• LA POÉSIE POUR QUOI FAIRE ?

    (Réponse à une enquête menée auprès de 35 poètes

    Presses universitaires de Paris Ouest, 2011.



        Pour quoi faire, la poésie ? Mais la poésie, d’abord, qui l’a jamais rencontrée ? Moi non. Elle n’est ni cette effusion vague à quoi on la réduit souvent, ni l’idée qu’on s’en fait et avec quoi on ne cesse de la confondre. Non, la poésie n’existe pas. Ou alors dans les livres ? Comme l’ensemble de tout ce qui s’est écrit depuis des siècles sous ce nom et cette somme de formes que nous a léguées la tradition ?

         Mais la poésie aujourd’hui ? Celle qui se fait ? Ce n’est rien de ce qu’on peut en dire. La poésie, on ne sait pas, on ne peut pas savoir ce que c'est. Si on le sait trop, on l’a perdue. On tombe dans la poétisation. Dans le poème qui imite ce que d’autres ont appelé poème. Mais de l’extérieur, donc sans la nécessité qui l’a fait naître. La poésie, c’est non seulement le refus du langage pétrifié qui nous parasite et nous conditionne quotidiennement, mais c’est d’abord le refus de la poésie — de ce qu’on appelle « poésie ». « Mes poèmes ne sont pas des poèmes, disait le moine bouddhiste zen Ryokan. Quand vous aurez compris que mes poèmes ne sont pas des poèmes, alors nous pourrons parler de poésie ». Oui, il y a poème quand on ne sait plus. Quand, après en avoir hérité, on refuse les modèles , les images toutes faites et, avant tout, celle de la poésie elle-même.

        Le poème est, dans le langage, à travers lui, l’écoute de l’inconnu qui vient, ne cesse de venir. Une expérience. Qui ne reproduit pas une expérience qui lui serait préalable mais qui dans son tissu verbal la suscite et la crée. Alors, oui, on pourrait se contenter de dire avec Machado que « la poésie c’est quelque chose de ce que font les poètes ». De ce qu’ils font. Une activité, pas une essence. Mais une activité qui ne mène à rien d’autre qu’à elle-même. Le poème ne sert à rien, ne vise rien qui lui soit extérieur. Il n’a — et Novalis et Baudelaire l’on dit bien avant moi —  d’autre but que lui même. Que ce surgissement, cette vision dans l’écoute — ce passage de voix, de cette autre voix qui ne se lève que dans l’écriture, que vous ne reconnaissez pas, qui est et n’est pas la vôtre et qui, soudain, augmente votre sentiment d’être vivant.

         Á l’œuvre dans ce qu’on appelle traditionnellement « poème » aussi bien que dans tout autre forme littéraire —, roman, théâtre et même essai —, le langage poétique ne dit pas, n’exprime pas, ne pense pas, ne dénonce pas, ne célèbre pas, même s’il peut le faire de surcroît. Il n’est pas, d’abord, de l’ordre du discours, du message, du sens, mais de la force et de l’intensité. Alors le temps de la lecture d’un vers, d’un poème, ou d’un livre, on sait ce qu’est la poésie : une intensification verbale de la vie. Ou, pour paraphraser Robert Fillou, ce qui rend la vie plus intéressante que la poésie. 

    ***

     

    PORTRAIT DE QUOI ?

            — On voit, oui. Mais quoi ?
            — Ce qu’on entend.
            — Comment ça ?
            — Des images dans l’oreille.
            — Dans l’oreille ?
            — Oui, là où parle la voix.
            — Et que dit-elle ?
            — Ce qu’on voit.

    *

    Il voudrait montrer. Non pas ce que ses yeux voient où ce que son doigt désigne, non. Plutôt ce qu’il sent là, tout près, entre chaise et nuage. Ce tourbillon invisible où tout à la fois surgit et s’engloutit. Une sorte d’attente précipitée, avec l’instant qui ressemble à l’instant — et s’en arrache. Un geste sans corps traversé de cris, d’étincelles, d’un obscur coup de vent qui  souffle les formes dans l’éblouissement vide du regard.

    *

    Au bout des doigts, ce qu’il montre. Que ce soit le chêne, le visage ou la lampe, c’est toujours autre chose. Ce qui vibre. Un mouvement immobile. Dire instant ne dit rien. Fissure, peut-être, ou interstice — embrasure. Avec ce qui brûle aussitôt — braise éteinte. Il se  perd.  Ne voit plus son index et son ongle trop long.

    *

    Le rideau. Et derrière, ce qu’il devine sans le voir. Une écume de fleurs, les branches qui bougent, le pré. Ou autre chose ? Une sorte d’attente à laquelle il voudrait bien donner un nom. Mais rien ne vient. Son pied bouge. Sa main cherche son ombre, ne trouve que des mots sans suite (crise, people, fric, sexe, pouvoir). Même la voix qui parle semble ne faire que répéter les mêmes syllabes, comme si quelqu’un était là, acharné à se faire en vain entendre sous l’assourdissant brouhaha du jour.

    *

    Décidément. Quoi ? Il ne sait pas. Décidément bleu, décidément vent. Décidément le reflet qui tremble sur la vitre, les ombres sur le sol. Décidément la saison et ses images qu’il a peine à reconnaître. décidément le jour et l’heure. Le pied, la main. Décidément ce qu’il ne saura jamais et la montagne pour ne pas savoir. Décidément il tremble ou rit. Décidément. Décidément rien d’autre.

            — Rien ?
            — Rien

    *

    Quoi ? dit-il quoi ? Derrière le tronc et le tuyau, quelque chose. Une sorte d’égouttement. Des montagnes gommées. Chut ! Le silence est une denrée rare. Même les oiseaux se taisent.

    *

    Il ne sait pas. Il cherche sans savoir. Les choses viennent sans qu’il les voie ou les entende. Elles sont là, soudain. Elles le regardent de leur plein multiplié. Il peut les nommer — chaises, table, tasses, vitre, lampe — elles ne ressemblent pas à leur nom. Elles sont le même tissu d’échos, d’éclats. Un labyrinthe où il se perd. Avec pour fil d’Ariane, le murmure chuchoté. Il écoute. Il ne sait plus. Il dit mais quoi ?


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    Derrière le rideau, qu’y a-t-il ?
    Seule la lumière est visible.
    Des ombres font un réseau presque familier.
    Quelque chose est là, peut-être.
    On entend un bruissement d’oiseaux,
    une toux, le silence — et quoi d’autre ?

     

     


     

    Avec tous mes vœux
    pour la nouvelle année


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