• Chutes IV, éditions Alidades (http://alidades.librairie.assoc.pagespro-orange.fr/ancet.html)

    Réponse à un questionnaire:  (extrait)

    Que représente pour vous la langue française?

    Notre langue (comme toutes les langues) est un monde. Comme le monde physique, qu’elle redouble et recouvre de son réseau vivant, nous y naissons et nous y mourons : elle nous préexiste, elle nous survit. Nous n’en sommes qu’un instant. Mais, sans nous, elle n’existerait pas. Puisqu’elle est la totalité intotalisable, passée, présente et à venir de tous ceux qui l’ont parlée, la parlent et la parleront. En ce sens, si elle est pour nous « maternelle », nous lui prêtons corps et voix aussi longtemps que nous vivons. Notre rapport est à ce point intime qu’elle est, à la fois, notre dedans et notre dehors, ce que dit bien le double sens –– organe de phonation et idiome –– du mot « langue ». Infinie virtualité, nous en sommes l’actualisation momentanée : la survie –– la mémoire –– et la vie –– l’incessante transformation à travers nos discours, nos écrits, nos œuvres.
        Langue « maternelle », avec tout ce que ce mot suppose de proximité, de consubstantialité, le français est donc dans ma bouche, dans ma tête, dans mes rêves. Il m’habite et je l’habite, et tout ce que j’appelle « réalité » passe par lui : mes perceptions, qui sont toujours déjà nomination, mes pensées, mes valeurs, mes souvenirs, mon imaginaire.
        Or, de même qu’il est impossible de percevoir son propre corps, sauf à voir son reflet dans un miroir, il est impossible de percevoir sa propre langue, sauf à la voir, par contraste, au miroir d’une autre langue. L’espagnol a été, pour moi, ce miroir. Ce pas de côté qui a permis la distance et l’appréhension. Grâce à lui, j’ai pu éprouver l’étrangeté de ma propre langue. Comparée au timbre sonore et abrupt, aux couleurs contrastées du castillan, se révélait à moi la tonalité lisse, quelque peu éteinte du français. Il était cette ligne de crêtes tranquille, rassurante, ni trop haute ni trop basse, à égale distance des cimes et des abîmes. Ou le peu d’éclats de ce cours paisible et uniforme à travers un paysage vallonné. Une douceur, en somme. Comme dans ce terme de « lumière » si ouvert, si poudroyant comparé au fil tranchant du « luz » castillan. Tout cela très banal et, en même temps, très subjectif.
        Mais je crois que, plus encore que la langue étrangère, c’est la fréquentation de ces « autres langues » que sont les œuvres des auteurs de ma propre langue qui m’en a permis l’écoute et la reconnaissance. Car, paradoxalement, c’est là qu’est la distance la plus profonde. Dans ces voix singulières qui ne se contentent pas de parler le français mais de le faire en le transformant, en le bousculant, en le rendant méconnaissable, parfois. Comme (je cite des découvertes de jeunesse) Rimbaud, ou Mallarmé, qu’on traitait de « métèques » au début du XXè siècle, comme Reverdy, Bernanos, Follain ou Giono. À chaque fois c’était se perdre et se trouver. Autre toujours. Le sentiment d’accéder à cette profondeur obscure « où les mots sont des actions » (Faulkner). Peu importait l’histoire (s’il y en avait une). À chaque fois je pénétrais dans un territoire ou l’étrange habitait le familier. Etait-ce cela ma langue ? Qu’était devenu ce bien dire, ce bien écrire à quoi on voulait la réduire ? Son éclat, soudain, ou sa violence, son épaisseur ou sa transparence, ne la rendaient-ils pas –– et cette certitude irrigue tout mon travail de traduction –– capable de tout ?
    On n’est pas écrivain si l’on n’a pas, avec sa propre langue, ce rapport d’amour/haine sans lequel il n’est pas de véritable passion. Être poète, dit Francis Ponge, c’est aussi « Parler contre les paroles. Contre tous ces grossiers camions et monuments qui constituent bien plus que le décor de notre vie ». Eux qui nous habitent de toute leur grisaille et leur fracas. Puisque ma langue maternelle est, en même temps, l’espace d’un asservissement où le même, le banal, règnent sans partage, où les crapauds des idées reçues me sortent de la bouche dès que je parle. Une usure, une entropie où chaque jour je me défais et à laquelle, comme quelques autres, j’essaie en écrivant de résister : « Je dois lutter contre toute ma vie, disait Emmanuel Mounier, car inépuisablement j’engendre le banal. »
        Alors oui, écouter ces voix discordantes c’est, paradoxalement, retrouver ma propre langue. Pas cette bouillie conditionnée, prédigérée qui est notre brouet quotidien, mais cette force ouverte à son propre inconnu. Non plus seulement « maternelle » parce qu’elle est fille de ses fil(le)s, toujours neuve dans la vivacité, l’intensité de ces voix qui la font, la langue française, c’est Rutebeuf et Verlaine, Rabelais et Céline, Villon et Artaud, Racine et Baudelaire, Scève et Jouve, Descartes et Diderot, Molière et Jarry, Pascal et Flaubert, Rousseau et Sartre, Voltaire et Foucault, Balzac et Proust, Stendhal et Sarraute, Hugo et Aragon, Bergson et Deleuze, Tzara et Beckett, Césaire et Glissant etc., etc. C’est à chaque fois une adhésion et un refus, une remontée à contre-courant de la tradition, ce sursaut par lequel, un instant, le fleuve réussit à se déchiffrer dans ses propres reflets… Un passé et un futur dans l’ici et le maintenant d’un souffle où passe un infini de souffles et qui, à chaque fois, fait le présent  –– nous offre de la présence.


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  • La rencontre


    Même dans une casserole, on peut trouver Dieu.
    Thérèse d’Avila

        La richesse du travail d’Antoni Tàpies est dans son apparente pauvreté: pauvreté de couleurs, de formes, de matières. Paradoxe qui relève d’un double et indissoluble mouvement de destruction et de création.
        On perçoit d’abord, très nettement, dans cette œuvre qui couvre maintenant plus de cinquante ans, le  désir commun à toute une génération d’artistes du milieu du siècle de faire table rase c’est-à-dire de détruire cette image toute faite que nous avons dans les yeux quand nous croyons voir le monde et que nous nommons “réalité”. Image si tôt confondue à notre vision que nous la prenons pour le monde lui-même. Alors qu’elle n’en est qu’une représentation. C’est donc contre cette description apprise — ce mot d’ordre perceptif — que commence par se construire, comme tout art véritable, l’art de Tàpies. Afin, dit-il, de “changer la vision que les gens ont du monde”. D’où la valeur emblématique des râtures, griffonnages, gommages, et autres barbouillages, griffures et grattages. Alors, l’image vacille, sombre, disparaît. Elle cède l’initiative à la surface peinte…
        On sait depuis Manet, au moins, que la peinture n’est que peinture et rien de plus. Rien de moins, non plus. Un univers plastique qui s’édifie sur les ruines de l’autre —  motif, modèle, référent, réalité comme on voudra — et qui, depuis la fin du XIXè sècle a conscience d’avoir peu à peu conquis sa propre cohérence, comme la poésie à peu près à la même époque. C’est pourquoi Francis Ponge pourra écrire que dans tout art, il y a “quelque chose à obtenir et non quelque chose à exprimer.” Cette visée, c’est l’œuvre, bien sûr — tableau, poème, sonate, sculpture etc.. Mais à en rester là — le tableau pour le tableau, le texte pour le texte —, le résultat serait bien pauvre. Beaucoup d’épigones, d’ailleurs, s’en sont contentés, pensant y trouver le nec plus ultra de la modernité. Or, l’art de Tàpies est aux antipodes d’un pareil formalisme — de cette abstraction (mot absurde mais consacré) à laquelle on a souvent voulu le réduire sans le comprendre. Il est, au contraire, profondément concret, puisqu’il entretient avec le monde une relation directe, c’est-à-dire non médiatisée par la représentation ou l’image. Ces surfaces maculées, rayées ou, au contraire vacantes; ces gris, ces ocres, ces bruns, ces couleurs sales; ces croix, flèches, lettres ou vagues figures: n’est-ce pas ce qu’à chaque pas nous découvrons autour de nous sur les murs de nos villes, nos trottoirs, nos portes, dans cette décharge de gestes, d’objets, de matières insignifiants qui sont notre quotidien et que cette peinture nous conduit à voir comme pour la première fois.
        Car, du même mouvement qu’il oblitère, rature ou gomme la réalité, Tàpies nous offre les balbutiements, les prémices d’un monde à l’état naissant: griffonnages d’enfant, alphabets indéchiffrables, rayures, taches, empreintes de pieds, de mains comme aux origines de la création et, soudain, surgissant de ce chaos vivant, une lettre, une autre, obsessionnellement répétées. La croix du T, d’abord, la lettre de l’unité faite de la rencontre et de l’unification de deux forces contraires. Le A, ensuite, celle du commencement. Valeurs qui, outre leur référence insistante à l’Ars combinatoria  de Ramón Lull, savant, sage et mystique catalan du XIIè siècle admiré depuis la jeunesse, viennent s’ajouter à leur statut d’initiales du nom du peintre (Antoni Tàpies), lesquelles réclament nécessairement un support à leur inscription, ce mur que l’artiste trouvera également dans son patronyme, Tàpies  signifiant “mur” en catalan. Rare, pour ne pas dire seul cas d’un usage aussi plastique et créateur de son propre nom par un peintre. Un monde est là, en germe, dans cette signature dont Tàpies a toujours défendu le principe, parce qu’elle est non pas le signe d’on ne sait quelle vanité egolâtre, mais un principe d’unité dans une production multiple et apparemment éclatée.
       
        On a beaucoup commenté le goût de Tàpies pour les matières pauvres, élémentaires où viennent s’incarner et se confondre, dans une unité qui les englobe, celles de la naissance et de la vie (terre,boue, paille, bois…) et celles de la dégradation et de la mort (poussière, détritus, coulures, excréments…). Mais, ces matières ne sont pas statiques, déposées là, telles quelles, dans le hasard de leur rencontre. Elles sont mises en mouvement par un geste et transfigurées par un regard. Si le geste est la présence directe du corps dans les traces qu’il laisse dans la matière — une signature organique, en quelque sorte —, le regard en est la présence différée. Par le travail spéculaire-spéculatif qu’il suppose — un travail de pensée —, il élabore tout un vocabulaire figuratif (pied, bouche, main œil, crâne, corps) qui ne représente rien mais fait signe, nous interrogeant inlassablement sur nous-mêmes, sur ces objets qui nous entourent (chaise, lit, porte, chaussette…) ou sur les éléments du monde (sable, feuille, herbe, paille…) tous mêlées inextricablement dans une vaste unité.
        Oui, au fond, ce que vise l’œuvre de Tàpies, c’est toujours une rencontre. Et pas seulement celle de son corps et de la matière mais, à travers elle, celle du spectateur  De ce spectateur devenu soudain acteur — “Observateur-participant” — et de l’énigme du monde. Cet inconnu à l’état naissant qui n’est pas différent de la réalité mais qui la fonde et la déborde en même temps: le réel.
        En ce sens on pourrait dire que Tàpies n’est pas réaliste mais réeliste. Il nous fait entrevoir ce fond sans fond qui n’est, à proprement parler, rien et qui est au fondement de tout. D’où sa proximité avec les mystiques qu’elles soient occidentales ou orientales. Car, ce que son œuvre entière cherche à nous offrir, c’est, finalement, un espace de méditation. Un fragile support pour un pas qui vacille et s’égare un instant dans le sans chemin.
                                             


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  • Bernard Vargaftig vient de nous quitter. Reste sa voix si intensément proche. Ci-dessous, comme un portrait évasif, quelques notes écrites sur ses livres au fil des années.

     

    L’aveuglement



    I

        Avec une rigueur et une intensité jamais démenties, la poésie de Bernard Vargaftig ne cesse, livre après livre, de poursuivre ce point d’incandescence où dire devient être, où l’écriture, tendue entre la précision implacable de l’organisation poèmatique et l’abrupte précipitation de son rythme, laisse entrevoir comme par miroitement ou éclaboussement ce qui n’a ni image ni nom et dont, comme le dit Ernst Mach, “le complément en miroir n’existe pas”: le réel. Le réel. Pas la réalité  qui en est, précisément le double : cette “ressemblance”, ce connu, ce nommable auxquels, à travers tout son travail, Bernard Vargaftig s’efforce avec obstination d’échapper. Effort de dé-saisissement de dé-gagement, mouvement vers cette nudité  (pas de référence, pas d’images, pas de mots) dont le titre d’un de ses livres, Distance nue, renvoie explicitement.

        Ce qui, d’abord fait le plein sans failles de la réalité, son espace encombré d’objets, d’êtres, d’identités reconnaissables et stables, c’est le langage. Lequel est la trame de notre perception même. Chercher le réel, sa nudité, sa vacance instantanée, ce sera pousser le langage littéralement à bout. Le mener à ses propres limites où, dans les deux sens, il s’exténue, par une pratique systématique de la vitesse, du heurt, de la rupture: “Nomme toujours plus vite / Tes yeux nus / Comme où la faille se pose”. Alors, rompue la routine figée du sens, pourra surgir le vif, “Ce qui n’a / Brusquement / Aucune image / Dans la nudité”: le réel. Démarche qui, malgré tout ce qui les sépare, rappelle celle du koan  zen où la rapidité  de la réponse est la condition même du passage de la réalité au réel: “Dites-le vite” crie le maître au disciple afin que d’un mot, d’une brève formule ou d’un geste, jaillis d’une autre dimension que celle de la conscience, quelque chose puisse avoir lieu: satori  ou “éveil”; accès foudroyant au sans nom.
        Mais il y a plus: en exténuant son langage, le poète s’exténue lui-même. Comme au plus fort d’une course éperdue où l’asphyxie l’arracherait presque à lui-même, il continue à être,  mais il n’est plus lui-même. Il est personne : “L’été s’ouvre / En moi et la vitesse // Ne devient personne” Plus d’individualité, donc plus de reconnaissance, de vision, de mémoire. Une singularité, mais anonyme — “une vie”, comme dit Deleuze. Ou une enfance, un amour.
        Car enfance et amour, dans cette poésie, ne font qu’un (“Te voir te voir c’est / Tout à coup l’enfance”). Comme ils ne font qu’un avec le réel. Puisqu’ils sont être, sans images ni mots: “Et les mouettes / D’être si vite faille / Avec l’enfance / Le réel sans jamais / Devenir image”. Or être ne se dit qu’au présent : “Ce présent / En moi l’explosion”, que ne cesse de refaire le poème dans cette “distance nue” (cet espace vide) qu’il instaure. C’est là, sans doute, que réside la plus grande force de la poésie de Bernard Vargaftig. Dans sa manière inimitable, par brisures, énumération, éparpillement parataxique ou syncope, de nous restituer, contre le langage mais avec lui, la vivacité d’un contact  — d’un “frôlement, d’une “ éraflure”. Celui de cette singularité anonyme  que chacun, quelle que soit son histoire, retrouve en lui, intacte et première toujours. Naissance conjointe d’un langage et d’un monde, l’un par l’autre, dans l’inconnu qui les rassemble: “Ce qui n’est pas dit / Commence / Sur la dune / Qui es-tu qui es-tu”. Alors, pour un instant à la fois limité et sans mesure, quelque chose se produit. Clignotement, passage. Et c’est la transparence:
                       
                        Oiseau très vite
                        C‘est l’éblouissement
                        Un merisier
                        Une trace et le ciel
                        Touche l’abandon

    II




        Cette poésie repose sur un paradoxe qui est le paradoxe fondateur de toute poésie: comment avec du langage, dire ce qui est hors langage et ne cesse pourtant de le réclamer? Comment parler ce qui est sans parole; faire advenir ce qui ne se donne que comme éclat (au double sens du terme) et qui est dans la réalité   (le connu, le nommable), le surgissement aveuglant du réel  (l’inconnu, le sans nom) — de cette vivacité, cette “nudité”, qui est le signe d’un éveil ou d’une naissance. “Toute l’expérience poétique tend à restituer au corps l’actualité de sa naissance”, écrit Joë Bousquet. Il me semble qu’il n’est pas de meilleure définition de la démarche de Bernard Vargaftig dans ce qu’elle a de plus intense. Oui, l’actualité de la naissance. Mais comment la retrouver quand tout nous en sépare. A commencer par notre propre mémoire et le langage qui la porte. C’est pourquoi il y faut ce coup de force qu’est au fond toute écriture poétique: cette déchirure dans le tissu des certitudes aussi bien mentales que langagières:
               
                Quelle clarté
                Quel trou à l’intérieur de ce qui était langage

    Stupeur, effroi, vitesse, vacillement, cri, soulèvement — mot qui donne son titre au livre —, dévalements, dévastations ... Autant de mots-images (où il faudrait étudier la valeur forte de la consonne thématique v ) qui, dans le tissu d’échos qu’ils trament dans ce recueil, comme dans bien d’autres, font (en même temps qu’ils en rendent compte) cet avénement du vif  sous le sens. Nous rendant physiquement, par syncopes, ruptures syntaxiques ou sémantiques à cet état pré-linguistique où un corps et le monde se confondent encore avant de se séparer:

                    C’était l’aube sans le langage

        Je dis “un corps” et non pas tel ou tel corps, celui de Bernard Vargaftig, en l’occurrence. Car il y a ici, loin des transcendances toujours plus en vogue, une plongée  (“Ce désert quand le langage plonge”) dans une immanence absolue qui nous rend à une universalité sans visage: à cet anonymat  singulier  qui est celui d’un  corps, d’une  enfance, dans la totalité du passé retrouvé. Pas le passé individuel, mais tout  le passé qui n’a jamais cessé d’être  sans être pourtant présent:

                Qu’il fait clair et la lenteur de l’effleurement
                Ne se souvient ni n’oublie jamais

    Ou si parfois on y accède, c’est par éclats ou précipices, éblouissements ou effleurements, par ces instants sans image  (“la profondeur n’a pas d’image”) qui, avec la poésie, ne surviennent que dans l’amour. Puisque expérience poétique, expérience érotique et expérience d’origine sont ici inséparables:

                Cette chute je t’aime je
                T’aime la revoici la nudité d’être

        C’est cette dimension proprement ontologique qui touche très profondément dans la poésie de Bernard Vargaftig. Une des rares poésies de ce temps de régressions et de compromis à ne jamais céder sur l’essentiel: l’affrontement têtu, souvent effrayant avec ce qui n’a pas de nom:

                Un dénuement encore
                Jusqu’au refus de renoncer

               


    III


        Qu’est-ce qui fait qu’un livre éveille l’enfance en vous? Est-ce parce qu’il touche ce point où, dit Bernard Vargaftig, “les paroles sont des gestes”? Où vous n’êtes plus ce que vous savez, ce que vous dites mais, “éraflure”, “craquement”, “soulèvement” ou quel que soit le nom que vous lui donnez, ce saisissement, cette motion d’un corps rendu à l’intensité des sensations premières.
        On l’a vu dans les pages précédentes, tous les livres de Bernard Vargaftig sont des livres d’enfance. Autrement dit, des livres qui plongent dans ces sensations premières et obsessionnellement vous y ramènent par une écriture dont la rigueur, à travers les règles qu’elle s’impose, donne sur cet instant toujours renaissant, toujours fuyant où vous voyez sans voir, touchez sans toucher quelque chose qui est là, en vous, que vous ne cessez de poursuivre sans jamais l’atteindre.
        Tel est, par exemple, l’espace de Craquement d’ombre. Dès le premiers vers, on est à nouveau saisi par ce croisement de maîtrise et d’abandon qui ouvre à ce lieu sans lieu où une “Frayeur […] sans rémission / Crie derrière les mêmes syllabes // D’être éperdument l’enfance…” D’où, la fascination produite par ces poèmes qui font vibrer jusqu’à son point de rupture le fil qu’ils tressent et sur lequel, comme le funambule, la voix passe au moment même où elle casse:

                    …
                    Je tombe quel craquement ineffaçable
                    N’est jamais la première image
                    Et l’insoumission se reformait
                    Et l’azur dont la vitesse
                    En moi répète sous le saisissement
                    Un nom que la nudité cache

        Mais c’est moins sur ce livre que sur Un même silence, le volume paru conjointement chez la même année, qu’on aimerait s’arrêter. Ni autobiographie, ni poème et conjonction des deux dans une étonnante rencontre de précision événementielle et d’emportement lyrique, cette “prose” en huit fragments, représente un moment singulier dans le long trajet de Bernard Vargaftig. En effet — et pour la première fois, sans doute — le poète s’efforce d’explorer le terreau d’expériences vécues où plongent ces sensations originaires qui constituent la matière première des poèmes. Villes (Toul, Limoges…), villages (Villiers-sur-Loir, Busançais…) ou simples rues (rue Montmailler, rue Civa-Niva, rue du Murot…), personnages familiers ou insolites, situations quotidiennes ou dramatiques, émotions minuscules ou violentes se bousculent dans le mouvement de cette prose qui dit sans dire, raconte sans raconter, situe sans situer, parce que ce qu’il y a à saisir, c’est le bougé du souvenir entre reconstitution et vécu, ce comprendre sans comprendre qui est celui de l’enfance:
        “En 1946, nous courions dans les ruines. On y riait. On se cachait. On s’appelait d’un bloc de pierre à l’autre. Quand trop d’été explose dans une cour, quand je vais plus vite que les rues, que les arbres autour de la place de la République, plus vite qu’un rosier et rien n’échappe, pas même le silence, je suis à Toul […] Lorsque je n’ai pas peur, lorsque je pourrai courir et comme ouvrir les bras derrière les mots, je suis à Toul. Un drap sèche entre canal et prairie […] Aucun souvenir, soudain. Une traînée de lumière. Une traînée de poussière. Un virage.”
        D’entrée, à nouveau, tout est là de ce qui fait la singularité de la poésie de Bernard Vargaftig — précipitation, vitesse, abrupt des perceptions, éblouissement… —, mais dit cette fois, sans pour autant être raconté, dans l’espace et le temps de l’enfance. Car l’importance de ce mince volume (dont on imagine qu’il pourrait s’augmenter encore d’autres fragments) vient de ce qu’il donne quelques unes des clés d’un monde qui, avec les poèmes vous happe, vous emporte sans jamais rien situer. Un monde où règne, on le comprend ici, une peur omniprésente (celle d’une famille juive sous l’Occupation) et donc le silence imposé (“Ne dis rien, ne parle pas.”), les épisodes d’attente angoissée ou de fuite (“C’est par là qu’il faudra se sauver si les miliciens viennent. Tu cours vite”.), les faux noms (Ma mère s’appelait Mademoiselle Vautrin”.) et cette crainte d’être sa propre identité qui devait poursuivre l’enfant jusqu’à l’âge adulte (“On a rangé les cartes d’identité. Je n’en aurai pas jusqu’à vingt-neuf ans. J’avais trop peur.”) Mais aussi — et en même temps — un monde et ses jeux (courir, jouer à cache-cache, aux oiseaux…), ses rites (voir le monde à la renverse, compter…). Oui, compter, surtout. Etre enfant c’est compter. Non pas des pièces, des marchandises, non. Compter. Pour compter. Pour trouver dans l’instant toujours recommencé de chaque nombre une compagnie et un refuge face à la solitude et au vertige menaçant du dehors: “Il n’y a personne. Je compte les fenêtres, comme je compte les cailloux, les chiens, le silence, pas les hirondelles: elles vont trop vite, les arbres, les voitures, comme aveuglément je compte tout.”
        Or, cette rencontre des choses, du langage et des nombres, qu’est-elle sinon la poésie? Cette recette pour accommoder le divers dans la force de son éparpillement, “Pense à un chiffre. Multiplie-le par cinquante-six. Ajoute du sel. regarde ton talon. Divise par trois…” Oui, interroge le titre d’un des fragments, “Qu’est-ce que la poésie?”. Et c’est non seulement ce texte mais le livre tout entier qui répond dans un superbe exercice de poétique appliquée. Car, ce que nous montre Bernard Vargaftig, c’est que la poésie, comme l’amour, n’a ni image ni comme, parce qu’elle est rencontre avec le totalement singulier — ce que Clément Rosset appelle l’ “idiotie” du réel: “Je dis ton nom. Dire ton nom, c’est brusquement savoir que rien n’a d’image. Mais qu’en même temps, tout est toujours autre: la nuit, la mer, l’étendue de l’aube, l’énigme, l’acacia qui tremblait”. C’est pourquoi écrire, c’est écrire pour en finir avec l’image. Pour accéder au pur sentir qui n’est pas l’image mais son suspens. Alors c’est le saisissement: celui du sans-image-sans-nom qui est la vie même: Cette “lumière dans la lumière”, ce voir sans voir que Vargaftig appelle “l’aveuglement”: “Rien ne se confond, ni langage, ni image, ni nudité. La mer touche un instant, elle touche l’herbe, les couleurs, l’orage, l’écho en elle et l’écho s’ouvre en nous. La poussière, la falaise, un cri d’oiseau, tout l’aveuglement s’ouvre en nous.”
        Fusion du sentir, du penser et du vivre, la “prose” de Bernard Vargaftig est, sans doute, l’un des plus beaux exemples de cette “prose en action et non pas en récit”, de cette “prose pure […] dans sa tension de transfert” qu’en son temps, Boris Pasternak appelait “poésie”. Un même silence  est de ces textes qui font éprouver, conjointement aux poèmes et leur rigueur comptée, que la poésie, en effet, n’est pas un genre mais une force qui les traverse et les porte tous, sans exception, et les mène à ce degré d’incandescence où le langage, tout en étant plus que jamais lui-même, brûle à son propre feu et semble disparaître. Alors c’est une “image sans image”. Comme la mer.


    IV



        Il faudrait commencer par faire état d’une curieuse expérience, à la lecture de Comme respirer. Au fur et à mesure que j’avançais dans cette suite de poèmes, la réitération obsédante de certains substantifs terminées par la même voyelle nasale [ã] assorties soit du [m] soit du [s] (ment et ance/ence) venaient à tel point accaparer mon attention que je n’entendais et ne voyais plus qu’eux. Tout était là, alors, dans cette rime généralisée dans laquelle la dispersion lexicale et sémantique, passée au second plan, semblait trouver son unité. Si bien que je me suis vu, sans l’avoir prémédité, recenser pas moins de 80 substantifs du premier type, dont certains obsessionnellement répétés (« dénuement », « dénudement », « effleurement », « mouvement », « arrachement », « consentement », « commencement », « tremblement », « creusement », « déchirement », « aveuglement », « éraflement », frémissement », etc.) assortis d’une douzaine d’adverbes de la même finale (« éperdument », « mortellement », etc.) et d’une quarantaine du second type tout aussi obstinément répétés (« enfance », « silence », « attirance », « imminence », « violence », « insistance », etc.)… Autrement dit, un travail d’intense nasalisation traverse tout le livre, dont un seul poème, pris au hasard, peut donner un exemple frappant :
                   
    Ce dénudement incessant
    Soudaineté de l’odeur
    Dont le pressentiment prend la place
    Convergence et énigme tout dérapait
    Un récit le moindre silence
    Un effleurement bref dans l’inattention
    Que la mémoire faisait naître
    L’apaisement bougerait-il même
    Quand les phrases ralentissent
    L’intériorité vient en pente
    Le premier emportement et le contraire
    Vacillement à jamais vu
    Comme les glaciers poursuivent
    Où embrasser a la forme des rochers
    L’azur avec l’azur qui est
    Celui auquel l’enneigement cède

    Que dire par là, sinon que le texte prend, à travers cette nasalisation obsédante sans doute liée au mot « enfance », une épaisseur et une cohérence telle que toute référence n’en est qu’une sorte d’effet de diffraction et que l’abstraction –– au sens pictural de non figuration –– qui en résulte, a cet effet paradoxal de mettre le lecteur en contact non pas avec un concret connu, nommé, délimité donc représenté –– une réalité ––, mais avec le clignotement multiple, mouvant, illimité de ce que j’appellerais le réel : mouvement énigmatique (tout effet de réel vient de l’impression de ne pas comprendre), de quelque chose comme saisi à l’état naissant, dans la signifiance de cette suite aussi rigoureusement ordonnée que les livres précédents : 55 textes (5+5=10), dont 53 de 17 vers soit 901 vers (9+0+1=10) et, perturbant cette belle unité, un poème de 12 vers, le 9è, puis, 36 poèmes plus loin (3+6=9), un poème de 3, le 45è (4+5=9). L’impair (ici le 3 et ses multiples) joue donc, comme souvent chez Vargaftig, un rôle essentiel, aussi bien dans le savant déséquilibre de l’ensemble, que dans chaque poème  (17 vers), et dans le vers lui-même (majoritairement impair : 7-9-11).
    D’où, sans doute, ce sentiment de discordance, de constant malaise –– de manque. Un manque étroitement lié à cette abstraction dominante, dont le poète dit clairement dans le seul poème de 3 vers du livre, et comme pour bien enfoncer le clou, qu’elle « appartient au manque » (« L’abstraction appartient au manque »).
    Tout discours, tout récit –– puisqu’il est fait de l’abstraction inhérente au langage ne peut en effet qu’appartenir au manque. Même le poème qui, pourtant, se construit avec et contre cette abstraction même : « L’abandon l’abandon porte / Ensemble abstraction et prairies ».
    Oui, ensemble. Car dans cet abandon –– ce saisissement de ce qui vous traverse –– où le moi (la conscience) s’abolit dans l’oubli (« L’oubli était chaque fois premier »), revient toujours première, l’intensité concrète de sensations qui, précédant toute nomination, toute vision (« L’éraflement de l’absence d’image »), nous mettent au présent de son surgissement :

                Les oiseaux précèdent les phrases
                Dans soudain ce qui est muet en moi
                L’abstraction le gouffre les roches
                Rien qu’un présent…

    *

    De livre en livre, Barnard Vargaftig, poursuit l’écriture d’un seul poème où, obstinément, dans la physique si prégnante de son langage, tente de s’incarner, un corps –– un souffle –– d’enfance impossible à dire, à raconter (« La respiration est l’enfance / Dont les glaïeuls accentuent l’abstraction… »). Là, dans le « dessaisissement » (de la conscience), le « dénuement » (de la parole), à partir d’un lexique qui, obsessionnellement lui aussi, tresse ses échos –– cri, vitesse, roches, effroi (« Tout est réel dans l’effroi »), honte, oiseaux, été (« Quand le tremblement de l’été me poursuit »), glaciers, je t’aime, oubli, calanques (« L’obsession des calanques »)… ––, semble néanmoins s’esquisser un paysage … Lequel n’en est pourtant pas un (« Paysage sans être paysage »), puisque le lecteur ne le voit pas, lui qui n’est pas en face mais au milieu, corps pris à son tour dans cet afflux de sensation éparses (« Le torrent l’immensité des rocailles » / « A nouveau les glaciers dévalent » / « La vitesse est un amandier ») où, l’espace d’un mot, d’une phrase, d’un poème, peut-être, c’est comme si « Avant l’intuition les récits les odeurs », dans « l’abstraction la plus nue », il était en train de naître.                                               


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