• JUAN GELMAN

      VERS LE SUD ET AUTRES POÈMES

      Poésie/Gallimard, 2014

       


          L’œuvre poétique de Juan Gelman est considérable, aussi bien par son volume (une trentaine de titres à ce jour) que par ce qu’elle nous donne à entendre: une voix combative et fraternelle, blessée, traversée de fulgurances et de ténèbres, tendre et violente — l’une des plus justes  (au double sens) de la poésie hispano-américaine d’aujourd’hui.
          Pour le public français pourrait l’ignorer encore (malgré un volume de traductions déjà ancien et sept traductions récentes), rappelons que Juan Gelman est né à Buenos Aires en 1930 et mort à Mexico en janvier 2014. Poète, traducteur, journaliste, militant révolutionnaire, il quitte l’Argentine en 1975, menacé de mort, un peu avant que ne s’installe dans le pays, de 1976 à 1982, l’une des pires dictatures qu’ait connue l’Amérique Latine en ce siècle pourtant fertile en horreurs et atrocités. Le bilan en sera un pillage organisé de la nation par les militaires et les classes possédantes au nom de la lutte contre le “cancer rouge” et la défense de l’Occident chrétien, une économie ruinée et, surtout, la mise en place d’une industrie de la terreur fondée sur la pratique systématique de la torture qui vaudra au pays dévasté 30000 “disparus”, selon l’euphémisme rendu tristement célèbre par la langue de bois officielle. Juan Gelman ne fut évidemment pas épargné. Les militaires argentins séquestreront ses deux enfants et sa belle-fille enceinte. Son fils, Ariel, ne reparaîtra pas et c’est seulement tout récemment, après douze ans de recherches, qu’il finira par retrouver sa petite fille âgée de vingt-trois ans, née en prison, enlevée à sa mère et, comme c’était courant alors, clandestinement “adoptée” en toute impunité par les familles des militaires ou de leurs proches et donc coupée de toutes ses racines.
          Du plus profond de la douleur, la voix de Juan Gelman... Une voix qui ne s’apitoie pas, ne se prend pas aux sortilèges de sa propre souffrance. Une voix qui ne crie pas, n’invective pas, qui ne dénonce pas, mais qui témoigne. Et malgré les ténèbres, la peur, la mort, malgré tout ce qui nous entraîne dans cette chute interminable qu’est toute vie humaine, ce dont elle témoigne, c’est de quelque chose qui est là, qui ne veut pas se rendre. Quelque chose qui entre désespoir et fureur sarcasmes et humour, obstination et tendresse, remonte le courant, pousse vers la lumière, comme un arbre, un arbre qui grandit, « qui rêve le rêve où un coq, une pierre et la tristesse regardent le monde entier et le mettent dans la bouche d’un enfant pour que boive le soleil ».



      la table




      je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi
      se sont levés des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages /     sur moi
      ont chanté des oiseaux différents / ont fait leur nid des oiseaux / par exemple     ta voix
      a fait son nid / en moi précisément / belle et douce /

      là où j’ai brûlé silencieux / j’ai cru ou su
      que la main élue pour s’asseoir et dormir /
      la main qui jaillissait sur ton sein vers le sud /
      était ma main qui aujourd’hui erre par ici  bouche ouverte / folle / triste /

      pourquoi es-tu triste / petite main ? / pourquoi crépites-tu dans l’obscur sans     me laisser     dormir ?/
      te fais-tu main comme si une femme et un homme s’étreignaient dans un œuf     de lumière ? / comme un cygne
      qui jette son temps par la fenêtre ? / comme douce lettre qui me racles les os ? / main qui m’écris ? / pourquoi pleus-tu / main /

      avec étonnement ou vertu ? / deux lunes t’entourent /
      la lune de la nuit et la lune de l’âme /
      la lune de la lune et la lune de toi /
      main qui jaillit avec vérité / tu résonnes

      comme dimanche ou cloche /
      main qui m’a fait table /
      sur moi on couche les prisonniers de la dictature militaire /
      on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la révolution /

      on leur met 220 volts dans la bouche qui annonçait le règne de la révolution /
      la gégène sur la tête qui rêvait couchée sur les doux oreillers de la révolution
      la gégène sur les testicules qui frappaient aux porte de la révolution
      220 volts sur les lèvres des vagins / pulvérisant leurs ciels /

      les enfants ne vont plus sortir par là / ni les lyres / ni les chevaux sauvages /
      une haine pure va sortir par là / non pas des vols / petites frères /
      on torture le jus des vagins de mon pays /
      le jus de mon pays ressemble à une bête /

      il ressemble à king kong attrapant un aéroplane /
      il ressemble à un puits de sang qui arrose mon pays /
      il ressemble à un président militaire qui arrose /
      des vagins où un jour l’épouse eut un sommeil plus sûr /

      jouissance et effroi de l’âme / on les passe à la gégène sur moi /
      des soleils se sont levés sur moi / des nuits sont tombées / des lunes,     aujourd’hui tant
      de désolation / la bave de la peur / l’urine / les cris
      sur la table / certains

      trahissent la vie et se laissent tuer /
      d’autres trahissent les vivants et se laissent vivre /
      j’ai été pin / sur moi
      sont tombées des nuits / une ombre à présent

      secoue sa chevelure de lumière / salue
      avec son chapeau de chair et d’os /
      son chapeau est de miel /
      elle salue les compagnons de chair d’os et de miel




      nids

      à francesco


      les compagnons qui ont débarqué dans la mort
      ont la bouche pleine d’orangers
      plantés en plein milieu de leurs soirées /
      des arbrisseaux à qui ils donnaient à manger chaque fois

      qu’ils combattaient l’ennemi ou qu’ils rêvaient /
      avec l’écho et la rage de leurs coups de feu ils leur donnaient à manger /
      la petite tourterelle blessée d’amour faisait son nid dans les leurs coups de feu /
      les orangers ouvraient leurs branches et tombaient

      les crépuscules que les compagnons serraient pour qu’ils fassent silence /
      et qu’on entende la beauté qui viendra /
      les compagnons avaient un petit morceau de beauté qui viendra /
      il la laissaient tomber pour que tous sortent

      chercher la justice dans la rue /
      chercher le soleil pour ces froids du sud /
      les compagnons ont la bouche pleine de silence /
      comme de petits enfants sans nouvelles du lieu où la vie dodeline /

      les orangers s’ouvrent comme une fenêtre /
      les compagnons penchés regardent passer le temps
      qui transforme leur chair en cloche
      sonnant contre le vent du sud /


      autres écritures


      la nuit te cogne le visage comme les pieds de dieu /
      quelle est cette lumière qui monte de tes morts ? / vois-tu quelque chose
      à la lumière de cette lumière ? / que vois-tu ? de petits os
      soutenant l’automne ? / quelqu’un qui

      racle les murs du monde avec ses os ? / vois-tu plus ? /
      raclent-ils les murs de l’âme ? écrivent-ils
      « vive la lutte » ? raclent-ils
      les murs de la nuit ? écrivent-ils « vive l’âme » /

      raclent-ils le feu où j’ai brûlé où nous sommes morts / tous les compagnons ? / écrivent-ils ?
      dans le feu ? / dans la lumière ? / dans la lumière de cette lumière ? /
      à présent passent les compagnons la langue fermée /
      ils passent entre les pieds et les chemins des pieds /

      ils passent cousus à la lumière /
      ils raclent le silence avec un os /
      l’os écrit le mot « lutter » /
      l’os est devenu un os qui écrit /



      sur la poésie


      il y aurait deux choses à dire /
      que personne ne la lit beaucoup /
      que ce personne c’est très peu de gens /
      que tout le monde ne pense qu’au problème de la crise mondiale / et  

      au problème de manger tous les jours / il s’agit
      d’un sujet important / je me rappelle
      quand l’oncle juan est mort de faim /
      il disait qu’il ne se souvenait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /

      mais le problème vint plus tard /
      il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
      et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
      l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau /

      ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
      qu’on leur casse toujours les pieds /  
      qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes / et non
      des oisillons comme l’oncle juan / spécialement

      parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal /
      ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
      et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
      le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête / l’

      oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
      et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter /
      il entra dans le four en chantant cui-cui / on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment /
      et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte / mais

      pour en revenir à la poésie /
      les poètes aujourd’hui vont assez mal /
      personne ne les lit beaucoup / ce personne c’est très peu de gens /
      le métier a perdu son prestige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile

      d’obtenir l’amour d’une fille /
      d’être candidat à la présidence / d’avoir la confiance d’un épicier /
      d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits /
      un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers /

      et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers / de guerriers / de rois /
      ou simplement de poètes /
      ou les deux choses à la fois et il est inutile
      de se casser la tête à penser au problème /

      ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
      dans les plus étranges circonstances /
      l’oncle juan après sa mort / moi à présent
      pour que tu m’aimes





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    • Vient de paraître

      EXTRACTION DE LA PIERRE DE FOLIE

      traduction et postface Jacques Ancet

      Ypsilon éditeur


      CHANTEUSE NOCTURNE



      Joe, macht die Musik von damals nacht...

          Celle qui est morte de sa robe bleue, est là, à chanter. Elle chante imprégnée de mort au soleil de son ébriété. Á l’intérieur de sa chanson il y a une robe bleue il y a un cheval blanc, il y a un cœur vert tatoué des échos des battements de son cœur mort. Exposée à toutes les perditions, elle chante près d’une fillette égarée qui est elle-même : son amulette porte-bonheur. Malgré la brume verte sur ses lèvres et le froid gris sur ses yeux, sa voix ronge la distance qui s’ouvre entre la soif et la main qui cherche le verre. Elle, elle chante.




      VERTIGE OU CONTEMPLATION
      DE QUELQUE CHOSE QUI S’ACHÈVE



      Ce lilas perd ses feuilles.
      Du haut de lui-même il tombe
      et cache son ombre ancienne.
      Ces choses-là me feront mourir.

       


      LANTERNE SOURDE



          Les absents soufflent et la nuit est dense. La nuit a la couleur des paupières du mort.
          Toute la nuit je fais la nuit. Toute la nuit j’écris. Mot à mot j’écris la nuit.


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    • Adeline Olivier

      Pan de muraille, Alidades, 2011.

       

      LA STUPEUR ET L’ÉLAN

          La voix qui parle ici ne s’offre pas d’emblée. Fragmentaire, heurtée, allusive elle est difficile, comme essoufflée. Le tiret qui coupe, sépare, en est la seule ponctuation. La voix qui parle ici se cherche. Et d’abord, dans le mouvement d’une eau omniprésente à travers ces pages : du début (« Et l’orage — le ruisseau — que le chaos prend ») à la fin (« J’appelle — l’eau — qui court »). Une eau qui vous emporte, vous éblouit, mais où vous pouvez aussi vous perdre.
          Car, au commencement, il y a la perte — la noyade. « Après c’est la noyade » — dit-elle. Ou la pétrification. L’automne est un « coma » de feuilles. Un drame a eu lieu. Celui de l’amour ? « J’ai regardé mon amour / Qui allait / Á contre corps » Perdu, désiré, trouvé, perdu, on ne sait pas, cet amour occupe le centre du recueil et nous vaut une des rares visions éclaircies de ces pages , presque apaisées, malgré la tristesse,:

          Dans le rose et dans le bleu vous quittiez ma cuisine je vous regardais disparaître sous les arbres du seuil de la porte je voulais courir   vous     chercher marcher avec vous aller où vous alliez je  voulais  que  vous passiez vos mains dans mes cheveux vos mains dans mes cheveux

          Mais de cette vision, sort en même temps un cri muet qui donne à cette voix sa violence, sa fragilité — son intensité : « Ce cri / Au cri un chat qui le griffe / Ce chat c’est moi ce cri aussi / Dépecée — / ce qui m’ensauvage / en moi ».
          Cette voix essaie d’aller là où plus rien ne peut se dire. Elle cherche la cassure, le bord. Celui de cette falaise où se tenir avec la peur soudaine ? « Se tenir où la surprise effraie / Balcon sans rambarde ». Elle se heurte à ce qui obstrue comme cette muraille qui donne son titre au livre. La pan gris qui ferme (« C’est la fin qui dure, dure / C’est mourir — ce qui est »).
          Oui, quelque chose a eu lieu — un déchirement. Mais c’est aussi par lui que la voix se retrouve. Comme une voix d’enfant qui se (re)met à parler. On l’écoute. Elle dit que par-delà la brisure, la perte, il y a ce mouvement qui vous traverse, vous ouvre. A quoi ? On ne sait pas.  Au monde, peut-être :

          J’ai perdu conscience — je suis mouvement — à nouveau
          J’appelle — l’eau — qui court
          Dans les longs prés jaunes de l’automne — les vaches meuglent

          La voix qui parle ici est comme un ruisseau — elle est ce ruisseau, tantôt, sauvage, violent, tantôt immobile, obscur, tantôt léger, miroitant. Qui vous prend, vous emporte et vous laisse, dans la stupeur et l’élan des choses qui commencent.



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