• L'enfance du monde

    Guennadi Aïgui (Russie, 1934-2006)
            
                                                                   et ensuite -- on dirait qu'on vient d'ouvrir
                                                                   une fenêtre
                                                                   sur un sentier --
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>                                                               et les nuages au-dessus des herbes
                                                                    font l'univers
    <o:p> </o:p>                                                                             Guennadi Aïgui

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>         La découverte de l'œuvre de Guennadi Aïgui, traduite par Léon Robel et publiée en 1976 dans un numéro mémorable de la revue Change : Aïgui / Spicer fut, pour moi, un éblouissement. Il y avait là une poésie d'une densité exceptionnelle qui ne ressemblait à rien de connu en Russie à l'époque. C'était une sorte de synthèse organique entre trois traditions très différentes : l'avant-garde poétique et picturale russe du XXè siècle (Malévitch, Klébnikov), la poésie française moderne (Aïgui est l'auteur d'une anthologie de la poésie française couronnée par l'Académie française en 1972) et la culture populaire tchouvache, sa culture d'origine. Même pour des Occidentaux habitués au révolutions successives de la modernité, son vers troué de blancs, concentré parfois sur une syllabe ou étiré sur plusieurs lignes avait de quoi déconcerter. La syntaxe souvent désarticulée offrait de multiples interprétations simultanées tout en exprimant les difficultés de communication de ces temps difficiles. Les images surgissaient des tréfonds de la mémoire. La ponctuation très personnelle induisait, par les traits d'union et les blancs, des coagulations ou cristallisations de sens tandis que les tirets, les points d'exclamation marquaient des brisures et des élans du rythme. Ce qui était à l'œuvre ici c'était une véritable « pensée rythmique » qui ne « poétisait » pas, qui ne nous donnait pas des sentiments et du sens prédigérés mais des forces, des énergies spatiales et temporelles où monde extérieur et intérieur se confondaient dans un travail de dépouillement du concret à partir de sensations et de souvenirs.
             En même temps, ce qui frappait dans cette poésie c'était, à côté de textes plus longs, plus difficiles, l'extrême intensité et, en même temps, l'extrême nudité, l'extrême simplicité de certains poèmes brefs liés au surgissement toujours nouveau du monde naturel. Comme si, ces poèmes réalisaient avec force la formule de Joë Bousquet : « Toute l'expérience poétique tend à restituer au corps l'actualité de sa naissance ». Car c'est bien de « naissance » qu'il s'agit dans chaque poème d'Aigui. Ou, ce qui revient au même, d'enfance.  Je crois que s'il fallait définir d'un mot cette poésie c'est bien ce mot d'« enfance » qui s'imposerait : enfance de l'être humain, enfance du monde, enfance du langage. Oui, la poésie est un balbutiement, une éclaircie, un langage -- donc un monde -- à l'état naissant. C'est ce que suggère dans sa simplicité et sa transparence non exempte d'étrangeté le dernier poème du dernier recueil publié du poète : Toujours plus loin dans les neiges [1] :

    <o:p> </o:p>SANS TITRE

    Et dans le champ marche un homme
    il est comme la Voix et comme la Respiration
    parmi les arbres qui semblent attendre
    d'être Nommés pour la première fois

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>         Toute la force de l'écriture d'Aïgui, plus que  traduite, « trans-créée » par Léon Robel, est là mais pacifiée, apaisée dans un dépouillement qui à chaque fois nous restitue cette enfance du monde. Comme dans la figure emblématique du bouleau, l'arbre blanc, l'arbre sacré :

    <o:p> </o:p>BOULEAU A MIDI

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>dans l'ardeur de midi
    soudain
    <o:p> </o:p>isolé
    fortement
    le bouleau --
    <o:p> </o:p>éclatant -- comme quelque Evangile :
    <o:p> </o:p>(autosuffisant -- ne dérangeant
    personne) --
    <o:p> </o:p>s'ouvrant -- constamment :
    <o:p> </o:p>se feuilletant d'un bout à l'autre :
    <o:p> </o:p>(tout -- « en Dieu »)

    <o:p> </o:p>         Présent dans cette force naissante de la nature qui en est l'une des manifestations visibles, le sentiment du divin est une constante de l'œuvre entière. Il associe aux symboles-réalité de l'arbre, comme ici, et ailleurs, de la forêt, du champ, de la neige, la religion païenne ancestrale et les signes de la religion orthodoxe en une étrange alchimie. Mais il est surtout le sentiment profond de la Présence -- de « quelqu'un » qui hante ces poèmes (« comme la rencontre / avec « Quelqu'un » -- de l'âme ! » --« comme la respiration de quelqu'une / dans la porte ») ; le sentiment aussi de l'unité (« ô Dieu ! quelle / brûlante Unité ! ») de la non-séparation du monde (égal était –– le Monde ») et de l'éternité brûlant au cœur de chaque instant (« reluisant d'or / l'éternité »).
             Alors quand on a éprouvé à tel point cette présence à soi de l'univers dans la Présence, comment ne pas être sensible au caractère sacré de ses moindres manifestations ? A ce quotidien notamment, dont chaque détail, chaque geste s'illumine souvent, ici, de la lumière -- de l'or -- d'un couchant tout aussi intérieur qu'extérieur -- d'un silence où chaque chose, chaque être prend une place comme définitive dans la simplicité, dans l'unité apaisée du monde :

    <o:p> </o:p>SOIR A DENISSOVA GORKA

    <o:p> </o:p>autour des perches et des pieux
    de nos portail et clôture --
    <o:p> </o:p>partout -- de plus en plus -- c'est le silence... --
    <o:p> </o:p>ô donne-moi cette force simple ! --
    <o:p> </o:p>telle -- la branche qui heurte une branche
    voilà -- je pose ma chope sur la table
    ma sœur ferme le portail
    le vent de nouveau se renforce --
    <o:p> </o:p>et nous n'avons plus besoin d'aller nulle part
    le soleil depuis longtemps s'est caché derrière la colline
    et comme les herbes sont simples et rassemblées
    autour des poteaux de la clôture --
    <o:p> </o:p>un peu prenant part
    en luisant faiblement
    à l'apaisement du soir

    <o:p> </o:p>         Et, puisque le poète sent la fin s'approcher (« car / moi aussi / je brûle / de mon achèvement »), s'il faut quitter ce monde, en s'enfonçant « toujours plus loin dans les neiges », dans cette silencieuse blancheur unifiante qui est l'image privilégiée du divin, que ce soit au milieu de ce « murmure -- fraternel » des êtres et des choses les plus humbles, les plus insignifiants mais comme habités, « érigés », par la force d'une « Harmonieuse Respiration ». Alors, passé et présent, naissance et déclin confondus, tout sera là, dans ce grain d'enfance retrouvée où toute une vie, comme pour la première ou la dernière fois, se contemple :

    <o:p> </o:p>SOUDAINE RESSOUVENANCE

    <o:p> </o:p>un chien qui court à travers les seigles
    comme parmi les cris
    de toute -- la soudaine -- enfance
    parmi
    le déclinant soleil
    <o:p> </o:p>


                                                     

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>     
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>













    [1] Guennadi Aïgui, Toujours plus loin dans les neiges, présenté et traduit par Léon Robel, édition bilingue, Obsidiane, 2005.


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