•  Ramon Gómez de la Serna
     (Espagne, 1888-1963)
    Automoribundia  (1948)    
               



    CHAPITRE I

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>


                Je suis né, ou on m'a fait naître -- je ne sais comment dire cela en toute justice -- le 3 juillet 1888, à sept heures vingt minutes dans la soirée, à Madrid, rue de las Rejas, numéro cinq, deuxième étage.
               
    Pourquoi cacher la date de ma naissance? Dans d'autres essais d'autobiographie j'ai menti, mais aujourd'hui, au moment d'écrire mon autobiographie définitive, je ne veux pas commencer par mentir, car je ne veux pas qu'on mette en doute un jour tout ce que j'ai dit. Je démens, donc, être né en 1891, tous les horoscopes qui m'ont été faits étant finalement faux. Et je le regrette étant donné l'optimisme de ceux du 3 juillet de cette année-là!
               
    Mais pourquoi cacher la vérité à des morts qui sont vivants?-- les morts sont des morts enfin morts --. Autrefois je croyais qu'on pouvait vivre toujours, mais dans cent ans tous chauves et, par-dessus le marché, sans cuir chevelu.
                
    Désormais pris aux mailles du monde la première chose que je sentis, ce fut la main de ma mère qui me cherchait dans la scarole de ses fins draps de jeune mariée-- j'étais son premier né--, comme si j'avais pu m'en échapper.
                 
    C'était un appartement obscur dans une rue obscure, et comme j'étais l'enfant de leur lune de miel et cette maison la maison choisie avec soin pour le retour de noces -- il n'y avait pas eu de voyage -- j'ai pensé que mes parents devaient beaucoup s'aimer et se sentir très heureux puisqu'une chambre aussi ténébreuse ne les avait pas gênés. (Je ne sais pourquoi il me semble que je fus sur le point de naître fils d'un garde forestier de la Casa de Campo, qu'il y eut substitution à cette heure aux douces ombres de l'été madrilène et que lui -- le fils du garde forestier -- aurait pu être cette âme qui est la mienne dans la maison de mon père.)
                  
    Madrid, ce jour de juillet où je suis né, se dore à chaque fois et s'enflamme comme pour fêter l'inauguration d'une journée déjà plongée dans la ferveur de l'été. En souvenir du premier 3 juillet que j'ai connu, je vais écrire les mots pleins d'audace et de précision de mon subconcient.
                   
    “... A ce moment-là l'horloge de la salle-à-manger venait de sonner la demie. Tout le fond de la maison était vide comme quand on accueille le monsieur qui rentre de voyage ou comme à l'heure de la mort qui pénètre dans l'alcôve tout au bout de la maison. Mon étouffement avait fini par être si insupportable que je fis un suprême effort et me glissai dans le monde. Quelle tiède atmosphère!
                    
    La première chose que je fis fut de faire pipi sur le globe terrestre (Le monde, je l'ai compris ensuite, méritait ce premier acte de rébellion.) Tout en faisant pipi je m'étirai avec la gracieuse désinvolture du canard qui sort de la boite du prestidigitateur où il était tout aussi invraisemblable qu'il se trouvât. La lumière me blessait  les yeux à tel point que je ne voulus pas les ouvrir. La lumière me cuisait sur tout le corps et allait jusqu'à éblouir mes paupières translucides. Un bruit nombreux, débordant et trop vif, m'excitait et m'assourdissait, un bruit comme celui des charrettes de bidons de pétrole qui passent à la pointe des rues étroites.
                   
    On me lava et  la douche m'arriva comme un cataclysme. Néanmoins, quoiqu'épuisé, je me sentis mieux en allongeant le cou, les bras et les jambes pour me dégourdir d'avoir été recroquevillé si longtemps. Le recroquevillement collait si terriblement, si inflexiblement à la peau que j'avais beau me tortiller dans le désir désespéré de m'étirer, je n'en finissais pas de me déplier. Car il faut voir ce que c'est que neuf mois et quelques jours de ratatinement! Et puis un voyage de huit heures, qui vous recourbe, qui vous gondole atrocement et vous finissez comme si on vous avait tordu la taille et les jambes dans des anneaux de fer! C'est ce moment où l'on est enfermé dans une armoire ou une malle, pendant que son mari à elle récupère les clés qu'il avait perdues et nous en sortons sans savoir si nous pourrons complètement nous déplier!... Donc, un voyage de neuf mois dans une caisse étroite et en diligence depuis Paris, comment ne pas être chiffonné!
                     
    Autour de moi je perçus des choses diverses: la joie que je sois un garçon, que je sois vivant et que j'aie forme humaine; l'espace qui gravitait au-dessus de moi, vaste et agréable. J'étais tout entier comme un regard sensible recueillant des choses imprécises mais réellement proches de moi; des ombre longues et diffuses, des ombres vagues comme celles qui, au plafond de la chambre donnant sur la rue, se reproduisent, bougent, se croisent, s'estompent et se succèdent doucement. Écrasé sous le poids de l'heure de la sieste, je m'endormis. Je m'endormis comme dans ces lits larges et mœlleux des villages, qui nous attendent au bout des voyages, et où, après nous être lavés pour nous débarrasser de toute la poussière accumulée, on dort d'un sommeil réparateur comme nul autre, un sommeil enfoui dans quelque chose comme le premier sommeil.
                    
    Quelques jours plus tard je fus baptisé, et comme la date du baptême est liée à celle de la naissance, je rends compte de l'impression qu'il me produisit:
                     
    “Au-dessus de moi riaient les invités. Les baisers me faisaient trop mal, comme s'ils m'avaient laissé des bleus. L'amitié et la parenté de tous étaient plus claires. C'était une heure radieuse et biblique comme celles où en terre antique on amenait l'enfant dans la maison du seigneur pour le lui offrir avec le présent de deux tourterelles.
                     
    “C'était aussi un jour de beau soleil madrilène sur l'église blanche de chaux, la svelte et citadine église de San Martín avec son cadran solaire au coin de la rue et ses quelques arbres reclus au fond de sa cour, arbres dont les feuillages émergent sur un côté de sa façade, y posant une note douce et terrestre. Du vivant soleil je passai à l'ombre morte de l'intérieur, où m'écœurèrent les denses odeurs du temple, parmi lesquelles je savourais la seule odeur de fleurs naturelles du bouquet posé entre les pieds croisés du Christ, comme un baume à ses incurables blessures. Puis je passai au recueillement frémissant de la chambre des fonts baptismaux, où je m'enrhumais dans sa profonde, dans son odorante humidité de puits sacré.
                       
    “Là tout fut consommé. Quand on m'approcha des fonts baptismaux, cette vision froide et dangereuse me fit pleurer. Comme je n'avais pas été convenablement préparé pour la chose, je crus qu'on allait m'égorger ou me noyer; je résistai autant que je pus et c'est alors que se mirent à pleuvoir sur moi des conseils qui semblaient m'encourager au sacrifice; avec, glissé au milieu un traître pincement pour me faire taire. On me donna du sel qui était vraiment salé (pourquoi, puisqu'on dirait la même chose, ne donne-t-on pas du sucre en poudre?); puis on m'immergea par surprise, ce qui me fit ouvrir la bouche comme un poisson qui s'asphyxie et on me toucha la nuque avec quelque chose de froid. Au milieu de toutes ces cérémonies j'entendis qu'on m'appelait Ramón, Javier, José et Eulogio; les trois premiers prénoms me parurent bien, me le dernier m'indigna; j'aurais bien dit qu'on me l'enlève, mais je ne savais pas parler. Pourquoi Eulogio? Pourquoi?
                      
    Il y eut pour tout le même acharnement. Ensuite on me couvrit jusqu'au visage et c'est ainsi que je sortis de l'église, sans que puissent faire ma connaissance ceux qui espéraient me voir à la sortie. Je n'étais qu'un simulacre, une imitation d'enfant sous une robe blanche et un mouchoir brodé, quelque chose comme le pantin justifiant la fête du baptême.
                       
    “Et finalement tout le monde prit des liqueurs, des petits-fours et du chocolat à ma santé, sans que nul n'ait l'idée de rien donner au champion de la fête, pas même le petit drapeau -- cet inoubliable et fascinant petit drapeau -- qui surmontait le somptueux plateau de friandises, en argent massif comme toujours... Tout au plus, d'insupportables baisers tout poisseux de sucreries.”
                       
    Je suis content de m'appeler Ramón, je l'écris même en lettres majuscules; souvent je suis tenté d'oublier sur un banc de la rue mes autres prénoms et de rester pour toujours désormais avec ce Ramón tout simple, bonasse, fier de sa simplicité.
                       
    Je suis né pour m'appeler Ramón et je pourrais même dire que j'ai le visage rond et joufflu de Ramón, digne de ce grand O sur lequel repose le prénom, exalté par son accent que seule m'escamote l'imprimerie, les majuscules n'étant habituellement pas accentuées.
                       
    Les gens mal intentionnés tentent de calomnier le prénom de Ramón et disent parfois que leur veilleur de nuit s'appelle Ramón. Bien sûr qu'il peut y avoir un veilleur de nuit qui s'appelle Ramón, comme il y en de tous les prénoms, même celui de Rubén; mais ce veilleur de nuit qui s'appellera Ramón sera le plus brave, le moins saoul de cette armée de lansquenets que forment les veilleurs de nuit.
                       
    Ramón résonne avec affabilité dans les rues, les maisons et les promenades. C'est pourquoi, plus que de cette médisance, il est digne de cette délicieuse évocation que chantent sempiternellement les fillettes:

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>                                             O Ramón de mon âme!,
                                                   de mon âme Ramón!:
                                                  
    Si tu t'étais marié
                                                  
    quand nous te le disions,
                                                  
    tu serais maintenant
                                                   
    assis à ton balcon!”<o:p> </o:p>


                Après les hauts et les bas de ces vers inégaux mais affectueux, il y a une brusque torsion du chant qui devient complètement incongru et qui me crispe. C'est comme un ajout, comme la restauration d'une poésie incomplète, une poésie dont, indubitablement, la fin s'est perdue.
                
    Je me mets à rougir un peu quand j'entends les fillettes chanter cette chanson, derrière laquelle on voit leur cœur, et, curieux phénomène, même toutes vieilles, c'est de cette chanson qu'elles se rappellent, avec cette intonation ancienne et passionnée de “Ramón de mon âme!...”
                 
    Il me semble, quand j'entends chanter ce conseil indiscret, que les fillettes savent que je m'appelle Ramón et qu'elles me le chantent pour me faire rougir et pour que je fasse un faux-pas, en trébuchant sur la corde tendue de leur chanson.
                 --
    Vous ne m'aimez pas, je le sais bien -- pourrais-je leur dire ingénument --; mais je vous remercie de ce “Ramón de mon âme” qui résonne si bien dans la soirée paisible et recueille comme une allusion ce qui en moi ne se rend compte de rien, ce qui n'entend qu'un retentissant “Ramón de mon âme” à l'architecture d'arche fleurie:

    <o:p> </o:p>                                                “Si tu t'étais marié
                                         
    quand...
                                                     
    nous...
                                                               
    te...
                                                                      
    le...
                                                                           
    disions...”

              --
    Non, mes petites; vous vous trompez — pourrions-nous leur dire --. Si je m'étais marié quand vous me l'avez dit, je n'aurais jamais été “assis à mon balcon”, mais en train de m'échiner aux plus tristes besognes, et tout le monde se croirait le droit d'entrer dans mon foyer bourgeois... Non... C'est un mauvais conseil que vous me donniez de si bonne heure au bénéfice d'une amie à vous simple, benête, savoureuse comme une pomme et c'est pourquoi je ne vous ai pas écouté pendant longtemps.
                
    Mon prénom me plaît, non seulement pour avoir été à ce point bercé dans les jardins par cet Hymne Nominal de l'enfance qu'est ce “Ramón de mon âme”, mais parce que le prénom de Ramón a de la rondeur, des joues pleines et que lorsqu'on en baptise un enfant, on lui prépare un destin pacifique d'employé des postes ou d'homme de lettres.
                
    Un général Ramón serait trop bienveillant -- donc pas un bon général --, et un banquier Ramón ne serait pas un bon banquier parce qu'il serait un banquier trop généreux.
                
    En Espagne, on ne sait pourquoi, il est très associé aux lettres, depuis Ramón Lull jusqu'à Ramón del Valle Inclán, en passant par Ramón de la Cruz, Ramón Mesonero Romanos, Ramón Menéndez Pidal, Ramón Pérez de Ayala et par ces Ramón à second prénom que sont Santiago Ramón y Cajal et Juan Ramón Jiménez.

    Publié avec d'autres extraits dans la NRF, janvier 2000, n°552


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  • Maria Zambrano 
    L'homme et le divin
    présenté et traduit par Jacques Ancet
    José Corti, 2006



    L'obscur et la transparence [1]

    La philosophie [...] est transformation du sacré en divin, c'est-à-dire, de ce qui est le plus profond, obscur, compact, éternellement obscur, mais qui aspire à être sauvé dans la lumière et comme lumière.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>María Zambrano, Fragment d'une autobiographie
    <o:p> </o:p>


                L'homme et le divin est un livre central dans l'œuvre de María Zambrano : il est ce moment charnière où tout un passé de tâtonnements et de recherches se cristallise pour ouvrir au futur d'une étape finale qui représente pour son auteur le plein épanouissement de sa pensée et de son écriture.  [...
               
    Commencé en 1948 et terminé, pour sa première édition, en 1951, le livre se présente comme une suite d'essais articulés autour d'un thème central : celui des rapports de l'homme au sacré et au divin dont la perte progressive, jusqu'à aujourd'hui ne nous a laissé que son absence. [...]



                  Qu'est-ce que le divin ? Pour le comprendre, il faut recourir à une sorte de fable qui nous est racontée dans le premier chapitre du livre, « La naissance des dieux ». A l'origine, l'homme se trouve jeté dans un espace non pas vide mais plein parce que peuplé de forces obscures dont il se sent la proie. Les choses n'existent pas encore, ni la nature, ni le monde, mais un grouillant, un obsédant « il y a ». Cet univers de la nuit et de la terreur originaires, où tout est en quelque sorte imbriqué, où l'espace et le temps n'existent pas encore, María Zambrano l'appelle le sacré. C'est la poésie qui, la première, va ouvrir une brèche dans ce plein têtu et illimité, avec l'invention des dieux. Figures de lumière circonscrites dans leurs formes et leurs attributions, ils vont permettre, avec la prise de distance qu'ils rendent possible, l'apparition de l'espace et du temps, des choses et du monde. En somme, le passage du chaos à l'ordre. Et, donc, une découverte par l'homme, en même temps que de sa radicale déréliction, de sa radicale singularité. C'est pourquoi il va tenter, par le sacrifice et la piété, de se concilier cet « autre » dont il sent qu'il le déborde, l'écrase et le persécute, mais en face de qui il se découvre différent. Vecteurs d'une forme de négativité qui engendre un espacement entre les choses et entre les choses et l'homme, les images des dieux sont ainsi à l'origine d'un embryon de liberté et de conscience. Une conscience qui, en se développant, conduit peu à peu à la pensée et donc à la philosophie. Car penser, c'est éclairer la nuit. C'est transformer le sacré en divin –– l'épaisseur obscure en transparence lumineuse. Ce que María Zambrano résume clairement dans un passage d'En guise d'autobiographie. Après avoir évoqué sa dette envers Rudolph Otto, dont Le sacré l'avait passionnée dans son adolescence, elle raconte comment cette vision du sacré attaché à un lieu, elle l'a vécue dès son enfance : « quand j'étais petite fille, on m'emmenait en promenade à un certain endroit de la ville de Ségovie où court et s'enfonce entre de hauts rochers le lit du fleuve qui va devenir l'Eresma, un fleuve qui, peu à peu, va s'apaiser. Je m'échappais, attirée par ces rochers et dans ces rochers, il y restait toujours, même en temps de sècheresse, une goutte d'eau. Il y avait là, déjà, le commencement de la transformation de ce qui est simplement, ou de manière complexe, sacré, en quelque chose de transparent, en quelque chose de déjà divin [...] Car, pour découvrir le divin, il y a la pensée ; le sacré est associé à un lieu, il est muet, il fait signe, il attire, on peut y être pris ; mais le divin nous en sauve, pour ainsi dire, et dans le divin, c'est le contraire, le contraire qui est la transparence, la présence que nous voulions toujours trouver et qui, nous le savons même si nous ne la trouvons pas, est là. Le divin est un champ de gravitation, il est à l'intérieur de la raison ... »
                 
    De l'image des dieux, de leur présence lumineuse, va naître la réalité. Non plus ce qu'il y a mais ce qui est. Cette création de la poésie est donc, avec la naissance de la conscience puis de la raison, à l'origine de la philosophie et de sa découverte de l'être. Incorruptible, intemporel, rejetant dans la nuit de l'innommé le tragique de la condition humaine, l'être dominera longtemps la philosophie avant que l'idéalisme allemand l'inscrive dans le mouvement de l'histoire sous le nom d'Esprit absolu ; et que, comme agent de cette histoire, l'homme qui n'a plus personne au-delà de lui-même, s'auto-divinise et, en même temps, se soumette à l'empire des faits et du calcul dans une maîtrise chaque jour plus complète de la réalité. Le monde qui s'était ouvert avec les dieux, commence alors à se refermer et à imploser sur sa propre absence de sens. Dans cette sorte de biographie culturelle de l'Occident, María Zambrano, comme beaucoup de ses contemporains, analyse avec angoisse l'impasse dans laquelle se trouve l'homme moderne, au point d'en venir à parler avec Massignon de sa « vocation suicidaire » . Vocation dont, aujourd'hui, nous éprouvons plus que jamais les effets dévastateurs. Après s'être déifié, cet homme aurait dévoré en lui la part de divin qui l'habite pour se retrouver dans un monde absurde en proie aux obscures divinités de l'Etat, du Marché, du Progrès et, surtout, du Futur, déité insatiable à laquelle il ne cesse désespérément de sacrifier... Au milieu de cette absence du divin dont il a pris la place, l'homme se retrouve aujourd'hui, comme à l'origine, captif d'un monde clos, impénétrable, chaotique, réplique artificielle, en quelque sorte du monde sacré de l'origine. 
                 
    C'est pourquoi, à la lumière limpide de l'être impérissable et à la clarté de la raison discursive qui nous a conduit à cette instrumentalisation forcenée dont nous sommes les victimes, María Zambrano oppose une autre lumière : celle, obscure, de la sagesse du poète tragique qui donne voix à l'angoisse, la douleur de l'énigme humaine que la pensée de l'être avait rejetées. « Car, écrit-elle, la leçon de la sagesse tragique, c'est que la souffrance à son degré le plus extrême, quand elle consume et détruit, libère une lumière enfouie dans ce qui est le plus réfractaire à la limpidité, dans cette caverne aveugle qu'est le cœur de l'homme ». Cette lumière de la tragédie qui monte du fond de l'âme, et que María Zambrano aime à imaginer comme la « clarté indécise d'un papillon d'huile », est celle de ce qu'elle nomme le « dieu inconnu ». « Puissance irréductible sur qui tous les dieux réunis n'avaient aucune prise », « dieu de l'angoisse et de l'espoir », il habite au fond de l'âme de cet être inachevé qu'est l'homme, ce « monstre » « qui s'efforce d'être », et que la « suprême clarté »  du Dieu de l'être n'a jamais pu incarner. Figure qu'avait prise en Grèce l'inconnu de Dieu, il était, dit María Zambrano, « la vie que l'idée de Dieu n'avait pas réussi à saisir et la figure du destin ». Aussi, plaide-t-elle pour une « raison tragique » capable de s'ouvrir à cette obscure lumière d'une transcendance enfouie dans les entrailles de l'homme. Et, donc, puisque poésie et tragédie sont inséparables, pour cette « raison poétique » dont elle avait eu très jeune l'intuition et qui prend forme dans ce livre et dans tous ceux qui vont suivre [...]

    <o:p> </o:p>             Ce livre est, indissolublement, une grande aventure d'écriture et de pensée. Puisque écrire et penser sont inséparables. C'est pourquoi  María Zambrano peut dire de Max Scheler -- mais la remarque vaut également pour elle -- « qu'on ne peut être grand philosophe ou philosophe sans être un grand écrivain ». Les œuvres véritables n'étant pas soumises au temps puisqu'elles créent leur propre temps à partir de l'événement de leur apparition, on souhaite que L'homme et le divin puisse enfin avoir en France l'accueil qu'il mérite, que son auteur aurait souhaité plus précoce et que Char, Camus et Cioran avaient appelé de leurs vœux.<o:p> </o:p> *




    LA STELE



    UN EQUILIBRE unique se dresse sans se faire ostensible entre la vie et la mort, entre les vivants et ceux qui ne sont plus là. L'image qui s'offre dans la stèle funéraire se distingue de l'image d'un corps vivant, par une légèreté supérieure, suffisamment érigée pour être visible dans l'air, et qui suggère un air autre, plus blanc et sans obstacles ; un milieu sans la résistance qui, pour un corps de chair, s'oppose à ses mouvements et même au simple fait d'exister. Et c'est le maître, l'ami ou le serviteur du royaume des vivants, qui assiste d'une certaine façon le défunt assis comme un dieu ou comme un roi, en s'inclinant devant lui. Et qui le maintient ainsi relié à la vie ; un geste léger, une sollicitude sans passion suffisent pour que l'image du disparu ne flotte pas seule -- parfois, à des époques tardives ou à l'époque romaine, il se trouve plus fréquemment que l'adolescent ou la jeune fille flottent, solitaires, comme les habitants d'un autre royaume. Il n'est rien qui pèse sur le corps mort, qui le maintienne enfermé sous le morceau de terre qui lui revient, ou réduit aux seules cendres de celui qui a disparu.
                
    La balance symbolique qui se dresse, barrant le passage de l'âme, et lui indique son destin ultime, ne figure pas, n'est pas visible, parmi les symboles grecs. Or, ici, dans le traitement donné à la mort et aux morts, la balance, de manière invisible, propose l'équilibre parfait, l'équivalence entre être comme vivant et être comme mort -- être à la manière du vivant et être à la manière du mort. Et s'il en est ainsi, c'est en vertu de quelque chose qui s'échange entre les deux états contraires. Les contraires vie-mort ne parviennent pas à être contradictoires. Une équidistance par rapport au regard qui contemple, dénué de passion, comme si celui qui regarde avec des yeux mortels, ou comme si dans le regard mortel lui aussi, quelque chose d'au-delà de la vie et de la mort les contemplait toutes deux de plus haut, d'un invulnérable lointain et, en les comprenant, les faisait fraterniser. Car  c'est comme deux sœurs qu'elles apparaissent. Ainsi, celui qui, encore vivant, regarde d'ici-bas l'image du royaume de la mort, fraternise avec elle, grâce à cette image, et la supporte, sans s'y assimiler, sans s'y confondre. Mais comme elle, suspendu dans la fixité de l'instant, une intersection temporelle dans un interstice offert par le temps aux purs instants de la contemplation ; dans la paix de la vision qui peut n'avoir que peu de chose comme contenu, rien, à peine ; une légère image sans relief presque, moins même, une ombre indécise, qui assure la possibilité de la vision, d'une vision totale ; une aléthéia sans effort, qui n'est pas plus le fruit de la pensée discursive que d'une grâce reçue, mais le simple acte de voir qui s'ouvre dans un interstice du temps, comme l'actualisation d'une possibilité de voir vraiment, totalement. Une manière de commencer à voir ou d'être sur le point de voir qui produit la quiétude, une entrée en soi-même du sujet regardant que n'entraîne ni le vertige de l'abîme de la mort, ni l'emportement d'aucun enthousiasme ; une quiétude maintenue entre l'abîme d'en bas et l'abîme d'en haut, suspendue entre ciel et terre.



     



    [1] Extrait de la préface.


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  • Juan Gelman (Argentine)
    L'opération d'amour
    présenté et traduit par Jacques Ancet
    Gallimard, 2006<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> 
    </o:p>
    <o:p> </o:p>







    Commentaire I (sainte thérèse)







    cher amour qui t'en vas comme un oiseau
    couché dessus les horizons
    faudra-t-il tous nous livrer au tout/sans
    faire partie de rien/ni même du vol qui


    te porte?/pensez-vous mes frères et mes sœurs
    que par détours arriver est possible/ou qu'en
    partant et restant à la fois on peut atteindre
    l'unité recherchée comme un festin céleste?<o:p> </o:p>




    dure est la vie/cette santé que je
    creuse pour te trouver comme lumière/                     
    parole/frêle branche où tu te poseras comme
    ta main se pose sur mon cœur


    commentaire II (sainte thérèse)

    avec l'amour qui me submerge et tombe/
    tout autour de moi grossissent les bêtes
    minuscules que ton absence me donne à
    manger/ou est-ce ta présence qui<o:p> </o:p>




    me rend si petit comme pieds qui foulent
    des tristesses aux rives de ce qui va chanter/
    comme une grande victoire où
    mes âmes ne sont que clarté de toi?


    commentaire III (sainte thérèse)

    limon/verre : pierre : que tout
    soit ordre murs silence/et qu'il
    n'y ait obstacle ou mémoire/
    que nul ne fasse rien que clore<o:p> </o:p>




    toutes portes si ce n'est une
    par où tu puisses entrer/amour/
    comme chaleur ou bien clarté/
    comme fange comme bassesse/




    ou comme abri/comme nuit si
    des soleils aveuglent/ou lumière
    si l'on a éteint le jour/comme
    désir désiré/même si


    n'entre rien d'autre/si moi-même
    je n'entre pas et reste autour
    comme doux souci/comme peine
    savoureuse sur toi


    commentaire XXII (saint jean de la croix)
    <o:p> </o:p>
    feu d'amour brûlant la furie
    le fiel/prisons où je suis pris/
    toi qui embrases jusqu'à l'os/
    tel l'infini/tel une plaie/


    râpe de lin où sont en feu
    mille mondes/éclat qui me fait
    cendre pour que je sois lumière
    immense/délice où je reste<o:p> </o:p>




    à fixer ton cœur qui embrase
    ou son oiseau doux comme un vol
    dessus le ventre de mon âme
    comme une main/comme la paix/


    cautère qui brûle les peines
    qui met une flamme d'amour
    au plus secret de ma blessure
    comme douceur de vif amour<o:p> 
    </o:p><o:p> 

    </o:p>commentaire XXV (saint jean de la croix)

    ce bois/qui travaille pour le
    feu qui me brûle me fait flamme
    dont tu m'es blessure/plaie/vol
    ou le tendre attouchement qui


    touche le revers de l'âme ou
    comme un amour acharné qui
    monte en l'air avec tes visages/
    ta clarté/ton acte de feu<o:p> </o:p>




    pour la flamme dont tu me brûles
    dans le bois saisi de lumière
    ta lumière/champ de lumière
    où embrasé comme une plaie


    mon cœur passerait en des bras
    qui sont tiens/amour/brûlant la
    furie d'être hors de toi
    comme bête salie de nuit<o:p> </o:p><o:p> </o:p>

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  • Ramón Gómez de la Serna Lettres aux hirondelles et à moi-même, présenté et traduit par Jacques Ancet, André Dimanche éditeur, 2006<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>




    </o:p>
              Lettres aux hirondelles et à moi-même est un volume tardif : publié en 1962, il reprend deux titres antérieurs parus respectivement en 1949 et 1956. Ce qui en fait une sorte de condensé de toute l'œuvre de Ramón, puisque les deux lignes de force de son travail s'y rencontrent dans leur apparente opposition : tendance à l'inventaire du monde extérieur (Lettres aux hirondelles), tendance autobiographique à l'exploration de soi (Lettres à moi-même)
                Avec les hirondelles et les missives qu'il leur envoie à raison, dit-il, d'une par printemps pendant douze ans, c'est l'ouverture du monde, sa perpétuelle fugacité en même temps que son perpétuel renouveau, qu'il célèbre, fidèle en cela à cette attention aux réalités les plus humbles qui est au centre d'une grande part de son œuvre. Ici comme ailleurs, le monde dans sa continuité et son inachèvement -- dans sa continuité inachevée ou son inachèvement continu, son seul sens -- apparaît dans l'essentielle discontinuité de la perception humaine. De ce clignotement incessant et de cet inachèvement, Ramón témoigne inépuisablement.
               
    Ramón se veut baroque et il l'est. Non seulement dans l'exubérance d'une écriture du débordement mais au sens plus profond où sa fécondité, sa pyrotechnie verbales ne font que masquer l'angoisse du vide -- la conscience de la radicale fugacité, donc de l'absurdité, de la vie humaine. Cela, il se le déclare à sa manière dès sa première lettre à lui-même  -- « Les images me distraient pour m'empêcher de trouver la non-image, qui est la véritable image » --, et c'est ce qui permet de relier la double correspondance, si différente en apparence qui constitue ce livre. Lettres aux hirondelles, c'est encore le Ramón jongleur de mots et de formules, le prestidigitateur tirant de son chapeau, hirondelle après hirondelle, les images de l'inépuisable beauté du monde, pour s'en couvrir les yeux et ne pas voir le désespoir de son destin, quand Lettres à moi-même c'est au contraire le Ramón introspectif et amer, acharné à poursuivre l'entreprise autobiographique de toute une vie et qui, après Automoribundia, trouve encore le courage, par le biais de cette insolite correspondance avec lui-même, de regarder en face sa propre déréliction.




    Lettres aux hirondelles



    Prologue

    <o:p> </o:p>          Ce livre est né d'une lettre qui m'est venue comme une déclaration d'amour, puis sont venues les autres, toutes écrites avec la spontanéité de celui qui aime.
                L'hirondelle signe d'immortalité notre passage sur terre et appose son joyeux cachet sur notre passeport qui ne sera valide à son heure que s'il porte trace de cette parenthèse volante.
                Je ne sais si ce livre est court ou long, mais ce que je sais c'est qu'il manifeste une aspiration spirituelle, jaculatoire, vers tout printemps à venir.
                Quand les hommes institueront les fêtes logiques de la vie, il y aura la fête des hirondelles.
                Les hirondelles ont une telle importance que Cocteau, dans son adolescence, éprouva la plus profonde angoisse à l'idée de mourir sans avoir exprimé « les cris des hirondelles » et Dali a imaginé que « les cathédrales de New York tissent bas et mitaines pour vous, les hirondelles, ivres et trempées de coca-cola ».
                Les hirondelles imitent de leurs cris et de leurs sifflements les coups de freins des autos quand elles retiennent leurs quatre roues au seuil de l'été.
                L'hirondelle se baigne un instant dans l'eau comme la main qui frôle le bénitier puis trace le signe de la croix de son vol.
                L'hirondelle qui, rapide, passe le coin de la rue semble apporter dans son bec une épingle à la dame qui en a besoin de toute urgence.
                Trois hirondelles arrêtées sur le fil du télégraphe forment la broche de la soirée.
                Les hirondelles ouvrent les pages des livres purement contemplatifs comme d'incessants coupe-papiers ramenés d'Alexandrie.
                L'hirondelle réussit à aller aussi loin parce qu'elle est la flèche et l'arc à la fois.
                L'hirondelle est une écriture, bâtons et virgules réunis par la plume pressée du scribe espiègle du destin.
                Elle n'est pas minuscule. Rappelez-vous. Elle est parfois venue sur nous, prenant une taille imposante et menaçante, phénomène qui ne se produit avec aucun autre oiseau, comme si elle occupait à elle seule l'écran*que nous regardions.
                Elle nous a fait cette frayeur et nous ne pouvons l'oublier.
                Leur mystère de Hai-Kai nous laisse parfois supposer qu'elles sont nées d'un coup de pinceau chinois.
                Elles ne font pas que siffler, elles ont un pépiement qui nous asperge pendant leurs vols les plus paisibles.
                Son épilepsie ignore la routine, soudainement la prennent des tremblements qui effacent la sérénité de son vol.
                Le zigzag et le caquetage qu'elle fait, mince et effilée, pour entrer dans son nid ont un air de sorcellerie. Tout cela se perd soudain, comme si elles restaient dans la distraction suprême, inaperçues, volant si haut qu'elles sont comme des moustiques de la photosphère, jouissant dans ces hauteurs sans fleurs, de la volupté de la hauteur.
                On voit qu'elles ont le devoir de repeupler le monde, mandat céleste de leur destin, et c'est pourquoi elles sont inquiètes pour leur nid, montrant qu'elles craignent l'homme comme si elles en avaient entendu dire beaucoup de mal, multipliant les tours pour dérouter avant d'entrer dans leur nichoir.
                Elles traversent les murs, coupent de biais les crevasses.
                Elles sont les moustaches et les barbiches du ciel.
                A certains moments, en formations d'anciennes batailles, elles passent devant nos yeux avec la rapidité des lances des lansquenets lancés à l'assaut du château. (C'est ainsi que la pluie oblique de la pointe des lances qui tombait en l'air, biseautait le ciel aux yeux du blessé).
                Si elles apparaissent, c'est que la mort vous a épargné ce dernier hiver. Soyez-en sûrs. Elles le prouvent.
                Posées sur les fils du télégraphe elles sont comme cette phrase musicale écrite sur les albums par le musicien.
                Le printemps tout entier amène un cornet d'hirondelles et l'ouvre pour qu'ait lieu ce magique repeuplement du ciel qui proclame la continuité de la vie par-delà la continuité de la mort.
                Le secret de mon amour pour elles c'est que je ne pourrais jamais trop parler de ce qu'elles sont, car parler pour parler est impossible avec les hirondelles. C'est pourquoi d'autres scoliastes ès hirondelles en sont morts, ils en ont parlé à l'excès, ils ont trop joué les raffinés, ils ont cru qu'elles pourraient autoriser la trahison de l'image.
                L'éventail sur lequel elles figurent ne doit pas être sophistiqué et pour l'ouvrir il faut montrer beaucoup de délicatesse, car il se froisse à la moindre brusquerie.
                On dirait des bêtes mais ce sont des âmes, des prête-noms, des exécutrices testamentaires, des marraines volantes.
                C'est pourquoi la réussite du poète c'est d'en avoir fait les seules répliques de l'amour au balcon, les frémissantes interférences qui révèlent que la passion qui doit être consommée, doit l'être immédiatement, car la mèche se noircit et se consume en même temps que la lumière
                Quelle est la vignette du papier à lettres de tout après-midi ? Les hirondelles. Il doit y avoir une raison.
                Je n'en fais pas des monuments en leur donnant cette importance de revenantes, de demoiselles qui veillent sur les idylles, d'ultimes confidentes au désespoir d'amour, de continuatrices pleines d'espoir, puisque celles qui ne reviennent pas, ce sont Araceli ou Pilar, et non pas elles
                Nous sommes dans un monde où, si l'on y pense bien, le plus important c'est de recevoir tranquillement les hirondelles, sans intrigues, comme si nous étions réunis pour dire un joyeux rosaire, plein de vie, récité dans le plaisir de les regarder.
                Exercices spirituels d'hirondelles, texte d'un livre à la reliure de nacre, divagation nostalgique qu'il est loisible de relire un autre jour d'une autre année à l'heure où il y a des âmes suspendues aux balcons, voilà ce que j'ai voulu faire avec cette litanie dans laquelle, si une métaphore a été répétée – j'ai essayé de faire en sorte que non – pardonnez-la, parce qu'une litanie c'est un peu une répétition.
                L'important, c'est d'être dans le ton, mystiques, élémentaires, avec un regard de moribonds vivants, brûlants, bienveillants qui vont vivre de longues années grâce à la brève oraison des hirondelles, à la lecture et relecture de ces lettres qui vaudront encore mieux quand elles seront jaunies.
                J'ai écrit ces lettres une à une, au fil des ans, et bien que l'une d'elles ait été écrite au milieu d'une guerre sanglante, on peut voir qu'aux pires moments de l'humanité il est possible de lever les yeux vers les hirondelles et vers le Dieu qui est toujours au-dessus d'elles.
                Je m'adresse à toutes les hirondelles, à l'hirondelle aux ailes bouclées (Stelgidopteris serripennix), qui utilise les gîtes abandonnés par les martin-pêcheurs, à l'hirondelle des greniers (Hirundo horreorum) qui, en collant aux poutres des boulettes de boue, fait son nid en forme de coupe, à la Petroche lion lunifrons, qui fait son nid en forme de calebasse, à l'hirondelle arboricole (Tachycineta bicolor), qui se nourrit du fruit des arbres, à l'hirondelle américaine, au martinet bleuté (Progne subis), qui a la plus grande taille connue, avec ses vingt centimètres de long.
                Et comme dernier avertissement préliminaire je dirai que si tant de souvenirs adressés à Bécquer en post-scriptum de toutes mes lettres peuvent paraître suspects, il faut me pardonner, parce qu'une fois adressés je ne pouvais cesser de les lui adresser, et qu'il m'aurait semblé ingrat de l'oublier comme si, ce faisant, j'avais ignoré ce grand frère dans l'au-delà des hirondelles.




      Lettres à moi-même



    Cher Ramón,

    <o:p> </o:p>       Aujourd'hui c'est encore et encore le même jour, car le monde ne connaît qu'un seul jour, qui se répète et se répètera jusqu'à la fin du monde. Ce qui fait la différence de ce jour unique ce sont les pensées, les événements politico-guerriers, les fait-divers crapuleux.      
            Toi, tu es nécessairement à la campagne et moi je suis en ville, volontairement. C'est ce qu'ont décidé les autorités bipartites, et il faut s'y plier, entre autres choses, parce que ce n'est qu'ainsi, et grâce à cette séparation en deux, qu'il peut y avoir une correspondance entre nous.
             
     La vallée où tu vis a la tristesse de la pampa, et pour plus de désolation encore, tu n'as en face de toi que le cactus à taille humaine, le contemplateur de toutes les désolations.
              
    La moitié de nous-mêmes, que nous le voulions ou non est solitaire, face à des horizons qui nous enferment plus que les quatre murs que sépare la lumière artificielle.
             
     Je sais, grâce à toi, à quel point m'entoure la Nature et à quel point elle m'attend qu'elle soit galet ou scarabée.
               
    Ne crois pas que j'ignore qu'il me faille aller vers cette vallée ultime, où il n'y a personne et où l'on n'entend pas siffler le train.
               
    Mais je lutte encore ici, payant durement loyer, nourriture, électricité.
               
    Dès que perdrai l'équilibre et tomberai à la renverse dans le fauteuil où j'écris, je sais bien que j'entrerai dans cette vallée solitaire, et son jour plein de crépuscule.
              
    Je veux retarder l'événement et donc je prends des médicaments, je prends le soleil dans un patio, je prends des cours de langue pour parler avec le néant du trajet, le temps d'arriver au lieu où il n'est pas besoin de mots, où l'on a l'éloquence de la lumière.
              
    Je lézarde et lézarderai longtemps avant d'arriver à cette vallée ultime, mais je sais bien que je suis en chemin –– je l'ai été dès ma naissance –– ; tout vient à point à qui sait attendre.
               
    Les images me distraient pour m'empêcher de trouver la non-image, qui est la véritable image.
               
     Inutile d'aller dans un consulat se faire faire un passeport pour la non-image, car dans les consulats on ne donne de sauf-conduit pour aucun endroit lointain ; et ce dont j'ai besoin, c'est d'un passeport pour les montagnes artificielles qu'il y a dans cette ville, avec droit à ce qu'on m'augmente les hauteurs de l'écorce afin de me trouver, plus que nulle part ailleurs, au centre de la croûte terrestre et ses crevasses.
               
     Je sais que j'ai perdu et que je continue à perdre mon temps à ne pas pouvoir trouver l'univers de la non-image pour le mettre dans des images compensatrices d'os attendris, de harpes pulmonaires, d'apaisement de la peur.
                
    Parfois dans les couloirs j'ai approché cette possibilité de consolation, mais je n'ai pu attraper le traîneau qui y passait.
                 
    La non-image, nous pourrions l'atteindre en glissant la main dans les armoires obscures à quatre heures et demie du matin, mais sans en ouvrir les portes, en retirant les cintres des vêtements changés en parachutes pour la chute du vol vers le haut.
                 
    Tu dois croire que je divague, mon cher frère, mais tu te trompes. Je ne divague pas, je cherche à m'approcher, à prendre par les cornes la corne d'abondance qui s'échappe, à m'agripper au milieu du séisme.
                 
     La ville est sur le point de s'éveiller, de se leurrer une fois de plus, d'ignorer que la non-pensée est cela seul qui sauve du torrent qui nous entraîne vers la catastrophe, de la cataracte à la cascade, de la cascade à la mer.
                 
     La non-pensée et la non-image supposent la non-lettre et donc, pour voir si je t'écris mieux la prochaine fois je te quitte et je t'embrasse.                                                                                                                                Ramón.



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