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Israël Eliraz, Août à la limite des choses perdues
L'intouchable
Israël ELIRAZ
Août, à la limite des choses perdues
(José Corti)
On ne voit pas le monde. On ne voit que du langage. Des mots, pas des choses. Cette description verbale qui nous tient lieu de regard, on l'appelle « réalité ». Mais la plénitude infinie, du réel nous échappe toujours. Comment, sinon y accéder, du moins, en éprouver la présence ? Cette question, implicite ou explicite, ne cesse de traverser la suite continuée des livres d'Israël Eliraz comme, ici, une fois encore, avec Août, à la limite des choses perdues :
août n'est qu'un mot,
je l'entends se former
réduisant le réel à ce
qui se passe dans la langue
Oui, août n'est qu'un mot. Et comment hors de ce mot saisir ce volume de temps, de lumière, d'espace, de mouvements, de couleurs — cette « passion sans fin, cet « irrésistible » (« août l'irrésistible) ? Tout le livre ne cesse de faire signe vers ce quelque chose qui, à la fois, est là et n'est pas là — « je parle de quelque chose d'autre qui / se matérialise en plein jour... » ¬, qui se retire — « Quelque chose se / retire sous la lampe » —, qui se tient au-delà du visible — « tu as tort, Jacques, de dire que nulle chose / n'existe au-delà du regard » —, bref, qui n'est, à proprement parler rien pour nous (pour nos habitudes de sentir, de penser, de percevoir, de parler) — « ce rien, que je ne cesse d'appeler » et qu'Eliraz appelle tout simplement août.
Mais alors, comment faire éprouver quelque chose qui n'est rien de ce qui existe ? En s'attachant, justement, à ce qui existe, aux choses simples dans leurs manifestations les plus quotidiennes : « Revenons à la doctrine simple des fruits ». Autrement dit, aller vers l'illimité à travers la limite : Vers août par les choses. Tout un programme assez clairement exposé : « il faut se tenir aux choses, s'agripper / aux indications, arriver / au presque rien ». Ou encore : « il ne reste plus qu'à écrire, suivre / les plis quotidiens du dehors et / de l'autre côté de l'objet ».
Et si cet « autre côté » est inaccessible, peut-être est-il possible, du moins, de le pressentir. Non plus en cherchant à nommer mais, comme le voulait Mallarmé, à suggérer. En perturbant systématiquement l'ordre du langage qui fixe, stabilise, découpe, ordonne, par une autre manière de dire, par une autre syntaxe : « je me déplace dans la bouche pour retrouver / l'autre grammaire bousculée / l'arrière grammaire ». D'où cette allure syncopée de l'écriture d'Eliraz, ses coq-à-l'âne, ses déliaisons systématiques — bribes de phrases, fragments descriptifs, citations ...— qui font que le lecteur ne sait plus, ne s'y reconnaît plus. Et qu'en même temps, au moment de la plus grande confusion, paradoxalement, il éprouve en une sorte de concrétude clignotante un obsédant il y a. Celui de ces choses qui, de leur présence multipliée font signe vers ce qui les déborde telle une immense vacance. Ce qui expliquerait la paronomase têtue par laquelle elles ouvrent significativement le livre — « une porte, une pioche, une poche, un / puits... » et leur disparition finale qui laisse comme au bord d'une présence, mais vide, infiniment ?
« la place est vide quand le vide
occupe toute la place »
disait qui ?
Entre ces deux points, parfaite allégorie de l'insaisissable, de l'impossible réel, déclinaison de mouvements, de phrases, de clartés, d'ombres, de dates..., août passe et demeure, pur volume sans image ni forme, « intouchable » et pourtant, « à la limite des choses perdues », comme suggéré en creux par leur existence évanescente, présent malgré tout, dans ce nom vide qui ne peut le contenir mais ouvre à son immensité :
le noisetier de la fenêtre, la clarté
de la terre, des écailles de plâtre et
un nom immense dans la
distance, l'intouchable
Tags : poèmes, Corti, Eliraz
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