• TRISTESSE DE FOND


         Quelle chance que d’avoir ignoré jusqu’à maintenant la poésie de Kiki Dimoula (Athènes, 1931), pour connaître l'émotion d'en faire aujourd'hui la découverte éblouie! Grâce à deux livres qui nous présentent trois recueils de la maturité : Le Peu de monde (1971) suivi de Je te salue Jamais (1988), chez Poésie/Gallimard (1) et Mon dernier corps (1981), qui vient d’obtenir le Prix Européen de Littérature 2010, chez Arfuyen (2). Le tout, traduit avec brio par Michel Volkovitch. Ce qui signifie, évidemment — mais est-ce une évidence pour tout le monde ? — qu’on ne lit pas tout à fait Kiki Dimoula, mais sa voix dans la voix de son traducteur et que c’est donc de lui aussi bien que d’elle qu’on parlera ici, puisque les poèmes de ces deux livres sont des poèmes français, même si Mon dernier corps se présente en version bilingue accessible seulement à ceux — et ils sont de moins en moins nombreux de nos jours — qui peuvent déchiffrer l’alphabet hellénique.   
         Ce que Michel Volkovitch réussit apparemment à faire (puisque je suis de ceux qui ne lisent pas le grec), c’est à nous faire entendre un ton d’une singularité absolue dans la poésie d’aujourd’hui. Kiki Dimoula est un poète élégiaque, mais un poète élégiaque critique — qu’on lise, pour s’en convaincre, le premier poème de Le Peu de monde : « passée ». Cet oxymore signifie-t-il quelque chose ? Une élégie qui ne s’abandonne pas à l’effusion et rit discrètement et même ouvertement d’elle-même, cela signifie-t-il quelque chose ? Une voix vouée à la perte et à la disparition et qui, au lieu de pleurer, s’en amuse tristement, cela signifie-t-il quelque chose ? Oui, car ce refus de s’enchanter en chantant sa peine, donc de s’abandonner au charme du poème et à sa consolation, signifie, du coup, un désespoir redoublé. Dans leur lucidité souriante, les poèmes de Kiki Dimoula sont ravageurs :

    Ô toutes choses vaines ne pleurez pas.
    Vous êtes seules en ce monde à vivre éternellement. 
      
                                                                (JTSJ, 201)

         Cette force de langage insinuante qui vous investit et ne vous lâche plus, repose sur un procédé qui semble être sa marque : une matérialisation de ces manifestations foncièrement immatérielles que sont, soit les grandes instances « métaphysiques » — la mort, le temps, la durée, la vie, la divinité, l'être, le néant... —, soit les mouvements mentaux ou affectifs — la raison, le désir, la douleur... — soit ces choses tout aussi impalpables même si elles peuvent être sensibles, que sont, par exemple, les phénomènes atmosphériques (le jour, la soirée, les nuages, la pluie, etc.). Chose qui pourrait sembler somme toute assez banal si cette personnification n'était de signe descendant. Autrement dit, si elle n'entraînait une métamorphose par le bas de toutes ces forces dont nous sommes faits, à travers un usage systématique d'expressions empruntées au registre le plus quotidien de l'existence. Toutes choses qui donnent à cette poésie ce ton inimitable qui est le sien. Que ce soit dans le registre de la personnification insolite (« C'est à toi, Soudain, que je m'adresse // A toi Soudain, nourri de rêve, / beau gosse d'une bravoure folle, / enfant bâtard de causes inconnues... » MDC, 23), dans celui de l'humour triste (« Le calme absolu en moi / met toujours ses pantoufles à tout hasard. / Des désirs logent à l'étage en dessous. » JTSJ, 143), de l'impertinence (« Un Christ affairé comptait / avec une passion d'avare / ses richesses: / clous et épines. » LPM, 35), ou, simplement, de l'image inattendue (« Novembre, à Delphes, est en restauration. » JTSJ, 160).
         Ce croisement du noble (les sentiments, la vie, la mort) et du trivial (qui rappellerait de très loin la banalisation des grands mythes grecs chez Yannis Ritsos), s'opère évidemment dans un constant travail de langage. Et c'est là qu'il faut saluer le traducteur dans son effort de recréation des inventions verbales (« terrestritude », réancianniser », l'Oublioir »), des jeux de mots (si j'ai pour non Hélas ou Est lasse / ») des expressions toutes faites perverties (« le corps a enfilé son âme de nuit » JTSJ, 148) et du travail sur les signifiants (« ce poème à moi / le seul poème / qui soit à moi / tout à moi. / Et se noie. » MDC, 39).
    Le sarcasme, la pirouette verbale, l'humour, ne sont pas absents de la poésie contemporaine. Mais rares sont les œuvres qui savent les associer à cette tristesse profonde qui est celle de Kiki Dimoula. Ou, plutôt, à cette tristesse de fond. La vie est passée avec « le camion des pleurs », la douleur a tout dévasté — l'être aimé a disparu, au moins dans Je te salue Jamais dont le titre est tout un programme. Ne reste que la poésie qui est pour Kiki Dimoula une manière d'être — de se tenir dans l'être — quand celui-ci fait eau de partout. Une manière de regarder le rien en face. Ne serait-ce que dans sa forme la moins dramatique et la plus quotidienne, celle de la photographie. A laquelle elle sait donner dans ses livres un statut privilégié puisque, présence de l'absence, elle est l'incarnation sur le papier de ce non-être qui ne cesse de la hanter et auquel ne cesse de répondre avec l'énergie du désespoir toute sa poésie :

    Ta photo s'est presqu'imposée.
    …............................................
    Jour après jour, elle me convainc que rien n'a changé,
    que tu as toujours été ainsi, être de papier.
    …...................................................................
    De temps à autre un vague coup de fusil
    témoignage en ta faveur la tristesse
    qu'elle se rende.
    Pour prouver qu'on a vécu le seul vrai témoin
    C'est notre absence.

                                                                (JTSJ, 197)

    1 Kiki Dimoula, Le Peu de monde suivi de Je te salue Jamais, préface de Nikos Dimou, Traduit du grec par Michel Volkovitch, Poésie Gallimard, 2010. Ici respectivement en abréviation LPM et JTSJ.
    2 Kiki Dimoula, Mon dernier corps, présenté et traduit du grec par Michel Volkovitch, Arfuyen, 2010. Ici en abréviation MDC.


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  • Milonga de Jacinto Chiclana

    (Pour la lecture de la traduction intégrale, on se reportera à mon anthologie La Proximité de la mer, Gallimard 2010, collection "Du Monde entier", p.77.)


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    Programme colloque Jacques Ancet

    En présence du poète

    Université de Pau et des Pays de l’Adour


    Vendredi 22 octobre 2010 salle Chadefaud, UPPA.

    9h30 accueil des participants.

    Modérateur : Michel Bernier

    10h00 Jean-Yves Pouilloux, UPPA, « Veilleur obstiné dans le jour bas ».

    10h30 Serge Martin, Université de Caen, « Jacques Ancet : la voix-relation ».

    11h00 Questions. Pause.

    11h30 Régis Lefort, Université de Provence, « L’appel, l’attente et autres patiences tragiques ».

     12h00 Yves Charnet, Université de Toulouse, « Lettre à Jacques Ancet ».

    12h30 questions.

    Modérateur : Annick Allaigre.

    14h30 Sandrine Bédouret, UPPA, « Voir-entendre au service d’un vivre-écrire ».

    15h00 Emmanuel Hiriart, Poésie Première, « Jacques Ancet et le livre pauvre ».

    15h30 Blanche Brissaud, Université Paris IV, "Figures de l'innommé dans L'identité obscure de Jacques Ancet".

    16h00 Questions. Pause.

    16h30 Marie-Claire Chatelard, UPPA, « La Dernière Phrase ».

    17h00 Dominique Carlat, Université Lyon 2, « La parole face au deuil ».

    17h30 Questions.

    18 h Lecture de poèmes, par Jacques Ancet.

     

    Samedi 23 octobre 2010, château de Pau.

    Modérateur : Jacques Le Gall.

    9h00 Marie-Antoinette Bissay-Laffont, UPPA, « Un morceau de lumière ou le journal d'une traversée ».

    9h30 Laurent Mourey, énonciations intérieures du Silence des chiens.

     10h00 Questions. Pause.

    10h30 Annick Allaigre, Université Paris VIII, « Traduire pour penser, traduire pour créer : la traduction chez Jacques Ancet ».

    11h00 Denise Gellini, UPPA, « Autour de plusieurs traductions d'un sonnet de Quevedo ».

     


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  • Jorge Luis Borges

    La Proximité de la mer, anthologie de 99 poèmes, éditée, préfacée et traduite par Jacques Ancet

    Gallimard, 2010 — Collection "Du Monde entier".

     

    Composé et traduit avant tout pour le plaisir, ce livre a fini par devenir, à mon corps plus ou moins défendant, une anthologie. Mais une anthologie purement subjective en ce qu’elle n’a pas la prétention de donner un aperçu vraiment représentatif de toute la poésie de Borges. J’y ai un peu boudé, par exemple, les compositions patriotiques ou historiques qui, si elles peuvent intéresser un Argentin ou plus généralement un lecteur de langue espagnole, ont moins d’attrait pour un Français. Par contre, j’ai donné la préférence aux poèmes méditatifs et élégiaques en vers comptés et rimés et, à un moindre degré en vers blancs, parce que ce sont eux qui m’ont semblé devoir être retraduits en priorité et, surtout, parce que ce sont eux qui me touchent le plus.  Comme ces hommages rendus aux œuvres fondatrices de l’humanité — la Bible, le I King, l’Iliade et l’Odyssée, la Geste de Beowulf, les Mille et Une Nuits, Don Quichotte… — et aux penseurs et aux écrivains admirés — Héraclite, Cervantès, Shakespeare, Quevedo, Spinoza, Milton, Keats, Heine, Emerson, Whitman, Browning, Verlaine, Stevenson, Joyce … — qui, avec les kabbalistes, les poètes japonais ou les paroliers de tango, dessinent les contours fluctuants d’une curiosité insatiable et d’une mémoire où « je » finit par être beaucoup d’autres. Mais, si j’ai éliminé les pièces en prose, sauf une, qui me semble résumer parfaitement la poétique de Borges, j’ai conservé quelques poèmes en vers libres sans autre justification que le plaisir qu’ils m’ont donné à les traduire.

    L’ordre chronologique des recueils a été respecté, malgré quelques textes déplacés dans un souci d’équilibrer l’ensemble et d’éviter une monotonie qui, si elle est sensible dans les derniers recueils de Borges (la cécité, l’âge, la disparition, l’oubli)… [1], le devient plus encore du fait du choix quelque peu systématique d’un certain type de pièces. Quant au nombre, il a été dicté, comme dans l’écriture d’un livre de poèmes, par une nécessité intérieure qui, m’ayant emporté par son urgence, s’est peu à peu relâchée pour finalement se tarir une fois cette quantité atteinte : 99, un multiple de 9, comme l’est la date de naissance de Borges (1899) et le chiffre sur lequel repose l’organisation de plusieurs de mes propres ouvrages. Traduire, écrire : le même mouvement, le même mystère les traverse. Être soi-même en l’autre et l’autre en soi-même.

    Tout est donc subjectif ici : le choix des textes, leur nombre, la manière de les organiser et, bien sûr, de les traduire. Encore une fois, je n’ai pas seulement traduit ces poèmes avec mes connaissances, ma culture, mon savoir faire qui sont bien modestes comparés à ceux de mon modèle. Je les ai écrits — et c’est peut-être ce qui donne à ce travail sinon sa valeur (comment pourrais-je en juger ?), du moins son authenticité — avec une passion où, plus que le savoir c’est le non savoir qui  m’a guidé, plus l’abandon que la maîtrise. Aurais-je toujours réussi à faire entendre quelque chose ? Comme je crois l’avoir fait dans le second et le plus beau des deux poèmes que Borges consacre à Spinoza où, à travers l’image du philosophe, c’est bien sûr celle du poète qui transparaît et, pourquoi pas, ombre d’une ombre, celle aussi du traducteur, tous trois confondus dans ce même et incessant travail —  donner forme à l’informe, visage à l’inconnu — dans ce même amour  sans espoir que rien d’autre n’éclaire que sa propre lumière :

     

     

    BARUCH SPINOZA

     

    Brume d’or, le Couchant pose son feu

    Sur la vitre. L’assidu manuscrit

    Attend, avec sa charge d’infini.

    Dans la pénombre quelqu’un construit Dieu.

    Un homme engendre Dieu. Juif à la peau

    Citrine, aux yeux tristes. Le temps l’emporte

    Comme la feuille que le fleuve porte

    Et qui se perd dans le déclin de l’eau.

    Qu’importe. Il insiste, sorcier forgeant

    Dieu dans sa subtile géométrie ;

    Du fond de sa maladie, son néant,

    De ses mots il fait Dieu, l’édifie.

    Le plus prodigue amour lui fut donné,

    L’amour qui n’espère pas être aimé.



    [1] Cette monotonie, Borges la reconnaît et même la revendique avec humour : « … je suppose qu’à mon âge on attend de moi certains thèmes, une certaine syntaxe, et peut-être aussi une certaine monotonie ; si je ne me montre pas monotone, on restera insatisfait. Arrivé à un certain âge, un auteur doit peut-être se répéter. » ,  Nouveaux dialogues avec Osvaldo Ferrari, Presses Pocket, 1990, p. 179.

     


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