• Ce qui ne dit rien

    Ce qui ne dit rien

                Que fait, dans un monde de la circulation généralisée des signes, ce discours en apparence toujours plus obsolète, qu'on continue d'appeler “poésie” et qui persiste, marginalement, à ne rien dire? Cette parole des catacombes, à la fois vaguement ridicule et irritante parce qu'objet d'enjeux mal perçus? Premier des genres littéraires dans un passé relativement proche, la poésie s'est vue supplanter par le roman, au moment même où, à la fin du XIXè siècle, celui-ci entrait en crise. Quant à la philosophie, qui l'avait exilée (Platon) puis phagocitée (Hegel) avant de l'idolâtrer (Heiddeger), elle n'a jamais rien fait d'autre que de la tenir à distance y voyant sans doute sans se l'avouer son refoulé  — son autre. Lequel n'oppose plus théorie et pratique, concept et affect, mais les confond dans le même mouvement. Sentir du penser et penser du sentir, la poésie est, comme la philosophie ou la science, mais d'une autre manière, un mode d'accès au réel.
                Au réel? Hors de tous les prudents guillemets dont tout un chacun s'entoure dès qu'il se voit contraint d'avancer le mot, que peut-on bien y mettre? Ce qu'on voudrait indiquer là, hors du découpage, de l'actualisation des phénomènes perceptibles qu'on nomme “réalité”, c'est la plénitude immanente et latente de ce qui est. Or, entre latence et manifestation, flotte une imperceptible lisière qui est le lieu même du poème. Une zone franche, où les scènes partielles et limitées de la réalité s'effacent, pour s'ouvrir à l'énergie vacante, sans formes ni bornes, du réel.
                Alors, le langage ne dit plus, ne désigne  plus, ne découpe plus. Il ne communique plus (comme on dit) il touche (au double sens physique et affectif du terme). Il devient l'espace de manifestation d'un corps et d'un monde, indissolublement. Lesquels s'inscrivent  dans le texte qui se fait de leur passage même. Parole étrange qui est aussi pour le lecteur un “bougé” du voir, du sentir, du penser et qui, au lieu de lui offrir un monde semble le lui retirer, ne lui laissant qu'un trouble où habitudes perceptives et mentales vacillent. Toute démarche poétique — et la modernité n'a cessé de le montrer — est d'abord critique.
                A en rester là, pourtant, on reste tributaire d'un point de vue étroitement négatif —Dada  en est l'exemple paradigmatique — ne débouchant, au pire, que sur un galimatias illisible, au mieux que sur de petites mécaniques textuelles auto-suffisantes qui ne s'engendrent que de leur propre inanité. Car, ce premier moment “catastrophique”, au sens hölderlinien — d'autres (Novalis, Mandelstam) ont parlé d'une coupure (ou césure ou vide) au cœur même du langage — par lequel le texte semble se refermer sur lui-même, n'est que l'envers de cet accès de singularité qui le constitue. Toute auto-référentialité suppose une intra-référentialité. Brouillée, râturée ou exténuée la réalité s'efface dans un langage qui, la détruisant, ne cesse, à chaque fois, paradoxalement, de la recommencer. Non plus comme système de référence extérieur, décor connu et balisé mais, hors de tout cadre, de tout savoir, comme ce mouvement où, un instant, semble s'actualiser l'infinie latence du réel dans l'inconnu d'une voix qui s'est mise à parler...


  • Commentaires

    1
    fabre G sylvie
    Jeudi 18 Janvier 2007 à 18:41
    echo
    cher Jacques, votre texte que je découvre sur le site recoupe la réflexion que je vien d'avoir sur le rôle de la poésie, son rapport au réel et à  la pensée et le début en particulier est un écho au texte que je viens d'écrire autour de R Char pour La Passe du vent... Je ne peux que m'en réjouir et vous saluer amicalement Sylvie Fabre G.
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