• Aucune magie
    (Antoine Emaz, Peau, Tarabuste, 2008)


        Comme tous les précédents, ce dernier livre d'Antoine Emaz est un journal en poèmes écrit sur un peu plus d'un an, du 18 septembre 2005 au 19 janvier 2007. Et comme tous les précédents il témoigne d'une difficulté de vivre que scandent cinq mots donnant leur titre à chaque suite datée et qui reviennent alternativement comme pour dire les bas et les hauts de l'existence : TROP, CORDE, SEUL, LIE, VERT.
        TROP, comme trop dur, trop lourd, trop fatigué : « Fatigue. On peut encore penser, mais le corps freine des quatre fers, ferme les yeux, n'en veut plus. A bout, parce que trop ». Cela, parce que, sans doute, on a trop tiré sur la CORDE, avec les jours accumulés, les semaines, les paroles vides, les gestes répétés : « On continue dans la crasse accrue, la rouille et l'enlisement dans l'ornière de vivre, sol mou, pénible et lent pour la marche. Sisyphe vieux ». Mais on continue quand même. SEUL. Pris dans l'étroit du corps, de la tête, de la vie — « vie serrée » : « on est dedans // pas en prison // mais dedans ». Parfois, remontent des images. Elles sont, tout au fond, la LIE, ce qui a déposé du passé. Elles sont comme des « fusibles » qui empêchent que tout lâche, s'écroule, parce qu'elles portent comme des graines vivantes, les sensations de l'enfance sur lesquels, plus tard, pousseront les poèmes : « on voudrait tout de même revenir en mots à cette odeur douceâtre de vin de cidre à la tireuse « . Ces brèves ouvertures par le dedans peuvent aussi avoir lieu dehors. Et c'est le VERT. Vert comme un jardin, la lumière, le ciel, une plage, quelques chose qui s'ouvre, parfois, « comme s'il y avait brusque / non une échappée belle / mais moins de murs ».
        Tout cela, coiffé par un de ces titres très emaziens qui tous disent le peu, le pauvre, le gris : Peau. Cette peau qu'on est chaque jour. Un peu plus usée, un peu plus flasque, elle mesure le temps qui défait, emporte, mais sans drame, sans qu'on s'en aperçoive. Pourtant, elle résiste (« on dure on tient ») et, quelques fois s'accorde aux objets (« simplement être là / comme l'évier »), aux choses (« accord tacite / avec un bout de terre / rien de plus »). La peau, c'est ce qui crconscrit, sépare — ce qui fait l'identité. Mais c'est aussi ce qui met en contact, unit, devient parfois si fin que dedans et dehors ne signifient plus rien : « on n'est rien qu'une peau une très légère vibration d'arbres ». Peau légère, plaque sensible, « transparence du lieu où il se trouve » (Wallace Stevens), le poète est là — reste là : c'est tout. Et c'est beaucoup. Parce qu'il est le témoin, le veilleur (« on veille/ quoi ») non tant de ce qui se passe que de ce qui passe — ce qui s'appelle vivre : « on retient quoi / au fond / de vivre // seulement ça ». Et « seulement ça » c'est, par exemple, un soir, des gouttes qui brillent, le cendrier, la table, « la paix patiente des choses »...
    Mais cette paix, c'est dans les mots qu'on l'atteint. Dans ces petites « compositions de lieu » qu'ils permettent parfois. Alors, ils s'ouvrent, tout aussi pauvres que ce peu qu'ils font vivre. Des mots de peu de bruit : « il faudrait que les mots ne fassent pas plus de bruit que les choses qu'on les entende à peine dire la table l'herbe le verre de vin comme une vaguelette une ride de son sur la vie quasi silencieuse rien ». La poésie, pour Antoine Emaz, c'est ce peu là — « une poésie de peu », une « pauvre musique de mots quasi berceuse pour occuper le terrain aucune magie ». Une voix qui parle bas, chante à peine, comme venue de l'enfance. Sans aucune de ces métaphores ou effets rhétoriques qui font, dit-on, la poésie. Une voix qui ne dit pas, mais laisse être la vie et vous laisse au bord. Oui, une « berceuse » et « aucune magie ». Antoine Emaz est tout entier dans cette affirmation et ce refus :

                    devant
                    trois roses
                    roses
                    dans un verre

                    et plus loin le jardin gris

                    gras de la pluie
                    et lumière pauvre



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  • Agir

         Grâce à leurs traducteurs, dont on oublie trop souvent le rôle essentiel qu'ils jouent dans la la poésie contemporaine, la découverte, au fil des années, de certains poètes étrangers a été pour moi déterminante. Je pense, par exemple, venus de langues que je connais mal ou pas du tout, à Fernando Pessoa, et à Cesare Pavese, à Yannis Ritsos, et à Guennadi Aïgui, à EE. Cummings, à Herberto Helder et à Bo Carpelan. Lauréat du Prix Européen de Littérature 2008, après le Suédois Bo Carpelan , justement, et l'Espagnol Antonio Gamoneda , le Polonais Tadeusz Rozewicz est de ceux là. Avouerais-je que, très peu familier de la poésie polonaise, j'ignorais jusqu'à son nom ? Le livre publié à l'occasion de ce Prix, Regio (1969) suivi d'un choix de poèmes (1957-2004), remarquablement traduit par Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski, est donc, pour moi, une véritable révélation dont je souhaiterais brièvement témoigner ici, tout en renvoyant ceux qui souhaiteraient plus de détails sur le poète et sur son œuvre, à l'excellente présentation de Claude-Henry du Bord qui ouvre le volume.

    *


    D'entrée le lecteur, habitué aux poétisations en tout genre qui ne cessent de parasiter une certaine poésie moderne, est pris par une voix dont la force tient sans doute à ce « parler direct  » qui l'accueille dès les premières pages du livre :

            Le même visage

    le visage du poète
    est ouvert plein de silence

    toujours le même visage
    et pourtant tout à fait autre

    du mur
    me regarde
    un masque

    d'un œil
    dur
    et vide

                (1968)

    Inutile de connaître la poésie polonaise des années 60 pour comprendre que c'est dans le refus du vers classique, de la métaphore et de l'image, des rhétoriques ou des poses métaphysiques que se construit cette poésie. Son minimalisme et sa force d'évidence portent une angoisse existentielle dont elle tire, d'entrée, cette dimension éthique qui semble être sa caractéristique principale : « J'essayais donc, écrit le poète, de reconstruire ce qui me semblait essentiel pour la vie tout court comme pour la vie de la poésie : l'éthique. La création poétique, pour moi, ne consistait pas à composer de beaux poèmes mais à agir. Pas de poèmes, des faits. ».
    Oui, Rozewicz est, essentiellement, un poète moral. Au sens où, dans sa voix, en même temps qu'une singularité inimitable, c'est une époque et le poids d'une histoire terrible, qui se font entendre. Puisque toute véritable écriture, — c'est là son historicité — se construit avec et contre ce qui la fait. En particulier ce sentiment de l'absurde partagé avec l'existentialisme français, Camus, surtout, à qui le grand poème « La chute », renvoie explicitement, et aussi Beckett dont, nous dit Claude-Henry du Bord, il est proche par son théâtre et parce que leurs deux œuvres « s'enfoncent dans les zones opaques de l'invisible douleur, de l'inexprimable  ». Ce sentiment face à un monde sans Dieu où règnent « la solitude, le désespoir, la mort, la destruction, et la dégradation du corps  » est présent, en 1947 (il a vingt-six ans), dès son premier livre, L'inquiétude, et se retrouve ici à chaque page :

    Sur le ciel sur le soleil
    sur le silence sur les bouches
    se promènent les mouches

                Job, 1957

    Ce qui pourrait expliquer sans doute que, conjointement au « parler direct », se développe ici telle un antidote, une pratique fréquente du sarcasme et de la dérision face à un monde où tout se décompose, lien social, système moraux et esthétiques et où, ce qui devrait en être la garantie, la poésie ou Dieu lui-même, ne vaut pas mieux : « les poètes morts / s'en vont plus vite / les vivants/ expulsent / en toute hâte / de nouveaux livres / comme s'ils voulaient boucher un trou / avec du papier » ; « Dieu tomba / il gît sur le dos / sans défense / sa vie éternelle  / est / à découvert ». D'où, également, l'usage d'un réalisme hallucinatoire comme révélateur du vide effrayant de la réalité la plus quotidienne : « nuit blanche / lumière morte / sur le lit // nuit blanche / spectre de la nuit // en de telles nuits / les fruits / ne tombent pas des arbres // le poète ouvre / les veines aux poèmes //  dans une telle lumière / les meubles demeurent / dans un enfer froid / les taches / grandissent sur le plancher ... »
    On l'aura compris, sous son apparente simplicité, la poésie de Rozewicz, comme il le dit lui-même, « ne renonce à rien ». Sous une tonalité d'ensemble volontairement grise, son écriture ne cesse de jouer sur de multiples registres. Outre le sarcasme et le réalisme hallucinatoire, celui d'un irrationnel proche du surréalisme dont il se situe pourtant aux antipodes (« un million d'anges / cheminent / sur la paume d'une femme // dépourvus de nombril / ils écrivent sur des machines à coudre / de longs poèmes en forme / de voiles blanches ... ») ; celui du poème-monologue où vient se prendre tout l'épaisseur d'un moment vécu, comme le très beau « Commencé à l'aube du 26 juillet 1965 » ; celui, ému, de l'élégie (« Abattus brûlés / gisant alignés / empoisonnés morts / les arbres de notre enfance / verdoient au-dessus de nos têtes / au mois de mai / ils laissent tomber leurs feuilles sur les tombes / et en novembre / ils grandissent en nous / jusqu'à notre mort ») ; celui de l'hommage à des auteurs aimés (« Akutagawa / atteignit / en dix ans / une telle limpidité dans ses images // qu'on pouvait le comparer / à un oiseau / chantant / sur un arbre sans feuilles // au cœur / d'un paysage d'hiver...) ; celui, enfin, de la litanie méditative où s'esquisse, par fragments, une poétique qui  se voulant  explicitement savoir du non savoir (« Ma poésie » « elle n'explique rien / elle n'éclaire rien / elle ne renonce à rien / elle n'embrasse pas tout / elle ne satisfait aucune attente...) est un refus en acte de toute idée et posture préconçues au profit d'un affrontement irréductible à l'inconnu. D'où le poème comme écriture de la contradiction tenue et le poète comme vivante incarnation de cette même contradiction :

                    Qui est poète

    le poète est à la fois celui qui écrit des poèmes
    et celui qui n'en écrit pas

    le poète est celui qui secoue les chaînes
    et celui qui s'en charge

    le poète est celui qui croit
    et celui qui ne peut croire

    le poète est celui qui a menti
    et celui à qui on a menti

    le poète est celui qui mangeait dans la main
    et celui qui a coupé les mains

    le poète est celui qui s'en va
    et celui qui ne peut s'en aller


    Pareil travail de la contradiction expliquerait sans doute que , malgré toutes les raisons de désespérer, la poésie de Rozewicz ne soit pas totalement sans espoir. Car s'il rejette Dieu, c'est par amour de la vie : « peut-être m'as-tu abandonné / quand j'essayai d'ouvrir / les bras / pour embrasser la vie /insouciant / j'ai ouvert les bras / et je t'ai laissé partir... ». Et si écrire c'est, pour lui, détruire le langage usé et pétrifié qui nous parasite (y compris celui de la « poésie »), par un retour à une nudité — à une crudité — originaire, ce sera aussi le reconstruire et donc, puisque l'être humain est son propre langage,  ouvrir la voie à homme nouveau,: « j'ai essayé de créer / un homme nouveau / un langage nouveau ». D'où la puissance, qu'on pourrait dire « originaire », de certains de ses poèmes, tel « Regio » qui donne son titre au recueil. Tous registres d'écriture confondus (parler direct, réalisme hallucinatoire, sarcasme, émotion, souffle panique...), Rozewicz nous offre ici une vaste fresque à travers laquelle, de la naissance de l'érotisme dans l'enfance à la solitude contemporaine d'une sexualité exhibée,vénale et vidée de sa substance, court l'emportement d'une ivresse païenne qui nous jette comme aux premiers jours du monde :

    devant nos yeux
    les papillons s'unissaient dans l'air
    dans les herbes humides où sont les crapauds les sorcières
    se déroulaient de bruyantes
    noces canines
    l'étalon moreau
    se cabrait
    dansait
    tombait sur la jument
    un souple phallus
    surgissait de son fourreau noir
    mobile comme le feu
    un hennissement remplissait le ciel

    *


    La poésie de Tadeusz Rozewicz  manifeste, à des degrés divers, tout ce qui fait, me semble-t-il, la force du grand poète : une simplicité qui est l'aboutissement d'une extrême complexité ; la clarté d'une parole nourrie par une obscurité qu'elle ne cache pas mais révèle ; une voix singulière et, en même temps, anonyme, traversée par les angoisses, les espoirs, les interrogations de tous ; une variété de registres où le trait acéré  n'exclut pas l'ampleur du souffle; une pensée poétique à l'œuvre dans le poème lui-même, une pensée totalement incarnée, donc, irrésumable, irréductible à tout discours autre que sa propre formulation, même si elle peut prendre la forme de l'essai ou de la confidence épistolaire ou orale. La capacité, enfin, et pour toutes ces raisons, de saisir le lecteur qui ne ressort pas indemne d'une telle confrontation.










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