• Le dénouement

     Le dénouement (1986-1988), Opales, 2001 
     

    Jeudi 2 janvier

    La neige n'a pas cessé de toute la journée. Vers cinq heures, je suis sorti. Pour ne plus être seul. J'ai marché longtemps dans l'humide et le froid. Sans but, cherchant à retrouver mon calme. Le raclement des pelles accompagnait mes pas, le froissement des pneus dans l'eau, le gris du ciel bas. Peu à peu l'absence s'est adoucie, a reculé vers l'horizon, avec le peu de jour qui restait. Je suis entré dans un café et j'ai demandé un thé. Puis je suis resté à fixer la rue sans la voir. Mon regard était un espace vide : les corps y glissaient, silencieux, dans un sens ou dans l'autre, avec une régularité monotone. Je dis "les corps" car je ne percevais aucun détail : ni visages, ni vêtements. Rien d'autre que des ombres sur le blanc de la neige. Puis doucement, une sorte de brume grésillante est venue et j'ai eu l'impression, tout en restant immobile, de m'éloigner progressivement. Le mouvement des formes derrière la vitre n'avait pas cessé, mais semblait de moins en moins me concerner. Comme le décor du café, les couleurs, les odeurs, les voix. Je les percevais très nettement, mais dans un dédoublement qui, peu à peu, les rendait irréels. J'eus vaguement peur. De ne plus pouvoir rejoindre le présent. De m'égarer sur cette lisière confuse où ce qui était le monde perdait son sens... C'est le souvenir de la même expérience (plusieurs fois répétée par la suite) qui m'a fait reprendre pied : je suis à la laiterie. J'attends mon tour. Doucement, le grésillement monte. Quand je m'en aperçois, il est trop tard. Tout s'éloigne sans pourtant s'éloigner : les autres clients, le laitier qui se penche vers moi. Mon corps, lui, continue, là-bas. Il tend le bidon à lait, parle, sourit même. Quelque part, au même moment, je me débats. Comme dans un rêve, cherchant à remuer, sans y parvenir. Oui, comme dans un rêve. Même sensation d'être ici et ailleurs à la fois. De ne plus coller à ce qu'on appelle "réalité"; sans en être séparé pour autant; mais au bord de la perdre. Comme aujourd'hui, dans ce café où, après tant d'années, un fil se renouait. Je suis revenu à moi (la langue dit bien les choses). Derrière la vitre, le va-et-vient des passants avait repris son caractère de rassurante banalité. Mon thé, que je n'avais pas bu, était froid. J'ai payé et je suis sorti.

    Vendredi 3 janvier

         Franchie la porte de l'institution Ste. B., on entre dans un petit hall éclairé, je crois, par une verrière. À droite, un couloir. Sur l'un des murs, des rangées de portemanteaux. Sur l'autre, des portes donnant sur des salles interdites. (Je n'en connaîtrais qu'une). Au bout du couloir, le grand escalier et sa rampe, majestueusement enroulé sur deux étages et coiffé, lui aussi, d'une verrière. Les salles de classe sont en haut. On reste, parfois, quelques instants à regarder : les jambes, les mains, les têtes montent vers la lumière. Puis on gravit les marches. Le bois verni grince. On est intimidé. Au premier, un autre couloir, d'autres portes, autorisées celles-là. De petites tables aussi contre les murs. En attendant l'heure, on y écrit dans le va-et-vient, le brouhaha. On trace des rangées de lettres des s qui en s'allongeant deviennent des j ...

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    Une salle de classe. C'est la prière. La maîtresse est debout sous le grand crucifix noir. Au fond, à gauche, près de la fenêtre, je sanglote. Je ne sais plus pourquoi. La lumière est grise  ...

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         Un autre jour. Qui s'acharne sur moi? Qu'ai-je fait? "À la cave!" crient les voix. On me tire par les poignets. Je me débats. On me traîne dans l'escalier. Je m'accroche à la rampe. Je hurle. Des mains desserrent un à un mes doigts. Au-dessus, les têtes se penchent, noires sur le clair. La porte est là, ouverte. Je suis agrippé à la poignée. Derrière, des marches obscures. Personne ne me fera plus lâcher. Ce jour-là, je n'ai pas voulu mourir. J'ai défendu mon droit à la lumière. Quand on me traîne vers l'une des salles interdites du couloir d'entrée, je cesse de résister. Le plancher craque et sent la cire. Au centre, une table massive, froide. Couché sur le dos, bras et jambes liés aux quatre pieds, je halète. Seul, je regarde la lumière du jour au plafond. J'écoute les bruits de la rue : les pas, les voitures. Je ferme les yeux. Je sens la trace des larmes qui sèchent sur mes joues. Les bruits se confondent, s'éloignent. Quand je rouvre les yeux, la lumière a pâli. Quelqu'un entre, s'approche, se penche. Je vois le visage. Sa douceur mielleuse. Je baisse les paupières. Comme je les baisse à présent. Une fraction de seconde, les deux instants se confondent. La solitude, toujours. N'ai-je fait autre chose que de la fuir toute ma vie? Pour découvrir au bout que je la porte en moi ...

    Mercredi 8 janvier

         Je dispose ces morceaux, ces bribes de temps. J'essaye d'en faire un impossible récit. Ce que je pourrais dire de mon milieu de naissance, famille, enfance citadine, etc., serait exact mais ne serait pas vrai. Situés, ces fragments perdraient leur intensité : instants redevenus quelconques dans une chronologie convenue. C'est hors du temps que le temps prend sa source. Dans le sursaut d'un présent immobile, toujours recommencé ...
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