objectif mais seulement un univers de champs d'énergie que les voyants appellent les émanations de l'Aigle; que les êtres humains sont faits des émanations de l'Aigle et sont par essence des bulles d'énergie luminescente; que chacun de nous est enveloppé dans un cocon qui contient une petite partie de ces émanations; que l'on accède à la conscience grâce à la pression constante que les émanations extérieures à notre cocon, appelées émanations en liberté exercent sur celles qui se trouvent à l'intérieur de notre cocon; que la conscience engendre la perception, ce qui se produit quand les émanations intérieures à notre cocon s'alignent sur les émanations en liberté qui leur correspondent.
                "La vérité qui vient ensuite est que la perception se réalise parce qu'il y a en chacun de nous un agent appelé point d'assemblage qui sélectionne les émanations intérieures et extérieures pour l'alignement. L'alignement particulier que nous percevons comme étant le monde résulte de l'endroit spécifique où se situe notre point d'assemblage dans notre cocon." Cette description, La Force du silence la précise et la complète : selon Don Juan, “les premiers sorciers appelèrent vouloir la force qui maintenait les émanations de l'Aigle séparées et qu'on ne lui devait pas seulement notre conscience, mais aussi tout ce qui existait dans l'univers. Ils virent que cette force avait une conscience totale et provenait des champs même d'énergie qui composaient l'univers. Ils décidèrent alors que le mot intention s'appliquait mieux à cette force que le mot vouloir. [... ] Don Juan avait exprimé la conviction que l'idée chrétienne de l'exclusion du paradis terrestre lui apparaissait comme une allégorie renvoyant à la perte de notre connaissance silencieuse, notre connaissance de l'intention. La sorcellerie était donc un retour aux commencements, un retour au paradis". Dans cette ré élaboration plus fine on retrouve nommé intention ce que Don Juan, dans Histoires de pouvoir, avait appelé nagual. Il précise ici pour quoi : “Les sorciers appellent intention l'indescriptible, l'esprit, l'abstrait, le nagual. Je préférerais l'appeler nagual, mais cela se confond avec la nom du chef, du benefactor, qu'on appelle aussi nagual. J'ai donc choisi de l'appeler l'esprit, l'intention, l'abstrait."
              Le travail du voyant va donc consister d'abord, au terme d'une longue pratique, à "franchir la barrière de la perception", c'est-à-dire à déplacer son point d'assemblage, produire de nouveaux alignements et découvrir ainsi que ce que nous appelons "réalité" n'est qu'une description possible parmi d'autres; puis, par un déplacement continuel de ce point d'assemblage, à aligner d'un seul coup toutes les émanations intérieures au cocon et à finalement brûler d'une conscience -- d'une liberté -- totale. Alors, le destin de l'homme (mettre en valeur sa conscience pour qu'à sa mort elle réintègre et enrichisse la force incommensurable de l'Aigle qui l'a engendrée) pourra être vaincu. Tel est le "don de l'Aigle" aux quelques êtres qui eurent, ont, ou auront le courage, le pouvoir et l'intention inflexible d'accéder à cette liberté. Chaque nagual aidé de son groupe aspire à cette réalisation suprême : quand il a accumulé l'énergie suffisante pour entreprendre le grand voyage, il quitte volontairement ce monde vers l'explosion de la conscience totale. C'est ce que fait Don Juan à la fin du Don de L'Aigle et ce que Carlos Castaneda, le nouveau nagual, devra tenter à son tour s'il en a la force.
              Présentés dans un résumé forcément schématique, retirés du terreau d'expériences que l'écriture de Castaneda recrée avec la force poétique et dramatique qui est la sienne, les concepts et la vision du monde de Don Juan risquent de paraître soit banals soit délirants. Après les découvertes de la physique contemporaine, par exemple, parler de l'univers comme d'un champ d'énergie n'a rien de surprenant. Par contre, le percevoir comme tel et modifier notre vie en fonction de cette perception, relève de capacités qui excèdent celles de l'homme quotidien. C'est, pourtant, ce que Castaneda dit réussir partiellement à faire, sous la conduite de Don Juan, à l'occasion d'une série d'expériences qui, racontées telles quelles, hors contexte, paraissent proprement incroyables. Mais prises dans le mouvement de l'écriture, elles acquièrent une force de persuasion irrésistible. Nous allons avec l'auteur de révélation en révélation, lesquelles, pour extraordinaires qu'elles soient, n'en finissent pas moins par nous paraître d'une cohérence sans failles si nous acceptons la règle depuis longtemps fixée par Don Juan : faire taire notre raison qui ne s'applique qu'à un niveau de conscience et de perception particulier et refuse tous les autres. Or, l'art de Castaneda consiste, d'une part, pour faire taire la raison, à lui donner constamment une parole que Don Juan lui reprend aussitôt en lui opposant une logique autre et irréfutable : celle de la "connaissance silencieuse" qui ne peut être atteinte que par l'acte de voir; et, d'autre part, à utiliser ses armes -- clarté et rigueur de l'exposition et de la composition -- pour la faire taire par l'évocation d'une suite de visions qu'elle ne sait plus interpréter.
              A la différence des tomes précédents, Le Feu du dedans et La Force du silence forment plus un traité qu'un récit. Jusque là, si la pratique et son compte-rendu nécessairement narratif était la base de toute l'élaboration théorique, ici, c'est l'inverse qui se produit : la théorie l'emporte, sans, pour autant, verser dans la sécheresse du discours abstrait, puisqu'elle se double régulièrement du récit des expériences qui la corroborent. Néanmoins, relations et visions sont beaucoup plus fragmentaires, beaucoup moins linéairement ordonnées que dans les autres livres : "Les expériences que je raconte ici, explique l'auteur dans le prologue du Feu du dedans, s'étant déroulées dans un état de conscience accrue, elles ne peuvent participer de la même trame que celle de la vie quotidienne." Cette trame qui est l'ordre de la succession temporelle est donc réduite, au profit d'un système didactique et métaphorique qui lui échappe. Le Feu du dedans et La Force du silence forment ainsi une sorte de vaste poème théorique — de mythe — où le principe d'explication étant de l'ordre du voir, chaque concept est d'abord image ("émanations de l'Aigle", "point d'assemblage", "force roulante", "moule de l'homme", "corps de rêve", "lieu sans pitié" etc.... ) parce qu'avant d'être fondé en raison, il l'est en perception; une perception "non ordinaire" qui fait de l'expérience le fondement et la justification de tout l'édifice didactique. L'image détermine donc le mode d'organisation des deux livres : ceux-ci ne se développent plus selon la linéarité narrative des premiers ouvrages, mais par séquences dont l'image/concept qui en est le centre se relie aux autres à travers la métaphore qui forme la clé de voûte de tout l'édifice : celle de l'Aigle ou de l'intention. Certes, le récit subsiste par îlots et vient donner une épaisseur vécue aux enseignements de Don Juan. Mais, suspendu hors de toute chronologie précise, il ouvre à une temporalité verticale et non plus horizontale : en nous racontant l'initiation de Don Juan par son maître le nagual Julián, lui-même formé par le nagual Elías, en évoquant (au sens figuré mais aussi au sens propre) les anciens voyants dans des épisodes où l'humour le dispute à la terreur, Castaneda enracine son long itinéraire initiatique dans une tradition immémoriale qui consomme sa rupture d'occidental avec sa propre culture. Au terme d'une "reconquête" invisible et silencieuse de plus de vingt ans, le colonisé est devenu le colonisateur et le savant voyant.
              Il serait vain de poser une fois encore avec ce septième et huitième livres la question insoluble de la "vérité" du témoignage de Castaneda. Tout acte de communication, à moins d'être physique, passe inévitablement par le langage. D'une expérience, qu'elle soit mystique, existentielle ou autre, nous ne savons que ce qu'en a écrit par journal, récit, traité ou poème, celui ou celle qui l'a vécue. Alors pourquoi refuser à Castaneda ce qu'on accorde à d'autres, si la force de ses textes rejoint celle de témoignages similaires? L'écriture, quand elle atteint un certain seuil d'intensité devient sa propre expérience; l'énergie qui l'habite rejoint celle du réel et, soudain elle n'existe plus, elle s'annule comme langage, elle devient silence: ainsi la forme humaine de l'être devenu conscience totale lorsque l'embrase "le feu du dedans”.
                           
                                                                                                                         
     



    [1] Carlos Castaneda, Le Feu du dedans et La Force du silence, Témoins/Gallimard, 1985 et 1988.

    [2] The Teachings of Don Juan, 1968, traduction française : L'Herbe du diable et la petite fumée, Le soleil noir, 1972.

    [3] Témoins/Gallimard, 1982.

    [4]  L'Herbe du diable et la petite fumée, Voir, Le Voyage à Ixtlán, Histoires de pouvoir, les trois derniers parus chez Gallimard en 1973, 1974 et 1975

    5 Le Second anneau de pouvoir, Le Don de l'aigle, Le Feu du dedans  et La Force du silence, Gallimard, 1979, 1982, 1985, 1988.
     

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 12 Avril 2007 à 21:22
    nagual
    j'ai lu toute cette série "chamanique" et cette lecture est restée pour moi liée d'une part à la notion de construction et de l'autre à l'activité du peintre qui construit un monde de sensation phénoménologique , j'ai retrouvé des images très puissantes de C en lisant l'oeil et l'esprit de M.Ponty, ses livres sont restés pour moi des mythes , en tant que tel .
    2
    mag
    Jeudi 29 Mai 2008 à 16:28
    un nouvel eden
    carlos castaneda n'a t il pas inventé un nouvel eden pour tous ses lecteurs, une sorte de nouvelle bible qui promet à chacun de se dérober à l'idée qu'il n'y a rien d'autre que le néant après la mort, le tout métaphoriquement bien sûr...
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