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    Tertium éditions, 5 rue du Collège 82000 Montauban www.tertium-editions.fr

     Dans les champs, soudain, l'illumination d'un soleil de fin d'après-midi. Tout brille d'une multitude de touches d'un jaune luisant ou argenté. On avance entre des poiriers à peine rougissants. L'horizon s'ouvre dans un poudroiement de collines. Quand le regard se lève, pourtant, le front de pierre semble avoir reculé, aspiré par une nuée obscure, comme en fuite vers on ne sait quel ailleurs de brouillard et de suie. Un instant on croit marcher sur un fil entre lumière et nuit -- entre les mondes.

     


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  • L'INITIATION

     

      Il faut parler. La plante a dit qu'il fallait parler. Ce que dit la plante, on ne le comprend pas. Mais on sait ce qu'elle dit. Comme on sait ce qu'on dit dans des paroles qu'on ne comprend pas. Il y eut d'abord les éléments la conjonction de l'eau et de la pierre, de la pluie et du vent, de l'ombre et de l'éclat. Il y eut d'abord la rumeur du monde. Et les formes assemblées autour d'un centre vide. Apaisé, silencieux, le corps était bien auprès des autres corps dans cet accord des souffles et des yeux clos. La plante, elle, attendait aussi. Qui en avait parlé, pour que le réseau improbable des jours nous ait conduit tous les sept (les cinq participants, F. le maître et P. son disciple) vers cette bouteille au liquide opaque, mousseux, et si amer qu'il fallait oublier, s'oublier un peu pour l'avaler ? L‘amertume était épaisse, verte comme le verre et veinée de noire comme la nuit. Elle habitait la bouche, l'occupait. Mais rien de plus, d'abord, si bien que tout semblait parfait : le bien être du corps détendu, le bruit du vent dans les feuilles, la lumière de la lune levée qui faisait du préau où nous nous tenions et du paysage alentour une seule vision où les montagnes étaient des ombres vivantes sur la neige pâle des prés. Nous attendions. Que la plante parle, ou surgisse, se manifeste, on ne savait pas bien, sous les paupières mi-closes, dans l'intérieur obscur du corps immobile. Nos guides avaient un peu balisé le chemin. Mais leurs mots restaient étrangement abstraits : « malaises », « turbulences », « vomissements », « ivresse », « extase », délimitaient un espace flou, quelque peu fantasmagorique où nous entrions sans trop savoir, sous la clarté lunaire apportée par le vent qui soufflait. Une demi-heure avait-on dit, pour que la plante parle et l'effet se produise. Un peu en retrait, la conscience tentait de mesurer le temps, cherchait des indices, guettait des signes. Rien ne venait. Les yeux s'entrouvraient, fixaient un instant les autres silhouettes obscures, immobiles, comme abîmées en elles-mêmes, aux aguets sans doute elles aussi. Invisibles mais présents, le lac et la montagne échangeaient leurs flèches, tissaient de leurs fils luisants une toile vibrante où nous flottions, transpercés d'air et d'oubli. Et rien encore. Rien d'autre que ce suspens aveugle d'une durée sans limites. Attente... dérive... torpeur vague... Rien ne venait. Rien que cette appréhension, imperceptible et sans objet, intermittente comme le vent ou les yeux qui s'ouvraient, se fermaient. Rien. Ou pourtant, si. Quelque chose. Comme un mince filet d'eau qui se serait mis à couler tout près. Un chuchotement ou sifflement, à peine, qui se répète, s'éloigne, revient au gré du vent qui souffle toujours. Une sorte de lent murmure maintenant, mêlé au bruit des feuilles, plus vif par instants, de plus en plus souvent, obstiné, tenace. Oui, quelque chose s'approche, et c'est une voix à présent : elle psalmodie, au rythme d'un froissement hypnotique, feuilles sèches ? bruissement d'élytres ? battements d'ailes ? On regarde mieux. Elle vient de la silhouette de F., là-bas, un peu dressée sur son fauteuil, fragile et puissante à la fois, toujours plus insistante, plus assurée. Des mots à présent se dessinent, de cette langue étrangère qu'on reconnaît. On les saisit parfois entre murmures et marmonnements. Et comme si la mélopée en avait donné le signal, un léger engourdissement se met à monter dans les membres, lentement, irrésistiblement, tandis qu'une vague nausée pointe au creux de l'estomac. La voilà, elle est là. La conscience s'avive : aiguisée, elle cherche à cerner le phénomène. Une sorte de luminosité pâle puis de plus en plus intense s'est emparée du corps et s'est mise à peser, peser. Entr'ouverts, les yeux voient maintenant, comme dans un grésillement électrique, les autres corps obscurs et phosphorescents à la fois. Toujours plus intense, la luminescence strie le regard d'éclairs bleutés, scintillants tandis que l'inquiétude puis l'angoisse montent, d'avoir cédé aux sirènes, de s'être laissé prendre à ce piège éblouissant, redoutable. Le poids est maintenant si fort sur la poitrine, le ventre, que la bouche s'ouvre, balbutie. « Qu'est-ce qu'on peut faire ? » En face, l'ombre de P. se penche : « Ca ne va pas ? » « Je respire mal » « Redresse-toi ». Le corps fait un effort, les bras se tendent, poussent vers l'arrière. Alors, c'est l'explosion : ça monte du dedans, de la gorge, de l'œsophage, de l'estomac, du plus profond de l'obscur, spasmes, contractions, hoquets, halètements, jets acides qui jaillissent. On se penche sur le récipient prévu à cet effet. On s'essuie les lèvres.. La conscience s'accroche, ne lâche pas. Les vomissements, bien sûr. Aussi épais que le breuvage, un autre flot de liquide amer, bile, bave, remonte du fond, se répand. On se recroqueville, on tousse. On cherche à écouter le chant. Il n'a pas cessé, il s'élève, il redescend, tisse ses fils, les détisse, les renoue, les dénoue, obstinément, inlassablement : la voix est douce, caressante, terriblement proche, parfois, et lointaine aussi. Elle parle de choses qu'il faut chasser, de soulagement, de rémission. Elle en appelle au Christ, à ses souffrances, aux forces de la terre. Oui, la plante parle dans cette voix humaine, tandis qu'à grands spasmes, elle pousse du dedans quelque chose de noir qui monte, se répand une fois encore. Puis il y a un répit. Couvert de sueur, le corps se détend un peu : les stries électriques sont devenues un voile aux motifs géométriques - polygones ou cercles jaunes, safran, bleus pâles - qui tombe sur les yeux. Un fauteuil s'est vidé. Comment se fait-il qu'on n'ait rien vu ? P. était là, il n'y est plus. Une plainte se lève, un râle. A gauche, une forme se penche, vomit. Violemment. Interminablement. Tel le chant qui ne cesse pas, coule comme l'eau, comme le bourdonnement des insectes, comme le souffle de la terre endormie, comme la durée qui s'étire, s'étire, au rythme du bouquet de feuilles sèches agité d'une main légère, virevoltante, infatigable autour de la forme souffrante. L'ombre de F., debout maintenant, s'incline au-dessus du corps pelotonné dans son fauteuil. L'incantation s'est faite plus pressante, plus insistante, comme exhortant les forces malignes à s'éloigner, abandonner ces membres crispés, ce dos voûté, cette tête courbée sous un poids invisible que la main et son hochet de feuilles ne cesse, de frôler maintenant, de caresser, d'entourer de volutes mouvantes. Parfois, pourtant, une pause. Un silence. Puis un bruit de bouche qui aspire et souffle violemment. Aspire et souffle. Tout près du corps, passe un rougeoiement (pipe ? cigarette ? cigare ?) et l'odeur acre de la fumée enveloppe la silhouette féminine prostrée entre spasmes et gémissements. Les yeux se ferment peut-être, sans qu'on le veuille, et c'est P. qui, auprès d'elle maintenant, l'aide à se lever pour disparaître dans la maison. Tout près, à gauche, à droite, en face, les autres ombres n'ont pas bougé. Crissements, grincements. Le clair de lune répand une clarté laiteuse. Et ce sont deux voix, à présent, qui viennent mêler leurs chants. Car, invisible à l'intérieur, P. semble répondre à son maître qui, lui, s'approche du corps aimé demeuré jusque là comme endormi, paisible sur son siège. Son ombre, dressée tout près, semble soudain plus inquiétante. Porte-t-il un capuchon, un bonnet, une coiffe, ou n'est-ce qu'une vision appelée par les circonstances ? Sa main gauche se tend pour inviter le corps à se redresser, tête légèrement inclinée que l'autre main vient caresser de son bruissement rythmique de feuilles sèches. La bouche ne cesse de mâcher une salive amère. Le froid monte dans les jambes. On se couvre. On bâille sans arrêt maintenant, comme pour expulser quelque chose qui n'en finit pas de sortir. Un autre fauteuil s'est vidé. Rougeoiement, en face, d'une cigarette. Le temps s'étire. Soudain la forme aimée se lève, s'éloigne, disparaît au coin de la maison. Le chant s'est arrêté. Silence. Puis des plaintes, déchirantes. Le maître l'a suivie et la mélopée recommence, insistante, tressée aux gémissements qui se prolongent. On se met debout. On titube. Le pas est élastique, vacillant. On traverse le voile aux formes géométriques. Il se reforme aussitôt puisqu'on le porte en soi, comme imprimé sur les pupilles. On est au coin. On voit, sur un banc, contre le mur, la silhouette affaissée sur elle-même et le maître qui semble la veiller. On attend entre malaise et inquiétude. On voudrait aller vers elle, la prendre dans les bras, l'aider à calmer cette souffrance, mais la forme dansante, les chants, le froissement rythmique créent un espace qu'on ne veut pas troubler. Accrochée aux branches du grand chêne la lune jette sur les champs une poudre lumineuse, gaufrée de stries et de cercles symétriques. On vacille. Le corps cherche le repos d'un siège, s'y abandonne. La première participante n'a toujours pas reparu. La porte qui donne sur la maison reste désespérément obscure. Une bouche d'où rien ne sort. On ferme un peu les yeux, puis P. est là penché sur les pots de géraniums cueillant une tige ou une feuille. « Comment va-t-elle ? » On chuchote, on n'ose pas parler. « Beaucoup mieux ». Il disparaît et le maître est là, tout près, qui s'est remis à chanter . L'air agité par le bouquet de feuilles passe sur la tête, sur le cou, lentement, régulièrement, un battement d'ailes très doux qui peu à peu fait tomber le calme, comme si le mouvement rythmique chassait tensions et peurs et qu'il ne restait plus que ce souffle léger qui passe et repasse sur la nuque inclinée. Un peu plus tard, l'ombre fait signe de joindre les mains en position de prière et souffle sur elles un peu de fumée. On reste sans bouger, apaisé, avec, pourtant, l'inquiétude de ne plus voir revenir celle qu'on aime, restée assise là-bas, de l'autre côté de la maison, prostrée sur le banc. Il faut alors se relever, tituber à nouveau, marcher vers elle, s'asseoir, l'entourer de ses bras, et c'est soudain une grande douceur. Comme si la conjonction du corps souffrant et de la beauté des choses, de la solitude et de ce silence habité par les chants éveillait un très ancien amour enfoui dans l'épaisseur du temps, sous la patine des jours. Quelque chose coule, comme des larmes, mais ce ne sont pas des larmes, comme de l'air, mais ce n'est pas de l'air ; quelque chose glisse entre les deux corps serrés, si proches dans le froid qui s'installe. Une tête s'incline sur une épaule. Derrière la clôture, le champ illuminé est une veilleuse. La nuit une buée blanche, une bulle où tout flotte, comme la silhouette de P. qui passe tout près, ouvre la porte et, disant son émerveillement devant la splendeur nocturne, s'éloigne à grandes enjambées dans le pré. Il n'est pas grand mais ses pas semblent immenses, pleins d'une force qu'on ne peut qu'admirer en voyant la blancheur de son pantalon s'éloigner, se confondre avec la brume pâle. Il y a comme un suspens. On est là, immobiles. L'amour et la beauté se sont-ils confondus dans l'intensité de cet instant ? On voudrait que tout s'arrête, qu'il n'y ait plus, pour toujours, que cette fontaine blanche où s'engendrent les formes, l'accord fragile du froid et du chaud, de la douceur et de la violence, de l'ombre et de l'éclat. On regarde la champ, les vapeurs laiteuses. On se dit que sans doute, oui, la silhouette est là-bas, visible à peine, qui revient, et au même instant, comme par miracle, elle est là, puissante, nimbée de toute la clarté nocturne. A ce moment, peut-être, la nausée recommence. Les mains se crispent sur le ventre, mais la voix dit « ne te recroqueville pas, lève-toi, fais quelques pas et si tu veux vomir, vomis ». Non, ne pas refuser, laisser sortir ce qui doit sortir. Et c'est encore la marée intérieure, le flux, le reflux, la violence liquide, l'amertume, les sueurs, le lent retour du calme, l'amour léger, pourtant et l'autre corps, repris par la souffrance, qui se penche, mais rien ne vient, impossible de vomir, dit-elle, je ne peux pas, et la chose qui pousse au fond, qui pousse, la nausée revenue, l'obscur combat, les plaintes... On aimerait maintenant que tout s'arrête pour revenir au temps rassurant des choses quotidiennes. Quelle heure ? On ne voit pas. Une heure ? Deux ? Le chêne tutélaire est un labyrinthe d'encre et d'argent, les feuillages une attente immobile. On a froid. On voudrait s'allonger, dormir. Mais bouger serait réveiller le malaise. Alors on se serre. Sans un geste, pour ne plus sentir cette chose qui monte, l'insupportable haut-le-cœur, le jaillissement de la liane liquide, la prostration. On reste tant qu'on peut, malgré le froid toujours plus intense, jusqu'à ce que la maître dise « quelle n'attende plus, qu'elle aille se coucher ». Et ce sont les pas titubants, la traversée du séjour dans l'ombre, la montée de l'escalier obscur à travers le voile grésillant, la surimpression obsédante des petits cercles jaunes, bleus, safran, le corps grelottant qui s'étend, s'enveloppe de couvertures, la redescente vers les autres, les voix qui se sont mises à parler parce que le chant s'est tu, parce que la plante se retire, parce qu'on voudrait savoir, dire ces choses qui fuient les mots, retrouver un peu de chaleur et d'amitié, parce qu'on sait qu'on a entrevu d'indescriptibles lisières, qu'il faudrait garder cette image de l'inconnu qui s'estompe. On boit un peu d'eau mêlée de citron pour combattre par l'acidité l'amertume de la plante. On est assis un peu, les têtes se penchent les unes vers les autres. Chuchotements, bribes de phrases, soupirs. Comme un réveil, mais au milieu du désordre nocturne - fauteuils, vêtements et récipients abandonnés, table basse, cendrier -, avec la lune, toujours, invisible maintenant mais présente. Et le maître qui se met à parler, de la plante, de sa force bénéfique à quoi rien ne résiste, même les blocages les plus profonds, du choc des énergies contraires, de l'ébranlement qui en résulte, de sa grande bonté qui vous fait don de ce que vous lui demandez, mais jusqu'au bout, sans faiblir. Une bonté inflexible comme la connaîtra celle qui, couchée, luttera jusqu'au lendemain soir entre diarrhées et nausées, incapable de vomir parce qu'en elle quelque chose refusait, s'obstinait, qui devait céder pourtant, malgré les supplication, à cette force implacable, et ce seront deux, trois, quatre vomissements suivis de ce soudain élan de tout le corps qui se libère, qui refuse ses chaînes, qui se reconstruit peu à peu, qui rapprend à marcher entre expirations violentes et mouvements rythmiques. Oui, conclut-il dans sa langue « es un planta muy linda ». Puis il parle du paysage, de l'énergie terrible de la montagne qu'il a sentie si puissante, lui, l'homme de la forêt, de cette violence invisible mais présente qu'il faut affronter chaque jour, et l'espace quotidien s'en trouve bouleversé, comme lavé un instant, dressé dans sa sauvagerie rocheuse sur la campagne et sur la ville. Il faudrait pouvoir tout dire, les yeux rouges, les traits tirés, les rires timide, les paroles échangées dans la lumière revenue des lampes qui font du séjour un lieu étrange et familier. On voudrait parler, parler encore un peu, ne pas garder pour soi ce qu'on sait bien qu'on ne pourra pas dire. On sourit, on s'embrasse. « A bientôt. Et merci » On descend les marches. « Bon retour » Les voix se sont tues. La nuit est immobile, plus vaste, plus mystérieuse que jamais. On regarde. On rentre sans rentrer. Sans bouger on voyage encore. Comme à l'autre bout du monde. On déplace les meubles, on balaye, avec des gestes qu'on ne maîtrise pas. On est ici – on est ailleurs. Sans être parti, on n'en finit pas de revenir – on n'en revient pas.


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  • Le chant de la prose[1]


     L'écriture [...] avouait toute l'ambiguïté de sa nature : car elle occupait en l'homme la place entière du féminin -- voix et chant, souffle et rythme -- mais elle était en même temps travail du fils sur lui-même et persévérance d'être au sein de l'inépaisseur et de la fluidité.
             
    Claude Louis-Combet, Le recours au mythe.
      

    L'écriture de Claude Louis-Combet semble ne jamais s'arrêter. Et, de fait, elle ne s'arrête jamais, comme la vie. De livre en livre, une prose continue se développe par grandes vagues et volutes rythmiques, emportant le lecteur à travers le récit de destins singuliers -- personnages historiques légendaires ou mythiques -- dans une rêverie toujours reprise parce que jamais achevée, sur le mystère de la féminité.

                Dans le massif imposant de ce travail « mythobiographique », selon le terme de l'auteur [2], Les errances Druon est un livre en quelque sorte paradigmatique. Tous les ingrédients des œuvres précédentes s'y trouvent réunis dans un précipité d'une écriture dense et fascinante. Sentiment de la faute et du manque, quête de la pureté, itinéraire mystique ne cessent ainsi de converger vers ce centre irradiant de toute l'œuvre : le désir de retour au ventre maternel, au paradis intra-utérin, vers lequel mènent trois voies qui, en réalité, n'en font qu'une : l'écriture, l'érotisme et la sainteté.

                Si les deux premières s'ouvrent au « mythobiographe », la dernière lui est interdite, et c'est sans doute ce qui le fascine le plus dans l'aventure de cette figure populaire du folklore religieux du Nord, dont la légende remonte au XIIè siècle. Elle rapporte que Saint Druon, ayant causé la mort de sa mère à sa naissance, ce dont il conçut un sentiment de faute indélébile, quitta à l'adolescence le château où il était promis à un bel avenir pour, après avoir été berger six ans et avoir passé neuf ans en pèlerinages à Rome, revenir à son village natal s'enfermer jusqu'à sa mort, quarante ans dans une cellule. Sur cette trame édifiante, Claude Louis-Combet développe, en les tressant entre eux, plusieurs écheveaux d'écriture qui font toute la richesse et la profondeur du livre.

                Il y a, d'abord, le récit proprement dit, lequel, comme un long fil ondoyant, nous emmène du début à la fin, des « années préalables » aux « années recluses », en passant par « les années châtelaines », « les années bergères » et « les années pèlerines ». C'est ainsi que nous sont racontées la naissance de Druon dans le sang et la mort de sa mère, la fuite de son père, le « prêtre phallophore », puis son éducation par le moine bégard et sa prise de conscience d'être cause de la mort maternelle ; sa fuite jusqu'au domaine d'Elisabeth de Haire, chez qui il travaille comme berger ; la montée en lui, à l'adolescence, des puissances de la chair ; son désir de la châtelaine qui, devenue sa Dame, l'envoie à Rome gagner le paradis pour sa mère, pour elle et pour lui-même ; ses neuf voyages successifs à la cité pontificale, sa progressive dégradation physique qui ne vient pas à bout de son amour brûlant ; son retour enfin à Epinoy-en-Artois où il se lie avec Ghilbert, le prêtre impur et sensuel et avec Katje sa servante et concubine dont il ne parvient pas à condamner les ébats amoureux, parce qu'il voit dans l'exaltation de la chair une purification qui lui est interdite à lui le meurtier de l'amour ; ses vœux de vivre en ermite ; son enfermement, sa déchéance physique et sa mort finale dans l'incendie de l'église, merveilleusement enveloppé d'un manteau blanc avec, dans les bras, la statue de la vierge à l'enfant.

                Cette longue narration, qui obéit aux lois d'une temporalité essentiellement linéaire, n'aurait qu'un intérêt relatif -- documentaire, historique, hagiographique, peut-être --, si un second registre d'écriture, par le surgissement d'éléments obéissant à une autre temporalité, ne venait en perturber le cours somme toutes étale: celui de l'imaginaire dont, on le sait, la force de fascination tient à la charge corporelle et qu'il induit et qui nous plonge dans ce temps hors du temps des légendes, des mythes et des profondeurs inconscientes.

                Plusieurs images obsessionnelles scandent le texte qui toutes peuvent être subsumées sous celle, maîtresse, du sexe femelle, de la vulve, qu'elle soit animale, humaine ou même divine. Image ambiguë du péché et de la vie, elle ouvre le livre avec l'effondrement d'une gargouille de l'église figurant une diablesse entre les cuisses écartées de laquelle « magnifiées d'une plantureuse vulve, surgissait la face pointue d'un diablotin » et la naissance d'un veau qui aussitôt né tente de retourner au ventre maternel, tête enfouie dans la cougne de la vache qui vient de mettre bas, pour s'achever, après la vision du sexe sanglant de la mère morte ou de la découverte, plus tard, de la beauté d'une vulve de brebis, sur l'offrande faite au saint par la Vierge Marie de « sa somptueuse cougne virginale, maternelle, cosmique, théogonique, chrétienne et universelle ». Sans compter les images qui en dérivent comme celle, à peine voilée, du tumulus de terre sous lequel gît la mère morte couvert fleurs rouges et noires : miracle, maléfice ou les deux à la fois ? Porte de tous les mystères, le sexe féminin est, chez Claude Louis-Combet, l'image matricielle par excellence, puisqu'elle est à la fois celle du paradis perdu et celle du possible retour. On comprend donc, ici comme ailleurs, l'importance de l'érotisme constamment associé à l'expérience religieuse, selon une hétérodoxie qui nous vaut, au début du livre, un certain nombre de scènes hallucinantes comme celle des pertes sanglantes de la statue de la Vierge de la Pile, celle des flagellation et de l'orgie collectives inspirées par le moine bégard ou les rêveries sacrilèges du prêtre « phallophore qui voit son sexe lui apparaître comme une croix. D'autres scènes, moins noires, plus lumineuses et, toujours, à forte teneur d'un imaginaire tout médiéval ouvrent ça et là dans le cours du texte de vastes trouées fascinantes : comme cette barque qui remonte comme par enchantement le cours de la rivière, cette vision émerveillée de l'accouplement d'un bélier et d'une brebis, ou cette unique rencontre avec Elisabeth de Haire et du baiser qui, pour Druon, change le cours de sa vie, etc. Sans perdre de sa linéarité, le récit, devenu alors récitatif, ne cesse, comme un fleuve, de s'élargir, de se suspendre, de se creuser de profondeurs obscures, troubles ou lumineuses...

                A ce second registre, s'en ajoute un troisième qui, rompant lui aussi la linéarité narrative, vient nous signifier que ce que nous avons sous les yeux est moins un récit qu'une véritable biographie par personne interposée ou « mythobiographie ». A plusieurs reprises, en effet, mais seulement lorsque le lecteur s'est laissé prendre à la trame narrative c'est-à-dire dans la seconde partie du livre, le « mythobiographe », par une série d'interventions ponctuelles et distanciatrices, lui rappelle que, plus qu'une « histoire » avec tout ce que cela suppose de fiction, la lecture entre dans la vérité d'une expérience vécue : « A cet instant initial, je le vois très bien, Druon, je vois son ombre allongée dans la clarté du grand chemin, je rejoins son cœur plein de promesse. A l'aune de ma propre expérience, je peux encore mesurer ce qui pousse Druon vers l'horizon de la campagne pleine et immobile, et apprécier, comme un secret qui se passe de paroles, sa détermination à aller de l'avant, qui n'a d'égal que sa réceptivité à tous les possibles survenants. Par là je retrouve toute la jeunesse de mon désir d'absolution et de rénovation de mon âme lorsque, sur mes quinze ou mes seize ans, je marchais, sac au dos, en direction de l'église de Notre-Dame d'Orcival, quelque part en terre auvergnate tourmentée de volcans ». Or, paradoxalement, cette part vécue est  à l'origine de la part d'invention et d'imaginaire du texte : « Voilà du moins ce que le mythobiographe reconnaît pour sa part de création -- de fiction, autrement dit. Car cette histoire de vierge que l'on regarde comme une mère, et cette existence d'une mère que l'on voudrait abolir et absorber dans le culte de la Vierge, c'est toute une épaisseur de sa vie intérieure, dans les couches profondes de son enfance ».

                Plus, donc, il y a invention, projection de l'un dans l'autre, plus le texte prend littéralement corps et le personnage avec lui. Ecouter l'autre, nous dit Claude Louis-Combet, c'est s'écouter soi-même en lui. Mais un « soi-même » qui est déjà un autre. Cet inconnu qui en vous s'est mis à parler et qui est à l'origine de tout le mystère de l'écriture. C'est là que réside le quatrième et dernier registre du livre. Dans cette prose touffue, travaillée de forces obscures et qui, pourtant, ne perd jamais sa limpidité et sa mesure. Sous le récit, sous les images, sous les interventions conscientes du mythobiographe, qui parle ici ? Quelle est cette voix qui, à travers chaque livre de Claude Louis-Combet ne cesse d'être l'écho de l'altérité qui l'habite ? Et qui en sait toujours plus sur lui que tout ce qu'il peut en savoir ? Il faudrait là une longue étude du phrasé, de la rythmique singulière de cette écriture, laquelle, par-delà ou en deçà de toute figuration narrative, se présente essentiellement comme un chant. Tour à tour sombre, ténébreux même, puis clair ou transparent, ce chant ne cesse de se faire entendre au cœur de toute l'œuvre. L'exemple du chapitre initial de Les errances Druon, est à cet égard caractéristique, où l'évocation du défilé des flagellants et de l'orgie collective met en jeu une charge pulsionnelle qui n'a d'égale que celle de l'accouchement mortel de Marie d'Epinoy et son sexe sanglant, béant, d'où va naître Druon. Tout n'est ici que scènes hallucinées, images obsédantes, visions délirantes brassées dans une sorte de grand retour au chaos originel et, pourtant, tout est canalisé, ordonné par une syntaxe imperturbable qui, sur une vingtaine de pages régies par le double adverbe « tandis que/alors » confère aux deux scènes, dans la successivité inévitable de la prose, une étonnante simultanéité.

                Autrement dit, si ce livre de Claude Louis-Combet, comme tous les autres, est écrit sous l'empire du féminin. Jusqu'à la scène finale où Druon, à l'instant de mourir dans les flammes, invoque, en une paraphrase inversée des paroles du Christ à l'agonie, non pas son Père mais sa Mère, la Vierge qui s'avance vers lui -- « Mère, pourquoi t'avais-je abandonné ? » --, il semble pourtant que dans l'imperturbable tenue de la prose, de ce discours qui va tout droit -- orthodoxe, donc -- le masculin ne cesse souterrainement d'agir, d'ouvrir sur l'extérieur, interdisant le basculement irrémédiable dans l'obscure intériorité des forces maternelles et maintenant cette tension qui est à l'origine de toute l'œuvre. Tension jamais apaisée, toujours exacerbée mais qui, parfois, comme, ici, dans cette ouverture ou comme jadis dans le fulgurant chapitre initial de Marinus et Marina, trouve un miraculeux équilibre. Serait-ce le rêve de l'androgynie pour un instant enfin réalisé ? Peut-être. En tout cas, c'est ce qu'on appelle la beauté.

     



    [1] Claude Louis-Combet, Les errances Druon,  José Corti, 2005.
    [2] Sur ce travail, on lira en particulier les pages que lui consacre Claude Louis-Combet dans son autobiographie, Le recours au mythe (José Corti, 1998) et dans récent recueil d'essais, L'homme du texte (José Corti, 2002).

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  • Réponses au questionnaire sur la poésie aujourd'hui pour une rencontre entre poètes espagnols et poètes français


    1. Que reste-t-il des liens originels entre poésie et sacré ? Entre poésie et philosophie ?

    Le sacré fait l'objet d'une mode qui le confond avec le divin et le religieux. Pour reprendre le point de vue de María Zambrano (voir L'homme et le divin  dont viens de publier récemment la traduction[1]) — mais on pourrait se référer aussi aux analyses d'Henri Meschonnic, qui me semblent aller dans le même sens — le sacré est l'univers de l'indifférenciation où les choses et donc le monde n'existent même pas et dans lequel l'homme est plongé dans les ténèbres et l'angoisse. L'invention des dieux par la poésie est le premier pas tenté par lui vers la lumière, une manière de donner un sens, une figure à ce chaos originel. La philosophie va reprendre ce mouvement pour le porter plus loin encore et ce sera l'apparition de la conscience et des idées intemporelles. Poésie et philosophie (titre d'un autre livre de María Zambrano que j'ai aussi traduit[2]), si elles n'ont donc qu'un rapport négatif au sacré sont, par contre, étroitement liées au divin qui est ouverture, devenir, histoire. Quant au religieux il n'en est, on le sait, que l'institutionnalisation et la confiscation par les prêtres. Mais alors que la philosophie se détourne radicalement de cette obscurité originaire, la poésie demeure tournée vers elle. L'insistance actuelle sur les rapports du langage et du corps dans le poème — la poésie serait en quelque sorte une physique du langage — me paraît être un lointain écho de ce très vieux débat.

    2. Y a-t-il nécessairement un « moi » en poésie ?

                Il n'y a pas de « moi » en poésie : il n'y a que du « je ».  Cet « autre » du moi qui naît sur les ruines de l'identité. Une voix se met alors à parler dans ma bouche qui en sait plus que moi — ce « latent compagnon, disait Mallarmé, qui en moi accomplit d'exister ». Le poète est le ventriloque de l'inconnu.

    3. Y a-t-il encore de nos jours des thèmes réservés à la poésie ?

     Les « thèmes » sont la fosse commune de la poésie. Ils sont du tout fait, du connu d'avance, alors que le poème n'existe que par rapport à l'inconnu qui le traverse.

    4. Les formes poétiques fixes (telles le sonnet) et le rythmes consacrés par la tradition ont-ils encore une justification en poésie ?

    Les formes fixes sont intéressantes non pas pour être reprises telles quelles, mais pour être réinvesties et explorées à nouveaux frais. Pour ma part je les pratique depuis une dizaine d'années en explorant systématiquement le vers impair, sous employé dans la tradition poétique française malgré l'illustre précédent de Verlaine. Il y a là, sans doute, un effet retour de ma traduction en formes fixes des poèmes de Jean de la Croix[3].

    5. Pensez-vous que la dimension typographique (blancs, lignes, calligrammes...) a fondamentalement transformé l'écriture poétique contemporaine ?

    Certes, la dimension typographique est une des grandes dimensions de la modernité, depuis le Coup de dé  de Mallarmé. Elle a été à l'origine de quelques unes des grandes oeuvres de la poésie française (Apollinaire, Reverdy,  Du Bouchet ...) ou hispanique (Huidobro, Tablada, Paz...). Elle a contribué à donner au poème un statut d'objet visuel qu'il n'avait jamais eu jusque-là et qui l'a rapproché des œuvres plastiques de la même époque (Braque, Picasso, Tal Coat, Bazaine, etc.) Il me semble, néanmoins, qu'aujourd'hui, le retour d'un certain primat de la voix, a détourné bon nombre de poètes de sa pratique, sans que, pour autant, son importance soit remise en cause.

    6. Une rupture radicale avec la tradition poétique est-elle possible ? Souhaitable ?

     Rompre avec la tradition est un leurre. On croit rompre, on ne fait que retrouver de très anciennes pratiques qu'on ignorait ou qu'on avait oubliées. On ne peut s'éloigner de la tradition que quand on la connaît. Car, si tout acte poétique est une remise en cause des postures antérieures, il l'est souvent au nom d'expériences plus anciennes encore qui redeviennent contemporaines, beaucoup plus que certaines œuvres qui le sont chronologiquement. L'exemple de Góngora pour la génération de 27 en Espagne est, de ce point de vue, paradigmatique.

    7. La poésie est-elle faite avant tout pour être lue à haute voix ?

     Il y a une « oralité » propre à tout texte littéraire qu'il ne faut pas confondre avec le parlé. Cette oralité correspond au passage du « je », de cet autre qui parle dans l'écrit et qui est, proprement, la voix de l'écrivain. Ce qu'Hopkins appelait « le mouvement de la parole dans l'écriture ». Ceci dit, le poème, par sa dimension physique, corporelle, appelle une mise en voix qui lui est, me semble-t-il, consubstantielle.

    8. Qu'en est-il de la relation de la poésie avec les autres arts (peinture, musique, cinéma...) et en particulier avec ceux intégrant les technologies récentes (vidéo, informatique, élctro-acoustique...) ?

     La poésie a toujours eu à voir avec les autres arts, que ce soit la musique (même si c'est pour rivaliser avec elle) ou la peinture (« Ut pictura poiesis ») Je ne vois pas pourquoi elle se couperait des nouveaux arts technologiques qui peuvent lui permettre de développer de manière inouïe sa double dimension visuelle et sonore en  lui ouvrant un champ d'expérimentation particulièrement riche. Si Mallarmé avait connu l'informatique son fameux Livre aurait pu être autre chose, peut-être, qu'un projet jamais abouti.

    9. Peut-on parler d' »affinités électives » en poésie : groupes autour d'éditeurs, de revues, de congrès, cercles, mouvements... ?

     Oui, il y a des « affinités électives », des parentés de sensibilité et de point de vue comme dans tous les domaines de la vie. Ceci dit je ne crois pas beaucoup aux cénacles, cercles, groupes et autres mouvements qui ont un côté programmatique me semblant aller à l'encontre de ce qui est l'essence même du poème : le rapport à l'inconnu. « La poésie n'est pas affaire de précepte mais de post-cepte » a écrit Unamuno. On ne peut mieux dire.

    10. La poésie est-elle témoin de son époque ou peut-elle s'engager ?

     La poésie — mais existe-t-elle ? Je ne l'ai jamais rencontrée, je ne connais que des textes, poèmes romans ou autres — fait, comme toute activité humaine, partie de son époque. Si le poète en est le « témoin », c'est moins comme observateur distancié, maître d'un savoir, que comme « plaque sensible ou « caisse de résonance ». Et son engagement ne peut être qu'un engagement dans le langage. Puisque à chaque fois, il assiste à l'éclosion d'une voix qu'il ne maîtrise pas et qui est, en lui, la convergence de tout le biologique mais aussi l'historique, le social, le culturel dont il est fait. La notion d'engagement suppose un volontarisme qui va à l'encontre de la démarche poétique (Cf. question 9)

    11. La poésie a-t-elle connu des inflexions majeures autour de grands moments historiques contemporains ?

     Oui, en France et en Espagne, la poésie a connu des inflexions majeures. Je pense à Dada et au Surréalisme issus de la première guerre mondiale. La poésie de la République espagnole puis du Franquisme correspond à deux moments, l'un d'une grande richesse, l'autre d'une grande pauvreté. Les exemples sont nombreux qui montrent que la poésie n'est pas une affaire de « tour d'ivoire » mais d'hommes dans le langage et dans le monde.

    12.  Que met-elle en jeu aujourd'hui, et peut-elle revendiquer un rôle social plus important ?

     Ce que me semble mettre en jeu la poésie aujourd'hui —— je dirais plutôt certaines œuvres majeures — c'est la place de l'homme contemporain pris entre un passé et ses valeurs qui ne sont plus les siens et un futur trouble et inquiétant, dont le capitalisme avancé et la mondialisation libérale semblent avoir confisqué les perspectives. Le poète n'a aucun rôle social. Il ne peut qu'être la voix de la résistance — celle du présent toujours renaissant et imprévisible qui est le seul temps véritable.

    13. Peut-on traduire la poésie ?

                Depuis un certain romantisme allemand, le lieu commun de l'intraduisibilité de la poésie a fait long feu. Mais il faut rappeler, en même temps, qu'un autre courant de ce même romantisme considérait que l'acte de traduire était supérieur à l'acte d'écrire parce qu'il arrachait l'œuvre originale à ses pesanteurs de circonstance (la langue et sa culture) pour en développer les potentialités dans d'autres langues et d'autres cultures. Pour ma part, si je ne pensais pas qu'on puisse traduire la poésie je n'aurais pas traduit une soixantaine de livres de poètes de langue espagnole.

    14. La fréquentation d'une poésie étrangère pousse-t-elle un poète à renouveler sa propre écriture ou au contraire renforce-t-elle son identité ?

                Je crois avoir déjà répondu en partie à cette question en parlant de l'influence qu'a eu ma traduction de Jean de la Croix sur mon écriture, il y a une dizaine d'années. Mais j'ajouterais qu'en même temps, mon travail de traducteur est porté par mon travail d'écrivain parce qu'ils sont, pour moi, seul et même travail. Je ne traduirais sans doute pas comme je traduis, si je n'avais pas écrit tous les livres que j'ai écris.

    15.  Quels sont les poètes espagnols qui ont attiré particulièrement votre attention ?

                Ils sont nombreux. Parmi ceux que j'ai traduits, et dans l'ordre chronologique : Juan de la Cruz, Quevedo, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, José Angel Valente, Antonio Gamoneda, Andrés Sánchez Robayna et, bien sûr, Ramón Gómez de la Serna qui me semble être l'un des grands poètes de la langue espagnole même s'il n'a écrit, à ma connaissance, aucun poème, stricto sensu.
     



    [1] José Corti, 2006.

    [2] José Corti, 2003.

    [3] Nuit obscure Cantique spirituel, Poésie/Gallimard, 1997.


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  •    Clarté levante
      ...et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     « Aube », Arthur Rimbaud


     L'aube donne la certitude du temps et de la lumière, et l'incertitude quant àce que le temps et la lumière vont apporter. C'est la représentation la plus adéquateque l'homme puisse avoir de sa propre vie, de son être dans la vie, puisque l'être del'homme aussi toujours se fait jour.
    María Zambrano, Discours de réception du Prix Cervantès, 1988.


     Il y a longtemps... Je me souviens... J'ai quinze ans. C'est une fin de printemps, il fait chaud, déjà. C'est le matin, dans la salle à manger, avec les rumeurs du jour venues par la fenêtre entrebâillée ? Je regarde la page et son titre : « Aube ». Je lis, je relis. Et plus je relis, plus autour de moi tout scintille, malgré le noir de la façade d'en face, les bruits de la ville, tout brûle d'un éclat qui est celui de la jeunesse et de la poésie (je ne le sais pas encore). Est-ce pour cela que, depuis,  le poème a toujours été pour moi un grain de lumière naissante, une clarté levante dans les mots ?
    Je me souviens... « J'ai embrassé l'aube d'été ». Qui « je » ? Lui ? Moi ? Tout le monde ? Personne ? Dans cette première ligne, isolée, au seuil du poème dans un temps et un espace hors du temps et de l'espace, tout se tient, tout s'embrasse : le sujet et l'été (J'ai embrassé / été), l'étreinte et l'aube (embrassé / aube) dans les deux hémistiches de cet octosyllabes qui se répondent en miroir : « J'ai embrassé / l'aube d'été ». Oui, tout est là : le je naissant et l'immensité du monde qui commence, le dedans et le dehors, indissolublement, comme pour l'à peine adolescent que je suis.
    Car, ce qui suit –– le récit de cette rencontre amoureuse –– ouvre déjà sur l'infini de la vie, même si, dit le texte, « rien ne bougeait encore », puisque tout est dans l'attente : sujet naissant et choses immobiles –– palais, eau, route, bois –– se confondent aussi dans tout un miroitement d'assonances légères  comme   J'ai  /  été  /  bougeait  /  palais  /  étaient  /  quittaient ,  mais aussi  aube  et  eau ,   aube  et  ombreaube  et  bois ... Et le temps commence, avec la marche. Le poème est une marche, un élan verbal qui éveille le langage et, avec lui, le monde : « J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit ». La traînée d'échos se propage : « embrassé » / « encore » / camps  /  réveillant  /  sans , à quoi s'ajoute, dans le prolongement du [ε] de  j'ai et sa finale masculine , un réseau d'assonances féminines qui, mieux que toute image font l'imminence de l'ouvert :  réveillant  /  haleines  /  tièdes  /  pierreries  /  regardèrent  /  ailes  /  levèrent ... Tandis que le silence clôt ce premier paragraphe, ce silence de l'aube, son immobilité :   rien ne bougeait  / route du bois / sans bruit.
    Cette ouverture est bien un commencement. A  pierreries, à  regardèrent, à  levèrent, répond première . « La première entreprise » –– entre-prise ––, la première saisie réciproque du sujet et du monde, s'incarne ici dans la « fleur ».  Première intimité (« qui me dit son nom »), pendant que les réseaux d'échos se prolongent comme le [ã] de embrassé / encore / camps / réveillant / sans, se prolonge à travers entreprise / sentier / empli et comme  le [m] de morte / marché / première / empli / blêmes / me prolonge celui du même  embrassé. De l'étreinte initiale à la rencontre de la fleur on quitte l'ombre, l'immobilité, le silence pour la lumière, le mouvement, la parole. Processus dans lequel le sujet ne cesse d'être acteur : « J'ai embrassé », « j'ai marché », « me dit »...
    Alors c'est la jubilation et l'éblouissement. Je les ai connus aussi. A ma manière. Je me souviens toujours : les fleurs aussi sur le noir de la façade d'en face, la tapisserie verte éclaboussée de lumière, le scintillement du lustre et du vase de cristal, le clin d'œil rutilant du poisson de céramique... Le monde aussi était là. Et je riais, même si ce n'était pas au « wasserfall ». Et même si ce n'était pas « à la cime argentée » mais à l'étroit ruisseau du ciel, là haut, je reconnaissais aussi la « déesse »... Extase, oui. Minuscule, peut-être, mais extase tout de même. Et c'est Rimbaud qui m'y entraînait. Dans son rire il y avait une reconnaissance –– l'expérience d'une lumière merveilleuse. Car, tel un écho lointain d'aube et d'embrassé, le wasserfall est blond, et la cime argentée répond au même embrassé . Quant à la déesse, elle est dans ce wasserfall, elle est celle qu'on embrasse : l'aube d'été...
    De wasserfall à échevela puis à « je levai un à un ses voiles », voici que la jubilation de la rencontre se mue en quête érotique. Alors, de l'allée à la grand'ville en passant par la plaine, l'espace s'élargit, s'ouvre immensément, tandis que le mouvement qui le parcourt devient précipitation –– « en agitant les bras », « elle fuyait », « et courant [...] je la chassais » ––, un élan verbal qui, comme sur les pierres d'un torrent, saute de coq à clochers à courant et à quais, nous fait passer de la marche à la course, de la campagne à la ville, de la terre au ciel, vers, plus loin, cet « immense corps » entrevu. Tandis que tous les échos de l'acte initial (« j'ai embrassé l'aube d'été ») ne cessent de se propager : [ε]/[e] –– levai / plaine / l'ai / fuyait / quais / chassais ... allée / dénoncée / clochers ...[ã] –– en / dans / agitant / grand' /courant / mendiant ... [m] –– parmi / dômes / comme / mendiant / marbre...[o]  –– (aube) / dôme... Tout se répond et se correspond : l'étreinte de l'aube est partout présente, préfigurée ou rappelée, comme dans ces quais qui sont de marbre, parce qu'en chassant sa  esse, il l'embrasse déjà.
    En effet, si la rencontre se fait « en haut de la route, près d'un bois », n'est-ce pas aussi parce que c'est toujours l'aube qu'il embrasse ou qu'il entoure maintenant de « ses voiles amassés » et qu'il sent son « immense corps » ? Et, si j'y reviens encore, près de cinquante ans plus tard, n'est-ce pas que je l'ai également un peu senti, en ce lointain matin de mai avec, entrés par les fenêtres le soleil et les bruits du monde comme exaltés, transfigurés par le poème, cet extraordinaire multiplicateur ou intensificateur de vie ? Oui, pour moi, « aube » et la vie ne font qu'un : la vie qui commence, le matin, le printemps, Rimbaud, l'aube et l'été, tout se tient là aussi, comme dans le poème où la fusion amoureuse est si intense qu'elle dépossède le sujet de sa propre identité. Ce n'est plus je mais l' « enfant » qui étreint l'aube et qui « tombe au bas du bois ».  Le sujet du poème se dissocie et se voit, comme dans un rêve. Sans doute parce qu'à cet instant précis, il ne s'appartient plus et qu'hors du temps et de l'espace, il embrasse l'aube d'été, se confond à elle et s'oublie infiniment. D'où la chute et le sommeil après l'amour.
    Et là, comment ne pas évoquer un autre des grands poèmes de la tradition occidentale : la « Nuit obscure » de Jean de la Croix. Ailleurs, j'ai déjà rapproché les deux poètes –– le voyou et le saint[1] –– et une fois encore, ici, ils se rejoignent. De la nuit à l' « aube levée », du cheminement dans l'obscur et la solitude à la rencontre avec l'Ami, de l'union amoureuse (« l'aimée en l'ami même transformée ») à l'abandon « entre les fleurs des lis parmi l'oubli », de l'attente à l'exaltation puis de l'exaltation à la perte de soi, du bas vers le haut puis du haut vers le bas, tout dans les « chansons » du grand mystique espagnol[2] préfigure le poème d'Arthur Rimbaud. Où tout le spectre de l'expérience amoureuse est aussi parcouru  –– attente préliminaire, exaltation croissante, jubilation, extase et abandon –– avant le retour au temps des montres et de la vie des hommes : « Au réveil il était midi ». Ce réveil, comme on l'a dit un peu trop facilement, n'est pas celui d'un rêve. Rimbaud n'a pas rêvé (ni moi non plus), comme dans les mauvais contes fustigés par Breton. Non, ce n'était pas un rêve : c'était la vie, intensément vécue dans et par le poème. Si intensément qu'après tant d'années, les larmes m'en viennent encore aux yeux, d'autant qu'aujourd'hui, au moment d'achever ces lignes, il est exactement midi.
    (2003).



    [1] « Le voyou et le saint », Coup de soleil (Michel Dunand, 12, avenue du Trésum, 74000 Annecy) n°58, juin 2003, p. 26 à 33.

     
    [2] Pour une lecture de la « Nuit obscure », je renvoie à ma traduction des poèmes de Jean de la Croix dans : Nuit obscure Cantique spirituel, Poésie/Gallimard, 1997, p.50-53.

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