• Jacques ANCET

    ENTRE CORPS ET PENSÉE

    publié avec le concours du Centre National du Livre
    Un ouvrage de 160 pages, au format 11X19 cm. Collection le dé bleu
    Choix de poèmes établi et présenté par Yves Charnet
    couverture : Alexandre Hollan

    « Un vide venu de nulle / part, qui souffle, qui traverse / les murs, les arbres, les corps ». C'est à ces vibrations de l'invisible que s'est, du premier jour, vouée la poésie de Jacques Ancet. La poésie de ce sujet neutre qui signe — on le devine à maints indices — à regret, presque, des livres constituant, dans le temps, l'anonyme enregistrement d'une « rumeur muette ». Un sujet toujours au bord de lui-même comme du monde dont le mondoiement n'en finit plus de le fasciner. Jusque dans sa quotidienneté la plus rudimentaire. Écrire scande l'interminable attente d'une plénitude à venir. Dans la nostalgie de l'impossible. Comme signés par personne — rien qu'un masque d'os et de peau... — ces poèmes sont les stigmates d'un témoin brûlé par l'imminence d'une fulgurante apparition. Plus voyeur que voyant, ce poète tient à ciel ouvert un « journal de l'air » où il guette, traque, épie la moindre épiphanie. Chaque brin d'herbe a quelque chose à dire. Tel est le cogito poétique d'un sujet brûlant qui communique aux mots — à l'intervalle blanc qui les sépare autant qu'il les relie — le feu de son expérience la plus vive. Expérience de ce qui fait que vivre devient consubstantiel à dire. Depuis toujours déjà. « L'imperceptible brûle ». Voici, en dernière analyse, la vérité qui consume cette poésie. Ces poèmes qu'on va lire. Dans leur contagieuse ardeur. Ces poèmes qui sont la cendre encore chaude d'une incandescence minuscule et fabuleuse. Quand dire, c'est vivre — entre corps et pensée.

    Extrait de la préface d'Yves CHARNET

    Pour se procurer le livre écrire à

    L'IDÉE BLEUE éditions, 6 place de l'Église, 85310 CHAILLÉ SOUS LES ORMEAUX

     


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  • La séparation

        
        "En fin de compte, toute poésie est une traduction". Affaiblie, privée de tout ce qui en fait l'un des axiomes essentiels du romantisme allemand, cette formule célèbre de Novalis est sans doute à l'origine du lieu commun selon lequel écriture et traduction seraient deux activités jumelles. Écrire, dit-on, c'est aussi traduire. C'est convertir du vécu en langage. La même métaphore du passeur peut s'appliquer à l'écrivain et au traducteur: les mots de l'un transposent du vécu; ceux de l'autre du texte. Dans les deux cas, effectivement, l'activité semble, sinon identique, du moins très voisine. Ce point de vue est fondé sur un présupposé qui paraît aller de soi: la réalité (matérielle, événementielle, affective etc.) que l'acte d'écriture a pour fonction de faire passer dans les mots est déterminée et lui préexiste, comme le texte à traduire précède l'acte de traduction. Sous cette affirmation se dissimule un mode de pensée qui, tout en donnant l'impression de valoriser la traduction, la réduit pourtant à une activité doublement subalterne. En effet, si écrire est un reflet du réel, traduire sera le reflet d'un reflet. Double déperdition. Dans cette duplication en chaîne, l'original s'estompe. Écriture et traduction ne sont, finalement, que des ersatz. Reste, premier, inimitable en sa pureté, sa plénitude inaccessible, le modèle (vécu, d'une part, texte étranger, de l'autre) qu'au pire elles trahiront, qu'au mieux elles ne feront que suggérer.
        Or, cette conception de la littérature comme expression (du moi) /représentation (du monde), dont le corollaire ne peut être qu'une vision ancillaire de la traduction, repose elle-même sur un point de vue traditionnel, une sorte de platonisme dégradé, qu'illustre parfaitement cette affirmation de J.G. Hamann dans son Esthetica in nuce: "Parler, c'est traduire — D'une langue angélique en une langue humaine, c'est-à-dire transposer des pensées en mots —des  choses en noms — des images  en signes. "  D'un côté, il y a aurait le réel, le monde, la vie et de l'autre le langage, les mots, l'écriture, les seconds n'ayant évidemment d'existence que par rapport aux premiers. Dualisme qui, ontologiquement, a toujours dévalorisé le devenir, l'histoire, le langage au profit d'un absolu ("langue angélique", Idée, Un, Chose en soi, Esprit, Vie ou Etre) dont ils ne peuvent être que le pâle reflet, l'écho lointain —comme toute traduction le serait de son original. Cette conception de l'original (et, par-delà, de l'origine) empêche, me semble-t-il,  de penser et l'acte d'écrire et celui de traduire. C'est donc sur elle qu'il faut s'arrêter d'abord.

        Affirmer que l'écrivain va du réel au livre et le traducteur du texte au texte c'est, sous couvert d'une apparente lapalissade, oublier une vérité qu'au seuil du XVIIè siècle Cervantès met au cœur Don Quichotte : il n'y a pas de contact adamique avec le monde parce qu'entre lui et nous s'interpose toujours l'épaisseur inépuisable de la lettre. C'est pourquoi les aventures de l'ingénieux hidalgo sont au fondement même de la modernité, et il faut sans cesse y revenir si l'on veut échapper aux mirages de l'origine (ou aux fascination de “l'original"). Comme Don Quichotte, nous ne voyons le monde qu'à travers des livres (de la culture). Toute perception est, au fond, lecture. L'écrivain, donc, ne part pas d'un contact immédiat avec les choses mais d'une expérience déjà culturellement élaborée. Il ne va pas du monde au langage, comme on le croit vulgairement, mais du langage au langage, puisque entre son expérience et son travail surgissent inépuisablement d'autres livres. De ce point de vue Don Quichotte  est emblématique, dans la mesure où, on le sait, il se présente explicitement  comme une traduction. Celle d'un texte arabe par un traducteur maurisque, dont Cervantès ne serait que le modeste éditeur. Et cette version elle-même, que raconte-t-elle d'autre, au fond, qu'une histoire de traduction ou de transposition d'un monde de livres en un monde de paroles et d'actions. Or, ces livres — ces romans de chevalerie — sont eux-mêmes la transposition d'un modèle initial, l'Odyssée. Le texte du roman est donc la version d'une version qui, elle-même renvoie aux versions déjà lointaines d'un inaccessible archétype: enfilade vertigineuse de miroirs dont la traduction est le foyer... Comme si, finalement, Cervantès avait voulu nous dire que l'original, la pureté n'existent pas. Que tout est toujours transcription, transposition, translation. Trans : passage, ouverture, et non pas clôture. Il n'est pas indifférent que cette vision de l'expérience littéraire comme métissage soit née en Espagne, pays à la culture foncièrement métisse (même si près de quatre siècles d'histoire ont cherché à prouver le contraire) et qui, plus que tout autre, a connu les tentations de la pureté et les tragédies de la purification  — terme qui nous ramène, hélas, à notre actualité la plus brûlante.

        Loin d'en être une province éloignée, la traduction est donc au cœur de l'expérience littéraire. Toute grande œuvre est la résultante d'une somme d'influences qui dépassent de loin le cadre national. Robinson Crusoé, Madame Bovary  ou L'idiot  existeraient-il sans Don Quichotte? Corneille  sans le théâtre du Siècle d'Or espagnol? Le poème en prose — et donc des œuvres aussi considérables pour la tradition poétique européenne que Le spleen de Paris  ou Une saison en enfer et Les illuminations, pour ne citer que les exemples les plus connus— sans la traduction en prose des romantiques anglais? Et la poésie anglaise moderne elle-même serait-elle ce qu'elle est sans Cathay, la traduction du chinois que publie Ezra Pound en 1915? Autrement dit, au lieu d'être ce truchement, ce pâle reflet d'une inaccessible plénitude, à quoi on veut le réduire, l'exercice de la traduction, à son tour, peut être une origine. C'est ce qu' Herder, à la fin du XVIIIè siècle, affirmait déjà avec force. Pour lui, une langue n'est maternelle qu'à condition, non pas d'être première et pure, mais fécondée  par les œuvres de l'étranger. Fécondation qui n'a évidemment lieu que par la traduction qui ne peut donc pas être “seconde mais au moins aussi originelle que l'origine.”   Traduire ne sera donc pas plus imiter, copier servilement qu'écrire ne sera traduire, transcrire du réel, du vécu. Car, —et l'exemple de Don  Quichotte  nous l'a montré —le langage n'est pas l'instrument de reproduction ou d'expression auquel on le réduit d'ordinaire, puisque le monde tel que nous le percevons et le pensons est lui-même tissé de langage et de culture. Loin de n'être qu'un outil — un instrument — à appréhender et ordonner les phénomènes, il est l'élément dans lequel, pour l'homme, se constitue et se déploie le monde même. Dans ces conditions, travailler les mots ce sera, si peu que ce soit, faire bouger les choses. L'acte littéraire ne consistera donc plus à traduire, c'est-à-dire à reproduire une réalité connue d'avance, mais à la produire. Autrement dit — et je parle ici de ma propre expérience, mais un certain nombre d'écrivains n'ont pas dit autre chose —, écrire, ce sera donner forme à ce qui est sans forme, à faire exister ce qui ne peut exister qu'à être dit. Avant le texte, rien de constitué, pas de modèle, pas de réalité déterminée qu'il s'agirait de "rendre". La seule chose préexistante c'est ce que, faute d'un autre mot, j'appellerais le "désir". Un mouvement qui, en même temps qu'il cherche son objet le constitue. L'œuvre ne commence vraiment  que lorsque s'ouvre dans les mots un espace vacant où quelque chose peut ou non advenir. Je me souviens d'avoir écrit tout un livre pour répondre à un appel obsédant et énigmatique dont je n'ai su ce qu'il était qu'une fois le texte achevé. En somme, d'avoir écrit pour savoir. Et, pour savoir, d'avoir peu à peu oublié ce que je savais. Afin d'entrer dans ce territoire de la dépossession, de l' "inconnaissance" (comme dit le mystique) qui est, pour moi, celui de toute création.
        Sous ce rapport, la traduction est, apparemment, une démarche très différente, puisque l'objet du travail est connu d'avance. Il est même nécessaire qu'il le soit. Comment traduire ce qu'on ignore? Les choses semblent donc, là, beaucoup plus simples. Elles le seraient, si traduire était effectivement "faire passer", c'est-à-dire transporter une denrée inaltérable et indépendante des mots qui la véhiculent d'une langue à l'autre. Cette denrée s'appelle le sens. Or, contre l'instrumentalisme spontané qui croit que les mots des diverses langues ne sont que des différences de sons pour désigner le même contenu, Humboldt a montré que "même pour des choses tout à fait perceptibles, les mots des différentes langues ne sont pas entièrement synonymes" et qu'en disant hippos, equus ou cheval , "on ne dit pas complètement et entièrement la même chose". Ainsi, pour comparer l'espagnol et le français, luz, ça n'est pas exactement la même chose que lumière: c'est un mot sec, coupant, qui tient sans doute à une expérience météorologique extrême à laquelle ne peut pas renvoyer le terme français, plus doux, plus ouvert, plus vaporeux. C'est pourquoi , chaque fois que c'est possible, je traduis "luz" par "éclat" ou même "feu". "La palabra justa" disait Borges, ça n'est pas "le mot juste". Si donc on refuse cet instrumentalisme vulgaire qui croit qu'à un mot d'une langue correspond celui d'une autre, on s'aperçoit que le sens ne passe pas sans être altéré d'une langue à l'autre. A plus forte raison s'il s'agit d'un texte littéraire. Qui, on le sait, est lui-même une langue à l'intérieur de sa propre langue. Puisqu'il y modifie le sens courant des mots pour le transformer en "valeur", comme dirait Saussure, selon une systématicité relevant de tout une organisation d'ensemble. Laquelle tient au mouvement d'énonciation qui le produit. "Chaque texte, écrit Valéry Larbaud  , a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l'impression esthétique voulue par le poète. Eh bien, c'est ce sens là qu'il s'agit de rendre, et c'est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur". De même que le sens du discours parlé, ne tient pas seulement aux mots, mais à l'intonation, au timbre de voix, aux mimiques, aux gestes, c'est-à-dire à la présence de celui qui parle, de même le sens du texte ne tient pas seulement au lexique mais à une configuration syntaxique, métaphorique, phonématique, prosodique — en un mot, à un rythme  — qui manifeste, ici aussi le passage d'une présence. Or, ce passage, dans ce qu'il a de totalement spécifique, est intraduisible. Le traducteur ne peut donc être ni un "passeur" ni une entreprise d'import-export. L'opération à laquelle il doit se livrer, s'il veut obéir à l'injonction de Valéry Larbaud, est beaucoup plus inquiétante: tuer l'original pour le ressusciter dans son propre texte. Mort et renaissance. De ce point de vue, la poésie n'est pas seule à être, selon Lezama Lima, une "métaphore de la résurrection". Traduire, aussi, c'est re-susciter, re-faire. Mais attention: le corps ressuscité n'est plus le même. Il est d'une autre nature. Ainsi pour le texte — et pour le sens.

        Ce qui nous amène à remettre en question les notions d'exactitude littérale" ou de "fidélité". Notions récentes (organiquement liées à une conception romantique dégradée de la traduction) et qui, parce qu'elles  sont   la conséquence des postulats évoqués plus haut (dualisme, instrumentalisme) continuent à être la vulgate en la matière, malgré un certain nombre de mises en garde autorisées venues d'époques et d'horizons les plus divers. Ainsi, à la fin du XVIIIè siècle, en France, le grammairien Jean-François Laharpe s'exclame, devant la traduction systématique des vers en prose, sous prétexte de "fidélité": "Quoi! Vous appelez fidèle une copie qui ôte nécessairement à l'original la moitié de son mérite et de son effet? Etes-vous bien sûr que ce que vous nommez fidélité ne soit pas une perfidie?  ". Un demi-siècle plus tard, dans la Russie du XIXè siècle, Pouchkine remarque de son côté, à propos de la traduction du Paradis Perdu  de Milton par Chateaubriand: " Il n'est pas douteux que Chateaubriand s'efforçant de rendre Milton MOT A MOT, n'a pas pu conserver dans sa traduction, la fidélité du sens et de l'expression. Une traduction juxtalinéaire ne peut jamais être fidèle”  Affirmation définitive à laquelle se fait  écho Valéry, un siècle et demi plus tard: "S'agissant de poésie, la fidélité restreinte au sens est une manière de trahison. Que d'ouvrages réduits en prose, c'est-à-dire à leur substance significative, n'existent littéralement plus! [...] On met en prose comme on met en bière”  Dans les trois cas, la notion de fidélité au sens des mots est rejetée au profit d'une autre fidélité  que le vulgate régnante taxera de "trahison", selon le trop fameux adage, Traduttore/traditore,  accepté sans examen, et dont la fortune tient sans doute essentiellement à la qualité du jeu de mots qui le fonde en italien. Car, sans aller jusqu'à affirmer avec les Romantiques allemands que toute traduction est, par essence, supérieure à son original  (puisque elle échappe, par le passage dans une autre langue, à la pesanteur linguistique finie dans laquelle est prise l'Idée d'Œuvre vers laquelle tend son modèle et s'approche donc, plus que lui, de cette visée interne ) on pourrait citer une certain nombre d'exemples qui montrent que, parfois, la traduction peut être meilleure que son modèle. Un seul suffira. Il est proposé par Borges dans sa préface au "Cimetière marin" de Valéry  . Tout en reconnaissant la beauté du texte original, le poète argentin fait remarquer que le traducteur, Nestor Ibarra, au moins sur un vers, a fait mieux que son modèle . Ce qui l'amène, avec l'humour qui est le sien, à parler du "vers original " en espagnol et de "son imitation par Valéry". Et il faut bien reconnaître que "Le changement des rives en rumeur", n'égale pas "La pérdida en rumor de la ribera" et toute la saveur gongorisante que lui donne son tour latin. Quant à l'avant-dernière strophe du poème, il faut l'entendre en espagnol, pour sentir tout ce qu'y perd la "version" française:

            ¡Sí! Delirante mar, piel de pantera,
            Peplo que una miríada agujera
            De imágenes del sol, hidra infinita
            Que de su carne azul se embriaga y pierde,
            Y que la cola espléndida se muerde
            En un tumulto que al silencio imita.

    Splendeur visuelle, sonore et, surtout, simplicité que n'atteint évidemment pas la froideur classicisante et rhétorique du texte français:

            Oui! Grande mer de délires douée
            Peau de panthère et chlamyde trouée
            De mille et mille idoles du soleil.
            Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
            Qui te remords l'étincelante queue
            Dans un tumulte au silence pareil.

    Trahison, donc, puisqu'on affaire ici au un autre texte, mais trahison créatrice — "régénération", écrivait Gœthe — du texte original.
        Alors, au lieu de déplorer le fait que toute traduction est une trahison (pour ainsi justifier par avance certaines insuffisances), il faut le revendiquer. Oui, traduire, c'est toujours trahir. C'est même trahir deux fois, puisque, contrairement au lieu commun hardiment répété, traduire ce n'est pas, comme on l'a vu, "faire passer", mais faire se rencontrer: deux langues, deux voix qui se transforment mutuellement de ce rapport  . Traduire c'est donc, d'abord, trahir la langue d'origine, puisqu'elle s'efface comme telle. Ce qui faisait dire à Thomas Bernard: "Une traduction est un autre livre qui n'a absolument rien à voir avec le texte original. C'est le livre de celui qui l'a écrit. Moi j'écris en langue allemande". Mépris apparent qui cache un profond respect du travail de traduction comme meurtre et "régénération" de l'œuvre originale dans un autre espace culturel. Traduire, c'est ensuite trahir la langue d'accueil, puisque c'est la contraindre à dire ce qu'elle ne dit pas habituellement, en y faisant entendre la voix insolite de l'altérité. Double trahison, donc, de l'original en direction de la langue réceptrice, et de cette même langue en direction de l'original. Alors, seulement, cette trahison n'en n'est plus une. Car, en la forçant à dire ce qu'elle ne dit pas couramment, le traducteur oblige sa propre langue à se trahir: à révéler des richesses insoupçonnées qui, jusqu'ici, étaient restées latentes et inexploitées. Traduire, c'est donc approfondir sa propre langue, réveiller ses virtualités qui sont inépuisables, une langue n'étant pas un monde clos, définitivement constitué, mais "la projection totalisante de la parole en acte" comme, au seuil du XIXè siècle, l'a fortement remarqué Humboldt. Contre le lieu commun du "génie des langues" qui entraîne celui, daté, de l'intraduisibilité de la poésie (Coleridge, Biographia literaria, 1817), il faut affirmer — et tel sera pour moi le credo du traducteur — que chaque langue est capable de tout. Un exemple le fera mieux comprendre.
        Il y a, dans le sonnet célèbre de Vallejo, "Piedra negra sobre una piedra blanca", une expression qu'aucun traducteur, à ma connaissance, n'a, jusque là, osé traduire littéralement, sans doute parce qu'apparemment elle n'aurait pas passé en français, comme on dit : "Jueves será, porque, hoy, jueves, que proso / estos versos ..." Expression pourtant centrale dans le poème, en ce qu'elle résume dans cette fusion des contraires (prose/vers) toute la poétique de Vallejo qui est, précisément une remise en cause de l'opposition convenue. Ici, la poésie est sa propre prose; langage du poème et langage ordinaire ne s'opposent plus mais se confondent. Traduire cette expression, comme on l'a fait, par: "j'écris / ces vers" ou "j'aligne / ces vers", c'est manquer Vallejo. Peut-être, répondra-t-on, mais ainsi en va-t-il de la différence des langues; l'une supporte ce que l'autre ne peut accepter. Traduire en charabia, ce n'est pas traduire. Et, de fait, j'ai moi-même tenu pendant longtemps cette formule pour intraduisible. Jusqu'au jour où, par hasard, je suis tombé sur ces vers de Mathurin Régnier: "Ils rampent bassement faibles d'inventions; / Et n'osent, peu hardis, tenter des fictions, / froids à l'imaginer: car s'ils font quelque chose, / C'est proser de la rime, et rimer de la prose". Proser de la rime: voilà l'équivalent français de la formule apparemment intraduisible de Vallejo. C'est la rencontre avec son espagnol qui a permis d'éveiller une virtualité endormie de ma propre langue. Qui peut être bien plus souple, bien plus inventive et bien moins guindée qu'on ne le pense si l'on sort des moules rigides imposés par un certain conservatisme comme nous y invite notre XVIè siècle ou, aujourd'hui, nos littératures francophones. Ce qui, donc, paraît intraduisible n'est, en fait, que ce qui n'a pas encore été traduit. "L'intraduisible, écrit Henri Meschonnic, est social et historique, non métaphysique (l'incommunicable, l'ineffable, le génie). Tant que le moment de la traduction-texte n'est pas venu, l'effet translinguistique est un effet de transcendance et l'intraduisible passe pour une nature absolue" . Il faudrait ajouter que si toute véritable traduction — ce que Meschonnic appelle ici "traduction-texte" par opposition à la "traduction-information" — est, comme on l'a dit un rapport, c'est-à-dire une tension entre deux discours, entre deux langues, il ne peut y avoir de traduction définitive. Et c'est heureux. Les grandes traductions font date, comme des créations à part entière, et pas plus qu'un grand roman, un grand poème n'interdisent l'éclosion d'œuvres nouvelles qu'ils suscitent même par leur existence, elles n'empêchent les véritables retraductions. Car chaque traducteur, à chaque époque, refait le rapport à partir de sa propre voix, à la fois individuelle, sociale et historique. Et si  contrairement à la majorité des traductions  qui vieillissent vite, quelques unes restent vivantes, c'est peut-être parce que les déterminations d'époque ne l'emportent pas, chez elles, sur leur dimension subjective, comme c'est le cas pour les autres. Hölderlin traduisant Sophocle reste Hölderlin; Baudelaire traduisant Poe reste Baudelaire. Il en va de même, plus récemment, de Pound avec Arnaud Daniel, Cavalcanti ou les Chinois, pour ne citer que des exemples connus empruntés à la poésie parce que c'est là que les problèmes se posent avec le plus d'acuité. Toute véritable création est donc création. Écrire et traduire, même différents, ne sont pas dissociables.

        Conjointes d'abord, disjointes ensuite, écriture et traduction se rejoignent à nouveau, mais dans un rapport inverse à celui du début. Leur rapprochement ne se fait plus sur le traduire, qui suppose toujours dualisme (vivre/écrire, créer/traduire), donc hiérarchie et dévaluation du second terme face au premier. Il se fonde maintenant sur l'écrire, parce que toutes deux sont un produire. Alors, vie et écriture, création et traduction ne s'opposent plus. Écrire est une manière de vivre, traduire une manière d'écrire. Autrement dit: si l'écrivain n'est pas un traducteur, le traducteur, lui, est  un écrivain. Mais de quelle sorte? Qu'en est-il du sujet traduisant  par rapport au sujet écrivant?
        Il faudrait dire, d'abord, que la traduction est la face consciente d'une activité (écrire) qui ne l'est jamais entièrement. Tout écrivain, on l'a vu, ne maîtrise jamais consciemment tout ce qu'il écrit. Il écrit, même, pour découvrir cela qu'il ignore mais qu'une part de lui-même (cet autre qui est je) "sait" obscurément. Or, si l'écrivain est souvent écrit  par son propre texte, le traducteur, lui, écrit toujours sa traduction. C'est ce qui, au départ, différencie essentiellement les deux démarches. Alors que le travail d'écriture commence dans une sorte de "vide" dynamique, dans ce que j'ai appelé un "désir" sans objet ou aimanté par un objet confus, le travail de traduction part d'une connaissance la plus claire et la plus précise possible de son objet. Aussi, le traducteur doit-il être —est-il— d'une certaine façon plus intelligent que l'auteur qu'il traduit, puisque le chemin parcouru par ce dernier dans un état d'exaltation ou de conscience accrue, il doit le refaire, lui, en connaissance de cause avec les seuls outils de la claire conscience.  C'est, en tout cas, ce qui m'apparaît quand je compare mon double travail d'écrivain et de traducteur. Certains de mes livres, je ne sais littéralement pas comment je les ai écrits. Ils sont venus —aussi péniblement et difficilement qu'on voudra— mais ils sont venus. C'est tout (et c'est beaucoup). Par contre, je sais toujours très bien comment j'ai traduit tel livre; je me souviens de toute la peine qu'il m'a donnée et pourquoi. Ocnos  de Luis Cernuda, par exemple, avec cette transparence d'une prose qui, traduite telle quelle, devenait plate, ampoulée. Ou Nostalgie de la mort de Xavier Villaurrutia, dont les formes fixes assonancées ou rimées m'ont valu des mois d'un travail à la fois redoutable et exaltant. Jamais le texte que je traduis n'a donc, pour moi, ce caractère instable, immaîtrisé, obscur du texte que j'écris. Contraste que Borges, dans la préface déjà citée et avec l'humour faussement modeste qu'on lui connaît, résume à sa manière: "L'écrit original dissimule des omissions volontaires, une certaine vanité, une crainte de laisser deviner des processus de pensée que nous sentons dangereusement banals, un désir de conserver intacte au cœur de l'œuvre une infinie réserve d'ombre. La traduction, par contre, semble destinée à éclairer la discussion esthétique. Le modèle qu'on lui propose d'imiter est un texte évident, non pas un labyrinthe indistinct de projets abandonnés ni la tentation de facilité à laquelle on a momentanément succombé."
         D'où la difficulté de l'acte de traduire. D'où aussi l'exaltation, on l'a dit, qui peut l'accompagner. Mais, là, précisément, on quitte le domaine de la seule maîtrise, du seul savoir faire, pour aborder une seconde étape où le travail du traducteur semble rejoindre le travail de l'écrivain tel que je l'ai évoqué dans sa première phase. Alors que ce dernier, à l'inverse, est devenu, dans une seconde phase, beaucoup plus conscient. Comme si ces deux démarches ne se rapprochaient chaque fois que pour mieux se séparer. En effet, une fois le "premier jet" venu, toujours surprenant, toujours immaîtrisable, l'écrivain travaille avec toutes les ressources de son savoir et de sa conscience. Cela peut être long, délicat, difficile, le plus gros est fait. Pour le traducteur, au contraire, une fois établie la première version avec toutes les précautions et les scrupules nécessaires (exactitude lexicale, syntaxique, métrique etc.), le plus gros reste à faire: trouver un rythme qui sera non pas identique (tout rythme est singulier donc irrépétable) mais analogue, puisqu'il sera celui d'un autre  corps. Il y faut, à un moment ou à un autre, ce même état de vide dynamique, de perte, qui est celui-là même de l'écriture à son départ où quelque chose d'exaltant, effectivement, peut se produire: cette rencontre de deux subjectivités dans l'espace de leur différence.
        Etre fidèle, c'est donc et avant tout, être fidèle à soi-même dans l'accord avec l'autre. Un soi  qui ne préexiste pas mais qui se constitue dans l'acte de traduire comme il se constitue, pour l'écrivain, dans l'acte d'écrire. Car si, comme l'affirme profondément Humboldt, "toute compréhension est une non-compréhension: tout accord affectif ou intellectuel est une séparation", comprendre l'autre, c'est aussi ne pas le comprendre. C'est refuser de le com-prendre, de l'absorber, pour lui permettre de rester lui-même. Et c'est aussi, en retour, n'être pas compris, absorbé par lui, demeurer le sujet de sa propre énonciation — l'autre de l'autre. La traduction est cette divergence acceptée. Traduire, c'est s'installer dans l'espace de cette divergence et s'y maintenir. Afin que l'un restant l'un et l'autre restant l'autre, une véritable com-préhension puisse finalement s'établir.
                                     

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