• Automoribundia


     Ramon Gómez de la Serna
     (Espagne, 1888-1963)
    Automoribundia  (1948)    
               



    CHAPITRE I

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                Je suis né, ou on m'a fait naître -- je ne sais comment dire cela en toute justice -- le 3 juillet 1888, à sept heures vingt minutes dans la soirée, à Madrid, rue de las Rejas, numéro cinq, deuxième étage.
               
    Pourquoi cacher la date de ma naissance? Dans d'autres essais d'autobiographie j'ai menti, mais aujourd'hui, au moment d'écrire mon autobiographie définitive, je ne veux pas commencer par mentir, car je ne veux pas qu'on mette en doute un jour tout ce que j'ai dit. Je démens, donc, être né en 1891, tous les horoscopes qui m'ont été faits étant finalement faux. Et je le regrette étant donné l'optimisme de ceux du 3 juillet de cette année-là!
               
    Mais pourquoi cacher la vérité à des morts qui sont vivants?-- les morts sont des morts enfin morts --. Autrefois je croyais qu'on pouvait vivre toujours, mais dans cent ans tous chauves et, par-dessus le marché, sans cuir chevelu.
                
    Désormais pris aux mailles du monde la première chose que je sentis, ce fut la main de ma mère qui me cherchait dans la scarole de ses fins draps de jeune mariée-- j'étais son premier né--, comme si j'avais pu m'en échapper.
                 
    C'était un appartement obscur dans une rue obscure, et comme j'étais l'enfant de leur lune de miel et cette maison la maison choisie avec soin pour le retour de noces -- il n'y avait pas eu de voyage -- j'ai pensé que mes parents devaient beaucoup s'aimer et se sentir très heureux puisqu'une chambre aussi ténébreuse ne les avait pas gênés. (Je ne sais pourquoi il me semble que je fus sur le point de naître fils d'un garde forestier de la Casa de Campo, qu'il y eut substitution à cette heure aux douces ombres de l'été madrilène et que lui -- le fils du garde forestier -- aurait pu être cette âme qui est la mienne dans la maison de mon père.)
                  
    Madrid, ce jour de juillet où je suis né, se dore à chaque fois et s'enflamme comme pour fêter l'inauguration d'une journée déjà plongée dans la ferveur de l'été. En souvenir du premier 3 juillet que j'ai connu, je vais écrire les mots pleins d'audace et de précision de mon subconcient.
                   
    “... A ce moment-là l'horloge de la salle-à-manger venait de sonner la demie. Tout le fond de la maison était vide comme quand on accueille le monsieur qui rentre de voyage ou comme à l'heure de la mort qui pénètre dans l'alcôve tout au bout de la maison. Mon étouffement avait fini par être si insupportable que je fis un suprême effort et me glissai dans le monde. Quelle tiède atmosphère!
                    
    La première chose que je fis fut de faire pipi sur le globe terrestre (Le monde, je l'ai compris ensuite, méritait ce premier acte de rébellion.) Tout en faisant pipi je m'étirai avec la gracieuse désinvolture du canard qui sort de la boite du prestidigitateur où il était tout aussi invraisemblable qu'il se trouvât. La lumière me blessait  les yeux à tel point que je ne voulus pas les ouvrir. La lumière me cuisait sur tout le corps et allait jusqu'à éblouir mes paupières translucides. Un bruit nombreux, débordant et trop vif, m'excitait et m'assourdissait, un bruit comme celui des charrettes de bidons de pétrole qui passent à la pointe des rues étroites.
                   
    On me lava et  la douche m'arriva comme un cataclysme. Néanmoins, quoiqu'épuisé, je me sentis mieux en allongeant le cou, les bras et les jambes pour me dégourdir d'avoir été recroquevillé si longtemps. Le recroquevillement collait si terriblement, si inflexiblement à la peau que j'avais beau me tortiller dans le désir désespéré de m'étirer, je n'en finissais pas de me déplier. Car il faut voir ce que c'est que neuf mois et quelques jours de ratatinement! Et puis un voyage de huit heures, qui vous recourbe, qui vous gondole atrocement et vous finissez comme si on vous avait tordu la taille et les jambes dans des anneaux de fer! C'est ce moment où l'on est enfermé dans une armoire ou une malle, pendant que son mari à elle récupère les clés qu'il avait perdues et nous en sortons sans savoir si nous pourrons complètement nous déplier!... Donc, un voyage de neuf mois dans une caisse étroite et en diligence depuis Paris, comment ne pas être chiffonné!
                     
    Autour de moi je perçus des choses diverses: la joie que je sois un garçon, que je sois vivant et que j'aie forme humaine; l'espace qui gravitait au-dessus de moi, vaste et agréable. J'étais tout entier comme un regard sensible recueillant des choses imprécises mais réellement proches de moi; des ombre longues et diffuses, des ombres vagues comme celles qui, au plafond de la chambre donnant sur la rue, se reproduisent, bougent, se croisent, s'estompent et se succèdent doucement. Écrasé sous le poids de l'heure de la sieste, je m'endormis. Je m'endormis comme dans ces lits larges et mœlleux des villages, qui nous attendent au bout des voyages, et où, après nous être lavés pour nous débarrasser de toute la poussière accumulée, on dort d'un sommeil réparateur comme nul autre, un sommeil enfoui dans quelque chose comme le premier sommeil.
                    
    Quelques jours plus tard je fus baptisé, et comme la date du baptême est liée à celle de la naissance, je rends compte de l'impression qu'il me produisit:
                     
    “Au-dessus de moi riaient les invités. Les baisers me faisaient trop mal, comme s'ils m'avaient laissé des bleus. L'amitié et la parenté de tous étaient plus claires. C'était une heure radieuse et biblique comme celles où en terre antique on amenait l'enfant dans la maison du seigneur pour le lui offrir avec le présent de deux tourterelles.
                     
    “C'était aussi un jour de beau soleil madrilène sur l'église blanche de chaux, la svelte et citadine église de San Martín avec son cadran solaire au coin de la rue et ses quelques arbres reclus au fond de sa cour, arbres dont les feuillages émergent sur un côté de sa façade, y posant une note douce et terrestre. Du vivant soleil je passai à l'ombre morte de l'intérieur, où m'écœurèrent les denses odeurs du temple, parmi lesquelles je savourais la seule odeur de fleurs naturelles du bouquet posé entre les pieds croisés du Christ, comme un baume à ses incurables blessures. Puis je passai au recueillement frémissant de la chambre des fonts baptismaux, où je m'enrhumais dans sa profonde, dans son odorante humidité de puits sacré.
                       
    “Là tout fut consommé. Quand on m'approcha des fonts baptismaux, cette vision froide et dangereuse me fit pleurer. Comme je n'avais pas été convenablement préparé pour la chose, je crus qu'on allait m'égorger ou me noyer; je résistai autant que je pus et c'est alors que se mirent à pleuvoir sur moi des conseils qui semblaient m'encourager au sacrifice; avec, glissé au milieu un traître pincement pour me faire taire. On me donna du sel qui était vraiment salé (pourquoi, puisqu'on dirait la même chose, ne donne-t-on pas du sucre en poudre?); puis on m'immergea par surprise, ce qui me fit ouvrir la bouche comme un poisson qui s'asphyxie et on me toucha la nuque avec quelque chose de froid. Au milieu de toutes ces cérémonies j'entendis qu'on m'appelait Ramón, Javier, José et Eulogio; les trois premiers prénoms me parurent bien, me le dernier m'indigna; j'aurais bien dit qu'on me l'enlève, mais je ne savais pas parler. Pourquoi Eulogio? Pourquoi?
                      
    Il y eut pour tout le même acharnement. Ensuite on me couvrit jusqu'au visage et c'est ainsi que je sortis de l'église, sans que puissent faire ma connaissance ceux qui espéraient me voir à la sortie. Je n'étais qu'un simulacre, une imitation d'enfant sous une robe blanche et un mouchoir brodé, quelque chose comme le pantin justifiant la fête du baptême.
                       
    “Et finalement tout le monde prit des liqueurs, des petits-fours et du chocolat à ma santé, sans que nul n'ait l'idée de rien donner au champion de la fête, pas même le petit drapeau -- cet inoubliable et fascinant petit drapeau -- qui surmontait le somptueux plateau de friandises, en argent massif comme toujours... Tout au plus, d'insupportables baisers tout poisseux de sucreries.”
                       
    Je suis content de m'appeler Ramón, je l'écris même en lettres majuscules; souvent je suis tenté d'oublier sur un banc de la rue mes autres prénoms et de rester pour toujours désormais avec ce Ramón tout simple, bonasse, fier de sa simplicité.
                       
    Je suis né pour m'appeler Ramón et je pourrais même dire que j'ai le visage rond et joufflu de Ramón, digne de ce grand O sur lequel repose le prénom, exalté par son accent que seule m'escamote l'imprimerie, les majuscules n'étant habituellement pas accentuées.
                       
    Les gens mal intentionnés tentent de calomnier le prénom de Ramón et disent parfois que leur veilleur de nuit s'appelle Ramón. Bien sûr qu'il peut y avoir un veilleur de nuit qui s'appelle Ramón, comme il y en de tous les prénoms, même celui de Rubén; mais ce veilleur de nuit qui s'appellera Ramón sera le plus brave, le moins saoul de cette armée de lansquenets que forment les veilleurs de nuit.
                       
    Ramón résonne avec affabilité dans les rues, les maisons et les promenades. C'est pourquoi, plus que de cette médisance, il est digne de cette délicieuse évocation que chantent sempiternellement les fillettes:

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>                                             O Ramón de mon âme!,
                                                   de mon âme Ramón!:
                                                  
    Si tu t'étais marié
                                                  
    quand nous te le disions,
                                                  
    tu serais maintenant
                                                   
    assis à ton balcon!”<o:p> </o:p>


                Après les hauts et les bas de ces vers inégaux mais affectueux, il y a une brusque torsion du chant qui devient complètement incongru et qui me crispe. C'est comme un ajout, comme la restauration d'une poésie incomplète, une poésie dont, indubitablement, la fin s'est perdue.
                
    Je me mets à rougir un peu quand j'entends les fillettes chanter cette chanson, derrière laquelle on voit leur cœur, et, curieux phénomène, même toutes vieilles, c'est de cette chanson qu'elles se rappellent, avec cette intonation ancienne et passionnée de “Ramón de mon âme!...”
                 
    Il me semble, quand j'entends chanter ce conseil indiscret, que les fillettes savent que je m'appelle Ramón et qu'elles me le chantent pour me faire rougir et pour que je fasse un faux-pas, en trébuchant sur la corde tendue de leur chanson.
                 --
    Vous ne m'aimez pas, je le sais bien -- pourrais-je leur dire ingénument --; mais je vous remercie de ce “Ramón de mon âme” qui résonne si bien dans la soirée paisible et recueille comme une allusion ce qui en moi ne se rend compte de rien, ce qui n'entend qu'un retentissant “Ramón de mon âme” à l'architecture d'arche fleurie:

    <o:p> </o:p>                                                “Si tu t'étais marié
                                         
    quand...
                                                     
    nous...
                                                               
    te...
                                                                      
    le...
                                                                           
    disions...”

              --
    Non, mes petites; vous vous trompez — pourrions-nous leur dire --. Si je m'étais marié quand vous me l'avez dit, je n'aurais jamais été “assis à mon balcon”, mais en train de m'échiner aux plus tristes besognes, et tout le monde se croirait le droit d'entrer dans mon foyer bourgeois... Non... C'est un mauvais conseil que vous me donniez de si bonne heure au bénéfice d'une amie à vous simple, benête, savoureuse comme une pomme et c'est pourquoi je ne vous ai pas écouté pendant longtemps.
                
    Mon prénom me plaît, non seulement pour avoir été à ce point bercé dans les jardins par cet Hymne Nominal de l'enfance qu'est ce “Ramón de mon âme”, mais parce que le prénom de Ramón a de la rondeur, des joues pleines et que lorsqu'on en baptise un enfant, on lui prépare un destin pacifique d'employé des postes ou d'homme de lettres.
                
    Un général Ramón serait trop bienveillant -- donc pas un bon général --, et un banquier Ramón ne serait pas un bon banquier parce qu'il serait un banquier trop généreux.
                
    En Espagne, on ne sait pourquoi, il est très associé aux lettres, depuis Ramón Lull jusqu'à Ramón del Valle Inclán, en passant par Ramón de la Cruz, Ramón Mesonero Romanos, Ramón Menéndez Pidal, Ramón Pérez de Ayala et par ces Ramón à second prénom que sont Santiago Ramón y Cajal et Juan Ramón Jiménez.

    Publié avec d'autres extraits dans la NRF, janvier 2000, n°552


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