• Image et récit de l'arbre et des saisons

    Image et récit de l'arbre et des saisons (1992-1994), André Dimanche, 2002


    Dans l'image, le temps passe mais sans passer: les heures se succèdent, les nuances de lumière et d'ombre, les soirs et les matins. Le regard, lui, reste le même, posé sur le rectangle de la fenêtre, y cherchant sans doute ce qu'il ne cesse d'ignorer. D'un jour sur l'autre, la floraison de l'arbre est im­perceptible. Il arrive pourtant que les yeux sentent une sorte de grésillement silencieux et l'extrémité des branches se crible d'une blancheur surgie du vert pâle des feuilles. Comme si la neige de la montagne floconnait au coeur même de l'arbre abolissant ainsi les distances, faisant de la vitre une tapisserie où feuilles et pierre, ciel et bois s'entretisseraient dans le surgissement d'un seul motif immobile et vivant. Submergés, les yeux ne voient plus alors que leur propre émerveillement. Un instant, l'image semble s'exorbiter, jaillir d'elle-même, se déchirer, puis tout retombe dans le calme et la pénombre. Mais sans que cette blancheur tenace ne cesse de bourgeonner, de travailler la nuit de sa buée lactée. Dès lors, tout se passe très vite. Si vite même que le regard ne peut plus suivre l'irrépressible jaillissement qui, un matin, traverse l'entrelacs des feuilles et des branches. L'espèce de grésil qui criblait l'image de sa clarté naissante est devenu soudain d'une blancheur crémeuse dont le bouillonnement envahit, recouvre tout: le bleu du ciel, le tracé du chemin, le gris cendré des branches. Profusion vibratile, ruche de pétales, grappes floconneuses si compactes que les rameaux les plus légers s'inclinent doucement vers le sol. Une sorte de cascade immobile, à peine frémissante, emplit les yeux levés vers le bord su­périeur de la fenêtre et, une fraction de seconde peut-être, fleurs et écume ont été un seul mot interchangeable, ténu, au point de disparaître, de se fondre dans l'énorme blancheur épanouie où plus rien n'existe maintenant que la seule jubilation des choses qui commencent

    D'un geste las l'homme a repoussé le cahier ouvert et, debout devant la fenêtre, reste comme auréolé par la blancheur qui lui fait face. A contre-jour, son ombre semble même se confondre avec celle du tronc et des branches maîtresses, si bien qu'un instan  il ne se distingue plus nettement de l'arbr , en un suspens où s'interrompt le récit et triomphe l'image. Mais un geste (main levée, passée dans les cheveux), une toux brève et sèche, effacent très vite la vision. Et tout reprend sa place: la silhouette debout, demeurée sans bouger, l'arbre et son ruissellement immobile découpé par le cadre de la fenêtre et, entre les deux, cette vitre invisible où viennent s'inscrire les fluctuations du temps et du désir

    Au levant, prise à contre-jour par le feu solaire, toute cette blancheur est sombre. Sur la lumière, la profusion de fleurs et de pétales bouillonne d'une pâleur grisée et le mouvement puissant et souple du tronc et des branches maî­tresses occupe maintenant l'image. Grand signe obscur qui monte, traversant le vert lumineux du pré et ses constellations jaune d'or, la brume bleuâtre de la montagne, pour s'ouvrir, plus obscur encore, sur le vide éblouissant du ciel. Un coq s'égosille un moment puis se tait. Le silence est d'une légèreté telle que chaque bruit, chaque rumeur s'y exalte d'une vivacité presque tangible. Sur le bout de route visible en bas et à gauche de l'image, glisse un instant une silhouette sur un vélomoteur. Il y a dans cette paix matinale quelque chose de si incroyable que les paupières battent plusieurs fois. Mais rien ne vient troubler la vision. Sauf, peut-être, cet imperceptible mouvement de la lumière qui touche maintenant l'extrémité des branches les plus basses, éveillant leurs fleurs éteintes, éclaboussant le bord inférieur de la fenêtre d'une blancheur vive et transparente. Écume, dentelle, neige immobile. Mystère d'une simple image où tout est là et tout échappe. Les yeux errent à la recherche de ce point idéal où la vue, échappant au vertige multiplié du détail, deviendrait un instant total et parfait, mais, rapidement lassés, ils reviennent s'unir à l'immobile poussée du tronc, à ce jaillissement mesuré, maîtrisé qui, à la fois, porte et traverse le grand désordre blanc. Alors, un instant il se produit comme un renversement de perspective: il n'y a plus de fenêtre, plus d'arbre. Le regard devient nuit de racines, circulation de sève, écorce, élan multiplié, levée solaire, éblouissement, et le récit se perd longtemps, jusqu'à cet instant de tonnerre soudain où il resurgit, se déploie dans le vent et la pluie, traverse l'image, l'animant de ce temps qu'elle ignore mais qui toujours l'assiège, tels ces minuscules flocons d'ombre la blancheur qui n'est plus maintenant qu'une pâleur grisâtre sur le vert obscur de feuilles. Le regard reste pensif, comme bousculé par cette violence inattendue puis, reprenant son parcours quotidien, glisse du tronc presque noir au V de la fourche où s'entrevoient à peine la ligne du chemin et la façade blême aux vitres obscures, traverse le balancement des branches, le tournoiement des fleurs, l'errance des pétales pour s'attarder sur le toit de la ferme, en bas à gauche, d'un gris un peu plus clair que celui du ciel bas. Rien n'y bouge. Le récit ne pourra pas y prendre, malgré les signes de l'homme: hangars, réservoir à eau, carrosseries aux couleurs diverses en partie cachées par la végétation. Seul l'arbre retient en lui la vie. Mais de manière si impalpable (et pourtant si évidente) que le regard, pour l'approcher, doit multiplier cette auscultation minutieuse, presque maniaque, qu'il ne cesse de pratiquer (tronc, branches maîtresses, fouillis toujours plus dense des fleurs et des feuilles) sans parvenir à rien d'autre qu'à cette dispersion de fragments qu'épelle en quelque sorte (de haut en bas, de droite à gauche) la lenteur de sa circulation appliquée. Et cependant , s'il ne s'obstine pas à le détailler, s'il s'abandonne à son désir, toujours réprimé, de voir à perte de vue, d'accommoder sur l'infini ou, du moins, sur le fond – en l'occurrence, le gris embué des nuages qui couvrent la montagne –, alors, au premier plan, l'arbre est là tout entier en sa présence inépuisable mais contenue dans l'espace ouvert et pourtant limité qu'il déploie

    En entrant dans la pièce, ce doit être l'énorme bouquet vert et blanc posé sur la fenêtre qui, sans doute, attire son attention. Mais il ne s'y attarde pas, s'approche du téléphone, décroche le récepteur, compose un numéro, attend, fixant sans la voir la cascade immobile, s'animant soudain, parlant, pris dans ses phrases, souriant, riant même, opinant de la tête plusieurs fois, puis, redevenu sérieux, écoutant, immobile un instant, attentif, traçant quelques barres sur un carnet, les rayant de traits horizontaux, ponctuant son silence de brefs mouvements d'approbation, se levant, sans lâcher le récepteur, s'approchant de la fenêtre où le soir tombe en vert et mauve, distinguant sans doute  à peine la ferme, la façade claire mangée par le feuillage , l'Y obscur, l'écume presque bleue, mais sans les voir, riant encore, faisant maintenant "non" énergiquement de la tête, se rasseyant, ajoutant quelques traits au griffonnage naissant, tandis qu'une lumière se pique dans le noir de la nuit qui s'installe

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Inlassablement, le regard revient à l'espace immobile délimité par l'encadrement de la fenêtre où, apparemment, rien ne se passe. Pourtant, chaque jour, à chaque heure, l'arbre est différent, quelque chose d'imperceptible mais de visible se produit dans l'image y faisant croître le récit. Ainsi ce frissonnement de feuilles, ce balancement de branches, ces sursauts intermittents, matérialisant un vent silencieux derrière la vitre, tandis qu'une voiture blanche longe un instant le pré rayé de longues traînées jaunes. La blancheur à présent s'estompe, comme grignotée par le vert croissant des feuilles qui cachent toujours plus le paysage où s'entrevoit encore, mais de moins en moins, un fragment de façade crème et, au-dessus, le fond bleu mauve de la montagne, dont la pierre du sommet n'est plus qu'un morceau de cendre immobile veiné de neige pâle. La structure de l'arbre, elle, continue de s'affirmer au premier plan, encore plus nette peut-être maintenant que l'explosion blanche se résorbe et que l'émotion qu'elle produisait fait place peu à peu à cette affirmation calme, obstinée du tronc et des branches maîtresses. Le feuillage ne cesse de trembler sous le vent, tra­versé de vols brefs. Tout, dans la forme de l'arbre paraît disposé à la pleine réalisation de ce même geste de bois, de feuilles et d'air qu'on lui connaît depuis des années. L'heure sonne à un clocher invisible. Un peu de soleil avive les couleurs – vert et jaune du pré, rouge de la roue du tracteur – sur le gris plombé des sapins. L'arbre semble immobile, identique à lui-même, toujours. A chaque instant, pourtant, l'image change, et de ce changement pourrait naître le récit. Mais comment montrer des variations aussi infimes, raconter l'imperceptible, l'infini passage de la vie, la seule histoire qui vaille d'être racontée? Ici, dans le tronc massif, dans la souplesse des branches, travaille cette circulation muette, obscure, éployée comme par miracle en cet immense surgissement végétal dont la lumière illumine un instant la partie supérieure. Malgré le vent, son incessante agitation, le balancement de chaque branche, la vibration de chaque tige, l'arbre est un geste venu de la terre et qui, obscur et clair tout à la fois, est une forme de paix, une figure constante de la beauté

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